XXIII Mâles et fils

« Au printemps 1889, mon arrière-grand-père, le capitaine de goélette Jean-Ulysse Nieux, transportait une cargaison de rhum à destination de la Floride, lorsqu’il entendit chanter les sirènes. En homme avisé, il demanda à son équipage de se boucher les oreilles et de l’enchaîner au grand mât. Lorsqu’il fut avéré qu’il ne s’agissait pas de sirènes mais d’une chorale de lamantins en train de faire des vocalises, il ordonna à ses hommes de le détacher. Mais ces misérables, profitant de la situation, avaient mis tous les tonneaux en perce et s’étaient abominablement enivrés. Mon aïeul eut beau hurler, les insulter, les menacer, nul ne lui prêta attention. Puis, lorsqu’ils se lassèrent de ses cris, ils l’assommèrent à coups de morue et le jetèrent par-dessus bord.

« En 1922, mon grand-père, Louis-Amédée Nieux, était parti pêcher la sardine au large de la Mauritanie lorsqu’il tomba sur un banc de lamantins en train de jouer à la balle au prisonnier avec une rascasse. Accoudé au bastingage, tout l’équipage se divertissait du spectacle lorsqu’un lamantin projeta la rascasse avec une telle force qu’elle vint violemment se planter dans le crâne de mon grand-père, le tuant sur le coup.

« En 1949, mon père, Philippe-Édouard Nieux, pêchait la baleine aux Antilles lorsqu’il croisa un troupeau de lamantins. Il repéra le chef, prépara son meilleur harpon et attendit le moment propice. Mais soudain, alors qu’il s’apprêtait à frapper, un gros lamantin bondit hors de l’eau et lâcha un énorme pet, juste sous le nez de mon père, qui mourut asphyxié, dans d’atroces souffrances.

« Alors, voyez-vous, monsieur Troudic, lorsqu’il y a quelques mois un troupeau de lamantins est venu prendre ses quartiers à l’entrée de la baie de Saint-Glinglin, j’ai compris que le destin m’offrait une merveilleuse occasion de venger mes aïeux. J’ai alors échafaudé un plan dont la première étape consistait à gaver des holothuries de purée aphrodisiaque afin qu’elles prolifèrent au point de mettre en péril l’économie de Saint-Glinglin. Ce plan a fonctionné au-delà de mes espérances, les concombres de mer se montrant tellement avides de ma purée magique qu’ils se sont reproduits comme des lapins et ont envahi toutes les plages de la région. Il s’agissait ensuite de convaincre les autorités que cette catastrophe sanitaire était provoquée par les flatulences de lamantins, ces grosses vaches étant connues pour leur propension à péter abominablement. En tant que directeur des recherches, il ne m’a guère été compliqué de manipuler les expériences à ma guise. Avant de leurs faire inhaler publiquement du concentré de pets de lamantin – dont entre nous le pouvoir stimulant est proche du zéro absolu, mon pauvre père est bien placé pour le savoir – je faisais discrètement ingurgiter aux concombres de mer de la purée aphrodisiaque. Ainsi, grâce à ce subtil stratagème, que seul un esprit supérieur comme le mien était à même de concevoir, j’ai pu convaincre les autorités de la nocivité des lamantins et les amener à en ordonner l’éradication totale. Bien sûr, tout cela n’a pas été sans difficulté. En épluchant les factures, Jethro Lapoisse, notre ancien directeur, s’est étonné du nombre de produits aphrodisiaques que j’avais commandés. J’ai eu beau essayer de le convaincre que c’était pour les étrennes de Mlle Flétan, j’ai bien vu qu’il soupçonnait quelque chose, aussi me suis-je arrangé pour qu’il glisse malencontreusement sur une méduse au moment où il longeait le bassin des barracudas… On nous a envoyé un nouveau directeur et j’ai eu peur qu’il vienne lui aussi mettre son nez dans mes petites affaires. Je lui ai fait parvenir quelques post-it bien sentis afin de l’inciter à démissionner, mais j’ai pu rapidement constater que c’était un parfait crétin et que je n’aurais aucun mal à le mettre dans ma poche – il suffit d’ailleurs de voir comment il se comportait ce soir avec Monsieur le Maire pour comprendre que cet imbécile est prêt à avaler n’importe quoi. Et puis, en début d’après-midi, c’est Mimi qui m’a surpris dans mon bureau, juste au moment où j’étais en train de faire ingurgiter de la purée aphrodisiaque à l’ultime concombre que nous devions opérer. Il n’a rien dit mais j’ai bien vu qu’il me regardait bizarrement. Si près du but, je ne pouvais pas me permettre de prendre le moindre risque, aussi me suis-je résolu à gentiment suicider ce pauvre Mimi avec un fusil-harpon. Car, voyez-vous, monsieur Troudic, nul ne m’empêchera de consommer ma vengeance. Demain matin, dès la première heure, plusieurs chalutiers convergeront vers l’entrée de la baie de Saint-Glinglin. Je dirigerai personnellement les opérations, et croyez-moi… pas une seule de ces grosses vaches n’en réchappera ! Quant à Ouin-Ouin, qui n’arrête pas de pleurnicher au fond de son bassin, je me le réserve pour le dessert. Lorsque son troupeau sera entièrement décimé, je m’occuperai personnellement de son cas, et croyez-moi, avec le petit programme de réjouissances que je lui ai concocté, il aura enfin de bonnes raisons de pleurer ! Maintenant, il ne me reste plus qu’un dernier petit problème à régler, et ce problème, vous vous en doutez, c’est vous, monsieur Troudic. »

— Mais enfin, Professeur, vous n’allez tout de même pas me tuer ! Ma mort paraîtra suspecte, et les soupçons finiront par se diriger contre vous !

— C’est gentil de vous inquiéter pour moi, monsieur Troudic, mais ne vous faites pas de souci… j’ai tout prévu. Voyez-vous, cher ami, vous étiez très amoureux de Mimi…

— Je vous demande pardon…

— Voyons, pas de fausse pudeur avec moi mon petit lapin… Lorsqu’on vous a présenté à Mimi, cela a été pour vous un véritable coup de foudre. Vous en êtes tombé follement amoureux…

— Non mais ça va pas, Professeur, vous êtes complètement cingl… Aïe !!!

— Un peu de calme mon lapinou… Mon harpon est assez nerveux… D’ailleurs, jugez plutôt…

— HAAAAAAAAAAAAAAAOOOOOUUUU !!!!… Salaud ! Boucher !

— Ne croyez surtout pas que je viens de vous perforer la cuisse pour le plaisir, monsieur Troudic, non, c’est juste que cela fait partie de mon plan…

— Ordure !…

— Oh, quel vilain mot dans la bouche d’un si mignon petit lapin… Bon, allez, maintenant, si vous ne voulez pas que je vous harponne de nouveau, vous allez faire bien gentiment ce que je vais vous dire. Vous allez tremper votre doigt dans ce joli filet de sang qui gicle de votre cuisse, et sur le carrelage, à l’endroit même où Mimi avait laissé son message, vous allez écrire : MON MIMI, J’ARRIVE ! Puis vous vous allongerez au même endroit que Mimi, et vous vous suiciderez de la même façon que lui, en vous trouant le kiki avec une flèche de fusil-harpon – Ne vous inquiétez pas, je vous aiderai… Ainsi, tout le monde verra dans votre acte le geste désespéré d’un homme transi d’amour, préférant rejoindre son amant dans la mort plutôt que de continuer à vivre sans lui… Notez que la purée que vous avez ingurgitée commence à produire son effet, en atteste cette impressionnante proéminence qui déforme à présent votre costume… Mouaaarf !… Vous serez là, déguisé en lapin mort, gisant sur le carrelage, avec une énorme érection… Cela ne fera que confirmer la profonde affection que vous éprouviez pour Mimi… Hahahaha !!!

— Professeur, vous n’êtes qu’une ignoble crap… Ouille !!!!

— Bon allez, Troudic, ça suffit comme ça… écrivez !… et que ça saute !

À quatre pattes sur le carrelage, sous la menace du harpon du professeur Nieux, je commence à écrire avec mon sang : MON MIMI… lorsque soudain, le néon se met à trembloter, puis s’éteint d’un seul coup, plongeant le sous-sol dans la plus totale obscurité. Je bondis vers la porte… CHKLONG !!! Le harpon du professeur vient se planter dans le mur, à quelques centimètres de ma tête. Je me rue dans le couloir et cours en direction de l’escalier de service. Je tâtonne fébrilement, trouve la porte, monte les marches quatre à quatre et débouche dans le hall. Je fonce vers la sortie et me précipite dans la rue.

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