XIII

Où aller ? Le brouillard m’encerclait, m’étouffait. À une distance de cinq ou six pas, il était encore opaque, mais plus loin, il dressait un mur blanc et mou comme du coton. Je tournai à droite ; notre chaumière était l’avant-dernière du hameau ; ensuite, la route s’ouvrait sur un champ désert, semé de quelques arbustes ; au-delà du champ, croissait un petit bois de bouleaux, arrosé par la rivière qui contournait tout le village, au bas de la côte. Je connaissais les lieux pour les avoir souvent explorés en plein jour, mais à présent je ne voyais plus rien et pouvais deviner seulement, à en juger par la densité et la blancheur de la brume, l’endroit où coulait la rivière. La lune était accrochée au ciel comme une grosse boule mate et blafarde ; sa lumière n’arrivait plus à percer l’épaisse fumée du brouillard.

Je descendis dans la prairie et dressai l’oreille. Pas un bruit — seuls, des courlis sifflotaient au loin.

« Teglev ! criai-je alors… Ilia !… Teglev ! »

Le son de ma voix expirait à mes côtés, sans obtenir de réponse, comme si la brume l’avait empêché de se propager.

« Teglev ! »

Pas de réponse.

Je marchai devant moi, au hasard, heurtai une haie, faillis choir dans un fossé, culbutai sur une haridelle endormie au milieu du champ…

« Teglev !… Teglev !… » appelais-je toujours.

Soudain, une voix sourde, tout près de moi :

« Me voici… Que me voulez-vous ? »

Je fis volte-face.

Il était devant moi, les bras ballants, nu-tête. Son visage était blême, mais les yeux semblaient plus vifs et plus grands que de coutume… Il respirait profondément, la bouche ouverte.

« Dieu soit loué ! m’écriai-je dans un transport de joie, en pressant ses deux mains… Dieu soit loué ! Je désespérais déjà de vous retrouver… Vous devriez avoir honte de faire de telles peurs à vos amis !

— Que me voulez-vous ? répéta Teglev.

— Je veux… je veux d’abord que vous me suiviez, ensuite j’exige — j’en ai bien le droit, au nom de notre amitié — j’exige que vous m’expliquiez immédiatement tous vos actes, et notamment cette lettre au colonel. Vous est-il arrivé quelque chose d’extraordinaire à Saint-Pétersbourg ?

— J’y ai trouvé précisément ce à quoi je m’attendais, répondit-il, sans bouger de place.

— Vous voulez dire que… votre amie…, cette Marie…

— S’est donné la mort, trancha-t il d’un air de colère… On l’a enterrée avant-hier. Elle n’a même pas laissé un mot pour moi, avant de s’empoisonner. »

Immobile, pétrifié, il proféra ces paroles terribles d’une voix hâtive, pressé d’en finir.

Je levai les bras au ciel.

« Mon Dieu !… Quel drame !… Votre pressentiment ne vous a donc pas trompé !… C’est terrible ! »

Je me tus, troublé. Teglev croisa les bras sur sa poitrine, lentement, comme avec triomphe.

« Au fait, repris-je, pourquoi restons-nous là ? Nous ferions beaucoup mieux de rentrer.

— Oui, rentrons… Mais comment allons-nous faire pour retrouver notre chemin ?

— Il y a de la lumière dans notre abri… Laissons-nous guider par elle. Venez.

— Marchez en avant. Je vous suis. »

Nous partîmes d’un bon pas. Point de lumière devant nous. Enfin, au bout de cinq minutes, deux taches rougeâtres. Teglev me suivait toujours. J’étais pressé de rentrer, afin de connaître tous les détails de son malheureux voyage à Saint-Pétersbourg. Frappé par ce qu’il avait eu le temps de m’apprendre, je lui confessai tout dans un accès de repentir et même de terreur superstitieuse, toute ma facétie de la veille qui s’achevait si tragiquement.

Il se contenta d’observer que je n’y étais absolument pour rien, que mon bras n’avait été qu’un instrument du sort, qu’enfin tout cela prouvait combien je le connaissais mal. Sa voix, singulièrement calme et égale, résonnait tout contre mon oreille.

« Mais vous me connaîtrez un jour, ajouta-t-il. J’ai vu votre sourire, hier au soir, quand j’ai fait allusion à ma force de caractère… Vous vous souviendrez de mes paroles. »

La première masure du village jaillit de la brume, comme un monstre noir… Voici la nôtre… Mon chien aboya, m’ayant flairé.

Je frappai à la croisée et appelai le domestique de Teglev :

« Simon !… Hé, Simon !… Viens nous ouvrir la barrière. »

Il s’exécuta bruyamment.

« Après vous, Teglev », fis-je en me retournant…

Il n’y avait personne derrière moi. Mon compagnon s’était évanoui comme une ombre. J’entrai dans la chaumière, abasourdi.

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