IX

Lorsque Kister entra dans le salon de Perekatof, Maria l’accueillit avec une physionomie si riante et si épanouie, et lui serra si amicalement la main, que le jeune cornette sentit son cœur se dilater dans une émotion de joie. Mais, sans prononcer un mot, Maria sortit presque immédiatement. Serge, assis sur le divan, faisait une patience. Il engagea lui-même l’entretien ; mais, à peine avait-il commencé à parler, selon son habitude, des qualités de son chien, que Maria rentra, avec une ceinture de couleur, une ceinture qui plaisait particulièrement à Kister. Nenila entra en même temps et témoigna à Théodore une vive satisfaction de le revoir.

Le dîner fut très gai. Serge, s’enhardissant, se mit à raconter une des joyeuses fredaines de son jeune temps, chose qu’il ne faisait jamais pourtant sans détourner la tête comme une autruche, de peur de rencontrer le regard de sa femme.

« Allons nous promener, dit après dîner Maria à Kister avec cette voix insinuante à laquelle on ne résiste pas. J’ai besoin de vous parler de choses graves, très graves, ajouta-t-elle d’un ton solennel, en mettant ses gants de Suède. Maman, venez-vous avec nous ?

– Non, répondit Nenila.

– Eh bien, nous partons.

– Et où allez-vous ?

– À Dolgui-Lougue.

– Prenez avec vous Tanioucha.

– Tanioucha ! Tanioucha ! » s’écria la jeune fille en sautillant avec la légèreté d’un oiseau.

Un instant après elle se dirigeait avec Kister vers Dolgui-Lougue. En passant par le pâturage, elle donna à manger à sa génisse favorite, la prit par la tête, et obligea Kister à la caresser. Elle était toute joyeuse et causait beaucoup. Kister attendait avec impatience la grave confidence qu’elle lui avait annoncée. La femme de chambre se tenait à une distance respectueuse, et, de temps à autre, regardait finement sa maîtresse.

« Vous êtes fâché contre moi, Kister ? dit la jeune fille.

– Contre vous, Maria ? Et pourquoi donc ?

– Il y a trois jours… vous vous rappelez ?…

– Vous n’étiez pas de bonne humeur, voilà tout.

– Pourquoi marchons-nous ainsi séparément ? Donnez-moi le bras… Oui, voilà tout. Mais, vous non plus, vous n’étiez pas de bonne humeur.

– C’est vrai.

– Aujourd’hui vous me trouvez plus gaie, n’est-ce pas ?

– Oui, il me semble qu’aujourd’hui…

– Et savez-vous pourquoi ? ajouta-t-elle en secouant la tête et sans regarder le cornette. Moi, je le sais : c’est parce que je suis avec vous. »

Kister lui serra vivement la main.

« Mais pourquoi ne m’interrogez-vous pas ?

– Sur quoi ?

– Ne faites pas l’hypocrite… sur ma lettre.

– J’attendais…

– Oui, poursuivit-elle, je suis contente d’être avec vous, parce que vous êtes bon, doux, parce que vous n’êtes pas en état de… parce que vous avez de la délicatesse. Je puis vous dire à vous ces mots en français, vous comprenez le français. »

Kister comprenait le français, mais il ne comprenait pas trop Maria.

« Tenez, cueillez-moi cette fleur… celle-là qui est si jolie. »

Elle prit la fleur, la contempla un instant, puis soudain, dégageant son bras de celui de Kister, la lui mit en souriant à sa boutonnière. En ce moment, ses jolis doigts touchaient presque les lèvres du jeune homme. Il les regardait ; puis il leva les yeux sur elle. Alors elle inclina la tête comme pour lui dire :

« Je vous le permets. »

Kister baisa l’extrémité de ses gants.

Cependant ils approchaient du bois. Soudain Maria devint pensive et silencieuse. Ils arrivèrent à l’endroit où elle avait rencontré Loutchkof. L’herbe foulée aux pieds ne s’était pas encore relevée ; les rameaux abattus par la cravache du capitaine se flétrissaient ; les petites feuilles de l’arbuste qu’il avait brisé pendaient tristement. Maria jeta un regard de côté et d’autre ; puis, se retournant vers Kister :

« Savez-vous, lui demanda-t-elle, pourquoi je vous ai amené ici ?

– Non.

– Ah !… Mais pourquoi donc ne me parlez-vous pas aujourd’hui de votre ami M. Loutchkof, dont vous faisiez si souvent l’éloge ? »

Le cornette baissa les yeux et ne répondit pas.

« Savez-vous, reprit Maria, non sans un certain effort, que je lui avais donné hier, ici même, un rendez-vous ?

– Oui, répliqua tristement Kister, je le savais.

– Vous le saviez ?… Maintenant je comprends pourquoi il y a trois jours… M. Loutchkof, à ce qu’il paraît, s’était hâté de se vanter de ses conquêtes. »

Kister allait répondre.

« Pas d’objection ! dit-elle ; le capitaine est votre ami. Vous voudriez peut-être le défendre ?… Ah ! vous connaissiez ce rendez-vous. Et pourquoi donc ne m’avez-vous pas empêchée de faire une telle sottise ? Pourquoi ne m’avez-vous pas prise par l’oreille comme un enfant ?… Vous connaissiez cette folie… Cela vous était donc indifférent ?

– Non ; mais de quel droit aurais-je ?…

– Quel droit ? Le droit d’un ami ; mais il est aussi votre ami… Cela me fait de la peine… Cet homme s’est conduit hier d’une façon… »

Maria se détourna : les yeux du cornette étincelaient, son visage avait pâli.

« Ne vous fâchez pas… Écoutez, Théodore, ne vous fâchez pas ; tout est pour le mieux. Je suis très contente d’avoir eu hier cet éclaircissement. Pourquoi pensez-vous que je vous parle ainsi ? parce que j’ai à me plaindre de M. Loutchkof ? Non, je ne veux pas m’en souvenir ; mais je suis coupable envers vous, mon bon Kister. Je veux m’expliquer… je veux vous prier de me pardonner et vous demander conseil. Vous vous êtes conduit envers moi si franchement ! je suis si à mon aise avec vous ! Vous n’êtes pas un Loutchkof.

– Loutchkof est disgracieux et grossier, répliqua Kister ; mais…

– Comment ! mais ! Osez-vous employer cette restriction ? Il est disgracieux, et grossier, et méchant, et vaniteux, entendez-vous ?

– Vous parlez sous l’influence de la colère, Maria, murmura Théodore.

– Quelle colère ? Regardez-moi, ai-je l’air d’être en colère ? Écoutez, pensez de moi ce que vous voudrez ; mais si vous pouviez supposer qu’aujourd’hui je me rapproche de vous par esprit de vengeance, oh ! alors, je serais profondément irritée… »

En prononçant ces mots, la jeune fille avait des larmes dans les yeux.

« Soyez franche, Maria.

– Oh ! le vilain homme ! le méchant homme ! Mais regardez-moi donc : est-ce que je ne suis pas franche avec vous ? est-ce que vous ne lisez pas au fond de mon cœur ?

– Eh bien, je vous crois, repartit Kister ; mais dites-moi ce qui vous a portée à donner ce rendez-vous à Loutchkof ?

– En vérité, je ne le sais pas moi-même ; il voulait me parler en tête-à-tête. Je me disais qu’il n’avait pas encore eu l’occasion de s’expliquer. Maintenant il l’a eue, et maintenant, je vous le déclare, il est possible que ce soit un être extraordinaire ; mais il est sot, vraiment ; il ne peut pas proférer deux mots, et il est fort impoli… Au reste, je ne dois pas trop l’accuser… Il m’a peut-être considérée comme une folle étourdie et sans raison. Je ne lui ai presque jamais parlé… il excitait ma curiosité, et je pensais qu’il avait conquis votre amitié…

– De grâce, s’écria Théodore, ne le regardez pas comme mon ami.

– Je ne veux pas vous désunir.

– Ô Dieu ! je suis prêt à vous sacrifier non seulement mes amis, mais encore… Entre Loutchkof et moi tout est fini. »

Maria l’observa attentivement.

« Eh bien, reprit-elle, que le ciel le garde ! Ce qui s’est passé me servira de leçon : c’est moi qui ai failli. Pendant plusieurs mois j’ai vu chaque jour un homme spirituel et bon, doux et affectueux, qui… » Maria hésita un instant, puis elle continua : « qui… à ce qu’il me semble, avait un peu de penchant pour moi ; et moi, folle que je suis, je lui ai préféré… non, je n’ai pas préféré, mais… »

Elle baissa la tête d’un air confus et se tut. Kister éprouvait une étrange émotion.

« Est-il possible ? » se disait-il en lui-même.

« Maria Serjeievna ! »

La jeune fille releva le front et le regarda avec des yeux pleins de larmes.

« Vous ne devinez pas, dit-elle, de qui je veux parler ? »

Théodore lui tendit la main. La jeune fille la saisit avec empressement.

« N’est-ce pas, lui dit-elle, que vous êtes mon ami, mon fidèle ami ? Eh quoi ! vous ne répondez pas ?

– Je suis votre ami, vous le savez, murmura-t-il.

– Et vous ne me condamnez pas ? vous me pardonnez ? Vous me comprenez ? Vous ne vous moquerez pas de cette pauvre fille qui un jour donne un rendez-vous à l’un, et le lendemain cause avec un autre… comme je cause avec vous ? N’est-ce pas, vous ne vous moquerez pas de moi ? »

Un vif incarnat brillait sur les joues de Maria, et ses deux mains s’appuyaient sur le bras de Kister.

« Me moquer de vous ! répondit Théodore. Moi ! moi ! je vous aime !… je suis amoureux de vous. »

La jeune fille se couvrit le visage de ses mains.

« Ne le savez-vous donc pas, que depuis longtemps je vous aime ? »

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