VIII

Ce que l’on appelait Dolgui-Lougue était un vaste champ situé sur la rive droite du Snèjeda, à une verste environ de la demeure de Perekatof. La rive gauche, couverte d’un épais taillis de chênes, descendait par une pente abrupte vers la rivière, à la surface de laquelle une quantité d’herbes aquatiques formaient une sorte de réseau qui la couvraient entièrement, à l’exception de quelques flaques, séjour constant d’une foule de canards sauvages. À une demi-verste environ de cette rivière, à droite du côté de Dolgui-Lougue, s’élevait une colline parsemée de noisetiers, de vieux bouleaux et d’autres arbres.

Le soleil était couché. Le moulin bruissait au loin, et ce bruit paraissait tantôt plus faible, tantôt plus fort, selon les bouffées du vent. Les chevaux du haras seigneurial paissaient nonchalamment dans la plaine. Un berger errait en chantant près d’un troupeau de moutons affamés, les chiens couraient en jappant après les corbeaux pour se désennuyer.

Loutchkof se promenait dans le bois, les bras croisés. Son cheval, qu’il avait attaché à un arbre, trépignait avec impatience et répondait aux hennissements des juments. Avdieï s’irritait et s’emportait selon sa coutume. N’étant pas encore sûr de l’amour de Maria, il était mécontent d’elle, mécontent de lui-même ; cependant son agitation dominait son mécontentement. Il s’arrêta enfin sous les rameaux d’un noisetier et en abattit les feuilles avec sa cravache. Soudain il entend un frôlement, il lève la tête ; à dix pas de lui est Maria, le visage empourpré par sa marche rapide, sans gants, un chapeau sur la tête et un fichu blanc noué à la hâte autour de son col. Elle baissa les yeux et parut hésiter un instant.

Avdieï s’avança vers elle d’un air gauche et avec un sourire forcé.

« Que je suis heureux ! murmura-t-il d’une voix à peine intelligible.

– Moi, je suis très contente de vous rencontrer, se hâta de dire la jeune fille. Je viens souvent ici me promener le soir, et… »

Le capitaine ne lui permit pas de continuer, dans son sentiment de pudeur, son innocent mensonge.

« Il me semble, reprit-il d’un ton grave, qu’il vous a plu vous-même…

– Oui, oui… répondit-elle précipitamment. Vous désiriez me voir… vous vouliez… »

Elle ne put en dire davantage, et Loutchkof également se taisait.

Maria leva timidement les yeux.

« Pardonnez-moi, dit-il sans la regarder. Je suis un homme tout simple, et n’ai pas l’habitude de faire des déclarations aux femmes… Je… je désirerais vous dire… mais il me semble que vous n’êtes pas disposée à m’entendre.

– Parlez.

– Vous l’ordonnez… Eh bien, je vous dirai franchement que depuis longtemps, depuis que j’ai eu l’honneur de vous connaître… »

Il s’arrêta. Maria attendait la fin de son discours.

« Au reste, reprit-il, je ne vois pas pourquoi je vous parle ainsi. On ne peut changer son sort.

– Quel sort ?

– Je le sais, répliqua Avdieï d’un air sombre ; je suis accoutumé à subir ses rigueurs. »

Il semblait à Maria qu’en ce moment le capitaine n’avait pas trop le droit de se plaindre de sa destinée.

« Il y a de bonnes âmes dans le monde, lui dit-elle en souriant… peut-être trop bonnes.

– Oui, Maria Serjeievna, vous m’en faites souvent souvenir, et je sais apprécier votre bonté… Je… je… Vous ne vous fâcherez pas ?

– Non. Que voulez-vous dire ?

– Je veux dire que vous me plaisez, Maria Serjeievna…, que vous me plaisez beaucoup…

– Je vous remercie bien, reprit la jeune fille confuse, le cœur serré par une impression d’attente et de frayeur. Mais voyez donc, monsieur Loutchkof, quel beau tableau ! »

Elle lui montrait la forêt voilée déjà par de grandes ombres, et d’un autre côté irradiée par les derniers rayons du soleil.

« C’est très beau, en effet, » murmura le capitaine, qui se réjouissait intérieurement de cette subite interruption dans sa déclaration.

Il était debout près de Maria.

« Vous aimez la nature, lui dit-elle tout à coup en le regardant avec ce doux, affectueux et curieux regard qui, de même que le son argentin de la voix, n’appartient qu’aux jeunes filles.

– La nature…, balbutia Loutchkof…, assurément… assurément. Il m’est agréable de me promener le soir, quoique je ne sois qu’un soldat et que je n’entende rien aux sentimentalités. »

Il répétait souvent qu’il n’était qu’un soldat.

Maria continuait à contempler en silence la prairie.

« Quelle singulière situation ! pensa Loutchkof ; si je m’en allais ? allons ! quelle folie. Hardi !… Excusez-moi, dit-il d’un ton qui ressemblait à celui de la plaisanterie ; mais je voudrais savoir de mon côté ce que vous pensez de moi…, si vous n’éprouvez pas aussi quelque chose… »

– Dieu ! qu’il est maladroit ! se dit Maria… Mais ne savez-vous pas, monsieur Loutchkof, lui répliqua-t-elle, que les femmes ne répondent jamais d’une façon positive à des demandes positives ?

– Cependant…

– Quoi donc ?

– Permettez… je voudrais savoir…

– Mais vous, dites-moi, n’est-il pas vrai que vous êtes un grand duelliste ? Dites la vérité, ajouta-t-elle avec une naïve curiosité. On affirme que vous avez tué plus d’un homme.

– Cela m’est arrivé, répondit négligemment Avdieï en se tirant les moustaches.

– Et c’est cette main-là qui… »

Cependant le sang de Loutchkof commençait à s’échauffer. Depuis plus d’un quart d’heure, une jeune fille était là devant lui…

« Mademoiselle, dit-il d’une voix brusque et dure, vous connaissez à présent mes sentiments, vous savez pourquoi j’ai désiré vous voir… Vous avez été assez bonne pour… Dites-moi à présent ce que je puis espérer. »

Maria tournait entre ses doigts un œillet. Elle regarda Avdieï de côté, rougit, et lui répondit en souriant :

« Vous dites des folies. »

Puis elle lui donna l’œillet. Le capitaine lui saisit la main.

« Vous m’aimez donc ? » s’écria-t-il.

La jeune fille se sentit comme glacée par la peur. Elle ne songeait pas à faire un aveu à Loutchkof, elle ne savait pas elle-même si elle l’aimait, et voilà qu’il veut l’obliger à se déclarer… il ne la comprend donc pas ?

Cette pensée surgit tout à coup avec la rapidité de l’éclair dans l’esprit de Maria. Dans son inexpérience, elle ne s’était pas attendue à un si vif dénouement. Tout le jour elle s’était demandé :

« Loutchkof m’aime-t-il ? »

Elle avait rêvé à une jolie promenade à faire dans la soirée, à un agréable mais très convenable entretien. Elle voulait coqueter un peu, apprivoiser cet être sauvage, lui donner sa main à baiser, et, au lieu de ce joli petit programme…, au lieu de cette innocente fin de soirée, tout à coup elle sentit sur ses joues les lèvres brûlantes, du ferrailleur.

« Soyez heureuse ! lui disait-il : il n’y a qu’un bonheur en ce monde. »

Maria, effrayée, se jeta de côté, et, toute pâle et frissonnante, s’appuya contre un bouleau.

Avdieï était confondu.

« Pardonnez-moi, murmura-t-il en s’avançant vers elle…, je ne songeais pas en vérité… »

Maria le regarda fixement sans pouvoir prononcer un mot. Un sourire désagréable errait sur les lèvres du capitaine, et des taches rouges éclataient sur son visage.

« Que craignez-vous ? lui dit-il. Ne voilà-t-il pas une belle affaire ! Entre nous, tout n’est-il pas ?… »

Maria gardait le silence.

« Voyons ! quelle niaiserie ! En voilà assez. »

À ces mots il lui tendit la main. La jeune fille se souvint de la recommandation du cornette :

« Prenez garde. »

Elle mourait de peur. Cependant elle put crier d’une voix assez distincte :

« Tanioucha. »

D’un des groupes de noisetiers sortit une robuste femme de chambre.

Avdieï frémit. Maria, tranquillisée par la présence de sa domestique, ne quittait plus sa place. Mais le ferrailleur tremblait de colère ; ses yeux étincelaient, ses poings se serraient, et il éclata d’un rire convulsif.

« Bravo ! bravo ! s’écria-t-il ; c’est à merveille, il n’y a rien à dire. »

La jeune fille était stupéfaite.

« Je vois, reprit-il, que vous avez pris vos précautions. La prudence est une bonne chose, les femmes savent l’employer. Les jeunes filles de notre temps sont plus habiles que les vieillards. Il est beau votre amour !

– Je ne sais, répliqua Maria, qui vous a donné le droit de me parler d’amour ?

– Qui ? Vous-même. »

Il sentait qu’il se perdait, mais il ne pouvait se contenir.

« J’ai agi étourdiment, répondit Maria ; j’ai cédé au désir que vous m’exprimiez. Je comptais sur votre délicatesse, et, comme vous ne comprenez pas le français, je vous dirai son synonyme en russe. »

Avdieï pâlit. La jeune fille venait de le blesser au cœur.

« Il est possible, répliqua-t-il, que je ne comprenne pas le français ; mais ce que je comprends, c’est qu’il vous a plu de vous moquer de moi…

– Non, pas le moins du monde ; au contraire, je vous plains.

– Ne me parlez pas, s’il vous plait, de vôtre pitié ! s’écria avec emportement Loutchkof ; je n’en ai que faire.

– Monsieur Loutchkof !

– Ne prenez pas vos airs de princesse ; c’est une peine inutile, ils ne m’intimident pas. »

Maria fit rapidement quelques pas en arrière et se retira.

« Faut-il, lui cria le capitaine, vous envoyer votre sentimental berger Kister ? »

Avdieï perdait la tête.

Ne serait-ce pas cet ami qui vous a prévenue ?… »

Maria ne lui répondit pas et s’éloigna agitée, effrayée encore, mais joyeuse. Il lui semblait qu’elle s’éveillait d’un songe pénible dans une chambre sombre, elle revoyait le soleil et respirait l’air libre.

Avdieï, en proie à une sorte de frénésie, promena quelques instants un regard effaré de côté et d’autre, brisa dans sa rage un jeune arbuste ; puis il s’élança sur son cheval, et l’éperonna si rudement et le tortura de telle sorte, que la pauvre bête, ayant franchi un espace de huit verstes en un quart d’heure, faillit périr le soir même.

Jusqu’à minuit, Kister attendit en vain le capitaine. Le lendemain matin il se rendit chez lui. Le domestique lui dit que son maître dormait et avait fait défendre sa porte.

« Mais moi, dit Kister, n’a-t-il pas demandé à me voir ?

– Non, » répondit le domestique.

Le cornette erra quelques instants, très tourmenté dans la rue, puis rentra chez lui. Son planton lui remit une lettre.

« D’où vient cette lette ? demanda-t-il.

– Du village de Perekatof » Kister sentit ses mains trembler.

« On vous envoie des compliments, reprit le domestique, et on attend la réponse. Faut-il donner un verre d’eau-de-vie au messager ? »

Kister déplia lentement la lettre et lut :

« Cher bon Théodore Théodorovitch, j’ai besoin, grand besoin de vous voir. Venez aujourd’hui, si c’est possible.

Ne refusez pas de vous rendre à ma prière ; je vous l’adresse au nom de notre vieille amitié. Si vous saviez… mais vous saurez tout…

« Au revoir bientôt, n’est-ce pas ?

« MARIA.

« P. -S. Venez sans faute aujourd’hui. »

« Ainsi, reprit le planton, vous me permettez de donner un verre d’eau-de-vie au messager ? »

Kister, absorbé dans sa rêverie, regarda son domestique et ne répondit pas. Le domestique sortit et dit à celui qui avait apporté la lettre :

« Mon maître m’a ordonné de te faire boire de l’eau-de-vie et d’en boire avec toi. »

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