X

Un soir de juin, on nous annonça Martin Pétrovitch. Nous ne l’avions pas vu depuis plus de huit jours, mais comme il ne faisait jamais de visites aussi tardives, ma mère se montra fort surprise.

– Il est arrivé quelque chose, dit-elle à demi-voix.

À peine entré, Kharlov se laissa choir sur une chaise près de la porte ; son visage, envahi par une pâleur inaccoutumée, avait une expression tellement soucieuse que ma mère ne put se défendre de répéter à haute voix l’exclamation qui venait de lui échapper. Martin Pétrovitch leva sur elle ses petits yeux et, après un long silence coupé seulement d’un profond soupir, finit par déclarer qu’il était venu… pour une affaire… qui… de telle nature… que…

Après avoir marmotté ces paroles incohérentes, il se leva brusquement et sortit. Ma mère sonna et donna ordre à un domestique de le ramener, coûte que coûte, mais il était déjà loin.

Le lendemain matin, ma mère, que la conduite bizarre de Martin Pétrovitch et l’expression anxieuse de ses traits avaient également surprise et même troublée, allait lui dépêcher un exprès, lorsqu’il apparut en personne ; il semblait, cette fois, plus tranquille.

– Ah çà, mon cher, s’écria-t-elle dès qu’elle l’aperçut, que t’arrive-t-il donc ? Sais-tu qu’hier je me suis demandé toute la soirée : « Seigneur mon Dieu, le bonhomme ne serait-il pas déjà tombé en enfance ? »

– Je ne suis pas homme à tomber en enfance, madame, rétorqua Martin Pétrovitch, mais j’ai besoin de vous consulter.

– Sur quoi ?

– Seulement je crains fort, ce faisant, de vous importuner…

– Parle, mon cher, parle, mais plus simplement, je t’en supplie. À quoi bon « ce faisant » ? Ne m’agace pas… Aurais-tu encore un accès de mélancolie ?

Kharlov se renfrogna.

– Non, cela ne m’arrive qu’à la nouvelle lune. Mais permettez-moi de vous demander, madame, ce que vous pensez de la mort.

– De quoi ? fit ma mère avec un geste d’effroi.

– De la mort. Peut-elle, cette mort, épargner qui que ce soit dans ce bas monde ?

– Quelle est cette nouvelle lubie ? Personne de nous n’est immortel, et toi-même, tout géant que tu sois né, tu auras quand même une fin.

– Hé oui, j’en aurai une ! s’écria Kharlov en baissant la tête. J’ai eu récemment une vision nocturne, reprit-il d’une voix sourde.

– Tu dis ?

– Une vision nocturne, répéta Kharlov. Je suis un « voyant ».

– Toi ?

– Moi. Vous ne le saviez pas ?

Kharlov poussa un soupir.

– Eh bien, voilà… Il y a de cela un peu plus d’une semaine, le dernier jour gras avant la Saint-Pierre, je m’étais étendu après dîner sur mon divan, histoire de me reposer, et le sommeil me prit sans crier gare ! Tout à coup, je vois entrer dans ma chambre un poulain noir qui se met à jouer et à me montrer les dents. Un poulain noir comme un bousier.

Kharlov se tut.

– Eh bien ? demanda ma mère.

– Et voilà que ce même poulain se retourne et me lance une ruade dans le coude gauche, juste à l’endroit sensible !… Je me réveille : mon bras ne fonctionne plus et ma jambe pas davantage. « Bon, me dis-je, me voilà paralysé ! » Cependant, au bout d’un moment, le mouvement m’est revenu ; seulement des fourmis m’ont longtemps couru dans les jointures et elles courent encore. Dès que j’ouvre la paume de la main, elles se mettent à courir.

– Mais, mon ami, tu t’étais tout simplement couché sur ton bras.

– Non, madame, non, ce n’est pas ce qu’il vous plaît de dire ! C’est un avertissement, c’est ma mort qui m’est annoncée.

– Quelle idée !

– Un avertissement, vous dis-je : sois prêt, créature périssable ! En conséquence, madame, voilà ce que j’ai à vous faire savoir sans perdre un instant. Ne voulant pas, poursuivit Kharlov en criant de toute la force de ses poumons, que cette mort me prenne au dépourvu, je me suis résolu à partager de mon vivant tout mon bien entre mes deux filles Anne et Eulampie de la façon que le Seigneur m’inspirera.

Martin Pétrovitch s’arrêta, poussa un gémissement et ajouta :

– Sans perdre un instant.

– Eh mais, c’est une idée raisonnable, dit ma mère ; seulement ne vas-tu pas un peu vite en besogne ?

– Et comme je désire en cette même affaire, continua Kharlov en élevant encore la voix, observer l’ordre et la légalité voulue, j’ai l’honneur de prier monsieur votre jeune fils Dmitri Sémionovitch – quant à vous, madame, je n’ose pas vous déranger – je prie, dis-je, monsieur votre fils – et quant à mon parent Bytchkov, je le lui prescris comme un devoir – d’assister à la lecture de l’acte et à la mise en possession de mes deux filles, Anne, mariée et Eulampie, célibataire ; laquelle cérémonie doit avoir lieu après-demain, à la douzième heure du jour, dans mon propre domaine de Ieskovo, alias Kozioulkine, avec la participation des autorités en exercice, lesquelles ont déjà reçu l’invitation de s’y rendre.

Martin Pétrovitch eut beaucoup de peine à achever cette longue tirade, qu’il avait évidemment apprise par cœur et qu’interrompirent de fréquents gémissements. Il semblait n’avoir pas assez d’air dans la poitrine. Son visage était redevenu cramoisi et il essuya plusieurs fois la sueur qui coulait de son front.

– Comment, tu as déjà rédigé l’acte de partage ? demanda ma mère. Où as-tu trouvé le temps ?

– Je n’ai ni bu… oh !… ni mangé… jusqu’à ce qu’il soit…

– Tu l’as écrit toi-même ?

– Volodka… oh !… m’a aidé.

– As-tu présenté ta requête ?

– Oui, et après y avoir fait droit, la cour suprême en a avisé le tribunal de district, lequel a aussitôt nommé une délégation chargée d’opérer la transmission de bien en bonne et due forme.

Ma mère sourit.

– Allons, Martin Pétrovitch, je vois que tu n’as épargné ni ton temps, ni ton argent.

– Certes non, madame.

– Et tu appelles ça : venir me consulter !… Eh bien, soit, Dmitri peut y aller, Souvenir également, et je prierai Kwicinski de les accompagner… Et Gavril Fédoulitch, tu ne l’as pas invité ?

– Si fait… Monsieur Jitkov a reçu, lui aussi, un avertissement. En tant que fiancé, il y avait droit.

L’éloquence de Martin Pétrovitch était sans doute épuisée. De plus, j’avais depuis longtemps l’impression qu’il voyait sans complaisance le mari que ma mère destinait à sa seconde fille : peut-être rêvait-il d’un parti plus reluisant pour sa chère petite Eulampie.

Il se leva lentement de sa chaise et tira sa révérence.

– Grand merci pour votre consentement, dit-il.

– Qu’est-ce qui te presse ? demanda ma mère. Attends donc, je vais te faire servir à déjeuner.

– Vous êtes bien honnête, madame, mais je ne puis pas. Il faut que je retourne chez moi.

Il gagna la porte à reculons et allait la franchir de guingois, suivant son habitude.

– Attends, te dis-je, insista ma mère, est-ce que vraiment tu donnes tout ton avoir à tes filles sans rien te réserver ?

– Mais, bien sûr.

– Et toi, où vivras-tu ?

La question ébahit si bien Kharlov qu’il en leva les bras en l’air.

– Où je vivrai ? Mais dans ma maison, comme je l’ai fait jusqu’au jour d’aujourd’hui… Quel changement voulez-vous qu’il y ait ?

– Es-tu donc tellement sûr de tes filles et de ton gendre ?

– De qui ? De ce freluquet de Volodia ? Mais c’est une chiffe que je ferai toujours tourner et virer à ma guise. Il a juste le droit de se taire. Et quant à elles, à mes filles, n’ont-elles pas le devoir de me nourrir, de m’habiller, de me chausser jusqu’à mon dernier souffle ?… Du reste, je ne leur serai pas longtemps à charge… La mort est là qui me guette.

– Nul ne connaît l’heure de sa mort, Dieu seul en est maître, objecta ma mère. Quant à tes filles, c’est en effet leur devoir ; seulement, excuse-moi, Martin Pétrovitch, ton aînée est une pimbêche, chacun le sait, et ta cadette a un regard de loup.

– Que dites-vous là, Natalie Nicolaïevna ! s’écria Kharlov. Quoi… qu’elles… que mes filles… manquent à l’obéissance !… Mais l’idée ne leur en viendra jamais, pas même en rêve… Comment !… résister ?… à qui ? à leur père ! Croyez-vous que ma malédiction se ferait attendre ? Elles ont passé toute leur vie dans la crainte et la soumission ; et vous voudriez que tout à coup… Seigneur, mon Dieu !…

Kharlov suffoquait d’indignation ; ma mère s’empressa de le calmer.

– C’est bon, c’est bon… Seulement je n’arrive toujours pas à comprendre la raison de ce partage immédiat. Tout ne doit-il pas leur revenir un jour ? Sans doute est-ce encore là un tour de ta mélancolie.

– Eh, ma chère dame, riposta non sans dépit Kharlov, vous me jetez toujours ma mélancolie à la tête ! Que viennent faire ici mes humeurs noires, quand je me sens poussé par une force d’en haut ?… La raison de ce partage immédiat, madame, c’est que je désire, moi en personne et « de mon vivant », fixer ce qui revient à chacune d’elles, et que chacune d’elles ayant reçu sa part, s’en montre reconnaissante et, ce que son père et bienfaiteur aura décidé, qu’elle le tienne pour une grâce particulière…

La voix de Kharlov s’altéra de nouveau.

– Assez, mon ami, assez, l’interrompit ma mère ; sans cela le poulain noir pourrait bien apparaître de nouveau.

– Oh, oh ! gémit Kharlov. Je vous en supplie, Natalie Nicolaïevna, ne me parlez pas de lui. C’est ma mort qui est venue me prendre… Sur ce, je suis bien votre serviteur… Quant à vous, mon jeune monsieur, j’aurai l’honneur de vous attendre après-demain chez moi.

Martin Pétrovitch sortit. Ma mère le regarda s’éloigner avec un hochement de tête qui en disait long.

– Voilà qui ne promet rien de bon, murmura-t-elle, non vraiment, rien de bon. As-tu remarqué, ajouta-t-elle à mon adresse, que pendant tous ses discours il n’a cessé de cligner comme s’il avait le soleil dans les yeux ? C’est signe qu’il en a gros sur le cœur et qu’un malheur le menace… Allons, tu iras chez lui après-demain avec Souvenir et Vincent Ossipovitch.

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