VI

Teglev rompit le silence le premier et me parla de fantômes, de pressentiments, bégayant, tergiversant et se répétant, comme de coutume. Par une nuit semblable, m’assura-t-il, un de ses amis, un étudiant qui avait été engagé en qualité de précepteur au service de deux orphelins et logeait avec eux dans un pavillon au fond du parc, avait aperçu une silhouette de femme penchée sur le lit de ses pupilles ; le lendemain, il la reconnut sur un portrait auquel il n’avait pas fait attention jusque-là : c’était la mère des deux orphelins.

Puis il me raconta que ses propres parents, avant de se noyer, avaient entendu nuit et jour le bruit de l’eau qui coule ; que son grand-père avait eu la vie sauve à Borodino parce qu’il s’était penché pour ramasser un caillou gris, au moment précis où une balle sifflait au-dessus de sa tête et arrachait son plumet noir. Teglev me promit de me faire voir le caillou secourable, enchâssé dans un médaillon par ses soins. Enfin, il m’entretint de la vocation propre à chacun de nous et de la sienne en particulier, en ajoutant qu’il y croyait dur comme fer et que si jamais il avait des doutes, il saurait les détruire en même temps que sa vie, qui, dès lors, ne vaudrait plus d’être vécue.

« Vous croyez peut-être que je n’aurai pas l’estomac de le faire ? me déclara-t-il, avec un regard à la dérobée. Vous ne me connaissez pas encore… J’ai une volonté de fer ! »

« Bien dit », pensai-je à part moi.

Teglev s’abîma dans ses réflexions, poussa un long soupir, posa sa pipe et m’annonça que le 20 juillet était un jour particulièrement grave pour lui :

« C’est le jour de ma fête… Une époque… une époque toujours pénible… »

Je ne répondais rien et contemplais seulement sa silhouette gauche, voûtée, son regard rivé au sol, morose et somnolent.

« Une vieille mendiante m’a dit tantôt, poursuivit-il, qu’elle allait prier pour le salut de mon âme (Teglev ne manquait jamais de faire l’aumône à tous les pauvres qu’il rencontrait sur son chemin)… N’est-ce pas étrange ? »

« Quand aura-t-il fini de s’occuper de sa propre personne ? » songeai-je de nouveau.

Néanmoins, je dois ajouter que depuis quelque temps j’avais observé sur son visage une expression singulièrement préoccupée et même anxieuse, et il ne s’agissait point d’une mélancolie « fatale », mais d’une véritable obsession dont je n’arrivais pas à déterminer la cause. Une fois de plus, je fus frappé de l’indicible tristesse répandue sur ses traits — n’était-ce point le signe de l’apparition des doutes dont il m’avait entretenu un jour ?

Les camarades de Teglev m’avaient parlé récemment d’un projet de réformes « en matière d’affûts » qu’il aurait soumis à ses supérieurs et qui lui aurait valu un blâme. Étant donné son caractère, cette marque de dédain avait dû l’affecter profondément. Pourtant, il me semblait que sa tristesse avait un accent plus intime.

« Il commence à faire humide, déclara-t-il tout à coup en frissonnant des épaules. Voulez-vous que nous rentrions dans la chaumière ? Et d’ailleurs, il est temps de nous coucher. »

Il avait l’habitude de remuer ses épaules et de tourner la tête de droite à gauche, la main sur le cou, comme si sa cravate le serrait. Et tout son caractère — du moins le croyais-je s’exprimait dans ce geste mélancolique et nerveux. Il était à l’étroit dans ce bas monde.

Nous rentrâmes dans la chaumière et nous nous allongeâmes chacun sur notre couche : lui, sous les icônes, et moi sur un tas de foin, près de la porte.

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