XXXI

Je m’étais informé d’Eulampie auprès de notre arbitre : depuis sa disparition elle n’avait plus jamais donné signe de vie et sans doute, me dit le brave homme, doit-elle « hanter maintenant les célestes parvis ».

En dépit de cette affirmation, je suis certain d’avoir vu Eulampie ; voici dans quelles circonstances.

Quatre années environ après mon entrevue avec Anne Martinovna, je m’étais établi pour la belle saison à Mourino, villégiature des environs de Saint-Pétersbourg, fréquentée surtout par la classe moyenne. À cette époque la chasse autour de Mourino était assez bonne et presque tous les jours je sortais avec mon fusil. J’avais pour compagnon un certain Vikoulov, bon garçon, pas sot du tout, mais « perdu de mœurs », ainsi qu’il se plaisait à le dire. Où cet homme n’avait-il pas été et que n’avait-il pas été ! Rien ne pouvait le surprendre, il avait tout expérimenté pour s’en tenir finalement à la chasse et à l’eau-de-vie. Or, un jour que nous revenions à Mourino, nous eûmes à passer devant une maison isolée qui s’élevait près d’un carrefour et qu’entourait une palissade haute et serrée. Ce n’était pas la première fois que je voyais cette maison et chaque fois son aspect revêche, verrouillé, mystérieux, provoquait ma curiosité : on eût dit une prison ou un hôpital. De la route on ne pouvait distinguer que le toit à angle aigu peint d’une couleur sombre. Il n’y avait qu’une seule porte tout le long de la palissade et cette porte elle-même semblait barricadée. Aucun bruit ne s’élevait jamais de cet enclos et cependant on le sentait habité et même prêt à soutenir un siège, tant s’y devinait ferme, solide et bien en place.

– Qu’est-ce que cette forteresse ? demandai-je à mon compagnon.

Vikoulov cligna de l’œil d’un air malicieux.

– Drôle de bâtisse, hein ? Elle rapporte gros à notre ispravnik.

– Comment cela ?

– Avez-vous entendu parler des « hommes de Dieu », de ces sectaires qui se donnent le nom de « Christs » et que par dérision le peuple appelle des « Khlysts » des flagellants ?

– Certainement.

– Eh bien, c’est ici qu’habite leur mère supérieure.

– Vous dites ?

– Leur mère supérieure, la principale de ces femmes qu’ils appellent des « mères de Dieu ».

– Pas possible !

– C’est comme je vous le dis. Paraît que celle-ci n’est pas commode et qu’elle les mène à la baguette. Et elle vous remue des milliers de roubles, la mâtine !… Si j’étais le maître, voyez-vous, toutes ces saintes mères passeraient un mauvais quart d’heure !

Il appela son Pommelé, un chien extraordinaire qui, bien que doué d’un flair merveilleux ne tenait jamais l’arrêt ; afin de modérer son allure, Vikoulov était contraint de lui lier une patte de derrière.

Les paroles de Vikoulov se gravèrent dans ma mémoire. Souvent depuis lors je me détournais de ma route pour revoir la maison mystérieuse. Un jour que j’arrivai devant son unique porte, j’entendis, ô miracle, la clef grincer dans la serrure ; le portail s’ouvrit lentement, la tête d’un solide cheval au toupet tressé parut sous un courbet multicolore, et un chariot léger, dans le genre de ceux dont se servent les maquignons et les entraîneurs, sortit doucement de la cour et gagna la route. Sur la banquette de cuir, de mon côté était assis un homme d’une trentaine d’années, fort beau et fort bien fait, tout de noir habillé, depuis son caftan court très propre jusqu’à sa casquette enfoncée très bas sur le front ; avec un maintien grave il tenait les rênes de son bon gros cheval à la croupe large comme un poêle. À son côté se tenait une femme de haute taille, droite comme une lance. Un riche châle noir lui couvrait la tête ; elle était vêtue d’un casaquin de velours olive et d’une jupe de laine bleue ; ses deux mains blanches, décemment croisées sur sa poitrine, se soutenaient l’une l’autre. La voiture s’engagea dans le chemin de gauche, de sorte que la femme se trouva tout proche de moi. Elle tourna légèrement la tête de mon côté et je reconnus Eulampie Kharlov. Je la reconnus sur-le-champ, sans la moindre hésitation, à ses grands yeux uniques au monde et surtout au pli de ses lèvres, hautain et sensuel à la fois, dont je n’ai jamais vu le pareil. Son visage s’était allongé, quelques rides apparaissaient sur sa peau défraîchie ; mais c’est l’expression de ce visage qui avait le plus changé. Aucun mot ne saurait rendre cette assurance sévère, orgueilleuse ; plus que la simple jouissance du pouvoir, chacun de ses traits en respirait la satiété ; et dans le regard protecteur qu’elle laissa tomber sur moi se lisait l’habitude invétérée de ne rencontrer partout qu’une soumission absolue et sans réplique. Évidemment, cette femme vivait entourée, je ne dirai pas d’adorateurs, le mot serait trop faible, mais d’esclaves ; elle avait oublié le temps où la moindre de sa volonté, le moindre de ses désirs n’étaient pas des ordres !

« Eulampie Martinovna ! » m’écriai-je. Elle tressaillit légèrement et me regarda pour la seconde fois, non point avec effroi, mais avec une colère dédaigneuse. « Qui ose me déranger ? » semblait dire ce regard. Puis, entr’ouvrant à peine les lèvres, elle donna à son compagnon un ordre laconique. L’homme se redressa, frappa des rênes sur les flancs du cheval, qui partit au grand trot, et la voiture disparut à mes yeux.

Je n’ai plus jamais rencontré Eulampie et n’arrive pas encore à comprendre sa transformation en « mère de Dieu ». Mais qui sait, peut-être a-t-elle fondé une nouvelle secte qui s’appellera un jour, si elle ne s’appelle déjà, la « secte d’Eulampie » ? Tout est possible en ce bas monde.

Voilà ce que j’avais à vous dire de mon Roi Lear, de sa famille et de ses aventures.

Le conteur se tut ; et bientôt nous nous séparâmes.

Weimar, 1870.

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