30 Sous l’Odéon

Je n’ai pas vu un seul de mes anciens camarades depuis que je cours après les places de commerce. Ils ne pourraient m’aider à rien.

Puis ils me blagueraient !

« Vingtras qui se fait calicot ! »

J’ai couru après Legrand.

« Notre vie isolée est bien triste. Veux-tu que nous restions ensemble ? »

Il a sauté sur l’idée.

C’est entendu, nous n’aurons qu’un toit, nous n’aurons qu’un feu et qu’une chandelle. Ce sera moins cher, puis on se serrera contre la famine. Et nous avons loué rue de l’École-de-Médecine une chambre meublée à deux lits.

C’est sombre, c’est triste, ça donne sur un mur plein de lézardes, noir de suie, vieux, pourri. C’est au-dessus d’une cour où un loup se suiciderait.

Nous vivons comme des héros, nous menons une existence de puritains ; nous ne sommes pas allés au café trois fois en six mois, mais nous n’avons pas non plus fait un pas, placé une ligne, pas gagné dix sous à nous deux ! Nous avons lu quelques livres loués dans un cabinet de lecture à trois francs par mois. On ne nous a pas demandé de dépôt, parce qu’on nous a vus depuis une éternité dans le quartier.

« Je vous connais bien de dessous l’Odéon », adit mademoiselle Boudin, qui tient le cabinet de la rue Casimir-Delavigne.

On peut nous connaître ! L’Odéon, c’est notre club et notre asile ! on a l’air d’hommes de lettres à bouquiner par là, et on est en même temps à l’abri de la pluie. Nous y venons quand nous sommes las du silence ou de l’odeur de notre taudis !

Je me suis bien promené dans ces couloirs de pierre la valeur de quatre années pleines ; j’ai certainement fait, si l’on compte les pas, en allant et en revenant, au moins trois fois le tour du monde. On peut additionner, du reste.

Tous les matins, après déjeuner, une promenade ; tous les soirs, après l’heure du dîner, une autre, terrible, interminable !

Nous étions à peu près les seuls qui tenions si longtemps ; nous, et quelques personnages singuliers dont le plus important avait un habit noir, un lorgnon, des souliers percés et pas de bas. On l’appelait Quérard, je crois ; il était légitimiste, sa femme était blanchisseuse.

Ce légitimiste avait un petit groupe de bas percés comme lui – légitimistes aussi – qui venaient le trouver là, et qui faisaient les incroyables, et parlaient du Roy en pirouettant sur leurs bottes sans semelles – sur leur talon rouge de froid, l’hiver – noir l’été.

Cette idée d’être royalistes avec si peu de souliers et en habit boutonné par des ficelles, nous inspirait presque le respect ; mais leurs allures étaient souvent impertinentes. Ils avaient l’air de dire « Ces manants ! » en nous toisant. Les opinions, en tout cas, étaient bien tranchées.

L’Odéon appartenait à deux partis extrêmes : les henriquinquistes, commandés par l’homme au lorgnon, dont la femme était blanchisseuse, – les républicains avancés dont je paraissais être le chef, à cause de ma grande barbe et de mes airs d’apôtre, – j’allais toujours tête nue.

Je suis tête nue ; il y a une raison pour cela.

J’ai depuis un temps infini un chapeau trop large cédé par un ami.

Avant, j’en avais un trop petit. J’étais obligé de le tenir à la main, derrière mon dos.

Cette pose me fait mal juger par les esprits étroits, par des gens qui ont des couvre-chefs faits sur mesure. On m’appelle poseur ! Je veux me donner l’air d’un penseur, montrer mon front, parce qu’il est large ! – « C’est un vaniteux ! »

Vaniteux ? – j’aimerais bien à mettre mon chapeau sur ma tête, moi aussi !

Mais il me couvre comme une cloche à plongeur quand il est trop large ou bien il m’oblige à marcher comme un équilibriste quand il est trop petit. J’ai froid souvent, avec la bise, et ça m’humilie d’avoir l’air d’un modèle qui pose pour les saints dans les tableaux religieux – les saints sont toujours tête nue –, ou d’un capucin qui a jeté le froc aux orties et s’est habillé en civil comme il a pu ! Je ne puis pas me couvrir. Il faudrait un grand événement, une circonstance imprévue, qu’il vînt une révolution, qu’il se formât une assemblée sou l’Odéon, que je fusse nommé président, qu’on fît du bruit et que je déclarasse la séance levée. Je n’y manquerais pas pour me reposer un peu ! Je ne suppose pas qu’il se présente d’ici à longtemps un pareil concours de circonstances et je continue mon chemin tête nue – comme les saints, les saints n’ont jamais de chapeau – ou comme un président éternellement en séance. Ma séance a duré quatre ans. Je l’ai tenue sous l’Odéon, par les rues, dans tout Paris ! Je n’ai pour me reposer sur la marge de la ville que le Champ de Mars au milieu duquel je vais pour me couvrir un moment. Je le puis, dans cette immensité, sans danger de passer pour un pêcheur de perles sous cloche…

J’ai quelquefois sauvé le grain du pauvre en apparaissant sur les bords d’un champ, couvert et la barbe au vent… Je faisais peur aux oiseaux et j’étais utile à l’agriculture. Sainte mission !

L’Odéon n’est pas seulement notre refuge contre l’intempérie des saisons – c’est notre cabinet de lecture, – les trois libraires qui sont là nous connaissent, causent avec nous.

On croit même qu’ils nous font une petite rente pour surveiller du coin de l’œil leur étalage.

« Ils ne sont pas là pour leur plaisir tout le temps, tout le temps vous pensez bien ! Ils sont envoyés par la préfecture et reçoivent la pièce des marchands pour voir si l’on vole des livres. »

Nous avons pu empêcher les voleurs de dévaliser les étalages – étant toujours là, toujours – et n’ayant pas une course isochrone, mais revenant quelquefois brusquement sur nos pas comme dans l’exercice à la baïonnette pour tourner le dos au vent, à la pluie, ou parce que nous avions le vertige à tourner toujours du même côté ! Si nous prenions des précautions, commandées par les règles de la rotation, ce fut toujours gratis. Mannequin contre les oiseaux, surveillant d’étalage, ma vie n’est donc pas inutile sous le ciel ! et je rends à mes contemporains au moins autant qu’ils me donnent puisqu’ils ne me donnent rien.

Nous avons notre droit de feuilletage acquis chez les libraires qui ne voient que nous.

On nous laisse glisser un œil de côté dans les livres nouveaux. Nous pouvons juger – en louchant – toute la littérature contemporaine. Il faut loucher pour couler le regard entre les pages non coupées.

Je dis que nous connaissons toute la littérature contemporaine ; nous ne connaissons que celle coupée ; nous n’en connaissons que la moitié à peu près. Il y en a bien la moitié qui n’est pas coupée.

Moi, j’ai beaucoup de peine – plus qu’un autre, à me tenir au courant des nouveautés, à cause de mon chapeau.

Je le mettais à terre d’abord, mais on croyait que j’allais chanter, et l’on se retirait désappointé en voyant que je ne chantais pas – j’avais l’air de promettre et de ne pas tenir.

J’ai dû renoncer à mettre mon chapeau à terre.

Je ne puis, on le voit, suivre les progrès de l’esprit nouveau comme ceux qui peuvent lire des deux mains, – aussi, s’il venait à quelqu’un l’idée de m’accuser d’ignorance, qu’il réfléchisse d’abord avant de me condamner ! J’aurais appris, moi aussi, et je saurais plus que je ne sais, si j’avais pu mettre mon chapeau sur ma tête pendant que je lisais, si je n’avais pas eu les mains liées !…

Avoir les mains liées !… Cela paralyse un homme dans la politique, les affaires ou sous l’Odéon !

Il y a eu un moment même où j’ai été incapable de rien apprendre, mais rien ! Mon éducation moderne arrêtée net ! – les bords de mon chapeau avaient fait leur temps… ils se coupaient près du tuyau, et c’eût été folie de continuer à le porter par là. Autant enlever un bol par les anses recollées avec de la salive.

Les bords pouvaient ne pas se détacher en n’y touchant pas, mais il fallait tenir alors le chapeau comme on tient un bas qu’on raccommode, le poing dedans, ou bien le fond sur la main – ce qui réduisait un membre à l’impuissance !

Nous sommes surtout dans les bonnes grâces de madame Gaux, la libraire à cheveux gris, dont la boutique est en face du Café de Bruxelles.

« Vous devez avoir les pieds pelés, nous dit-elle quelquefois.

– Non.

– Gelés, alors !

– Oui.

– Mettez-les sur ma chaufferette. »

Elle remue la braise avec sa clef, et nous nous chauffons à tour de rôle.

Brave mère Gaux !

Je ne sais pas si elle a fait fortune…

Elle est un peu bavarde – un peu commère et médisante, mais elle a bon cœur.

Elle a bon cœur ! Je me souviens qu’un jour elle nous dit :

« J’ai inventé un café au lait – il n’y a que moi qui le sache faire, mais je ne veux pas qu’il n’y ait que moi qui le boive » – et elle nous en versa deux bols qui attendaient sous les journaux.

Elle avait dû voir que nous étions verts de faim ! Nous vivions de croûtes depuis deux jours, et elle avait trouvé cette façon délicate de venir à notre secours !

Lui refuser eût été lui faire de la peine. Il fallut prendre le bol et le vider, pour prouver que je le trouvais bon – et aussi parce que c’était chaud et que j’étais gelé, parce que c’était tonique et que j’étais faible, parce que c’était nourrissant et que j’avais faim…

Nous avons pu payer heureusement sa jatte et ses bontés, quand Legrand a reçu de l’argent de sa mère, quand mon mois est arrivé…

Nous lui achetâmes des bouquets qui embaumèrent son étalage pendant toute une semaine.

Le bouquet était séché depuis longtemps et son parfum envolé que je me souvenais encore de ce bol de lait chaud qu’elle nous avait offert un matin d’hiver…

Pas un incident ! La rôderie monotone, la vie vide, mais vide !

J’ai eu une émotion pourtant, un matin.

Quelqu’un me frappe sur l’épaule.

« Vous ne me reconnaissez pas ? »

J’ai vu cette tête bien sûr, mais je ne puis pas mettre un nom sur la face luisante de graisse et de fatuité.

« Cherchez… Un de vos professeurs…

– À Saint-Étienne ?…à Nantes ? – À Saint-Étienne. »

J’y suis – je crois que j’y suis !…

Le monsieur a l’air enchanté d’avoir rafraîchi ma mémoire, fixé mes souvenirs.

« Vous me remettez, maintenant ?… »

Oui, je le remets, mais j’ai à peine la force de répondre, j’ai dû devenir blanc comme du plâtre, et je me sens flageoler sur mes jambes.

L’homme que j’ai en face de moi, dont la main vient de toucher ma manche, est un de mes anciens professeurs qui me souffleta un matin – un mardi matin : je n’ai pas oublié le jour, je n’ai pas oublié l’heure ; je me rappelle le moment, ce qu’il faisait de soleil et ce qu’il me vint de douleur dans le cœur et de larmes dans les yeux !

« Vous êtes le fils de mon ancien collègue, M. Vingtras ?…

– Parfaitement. Vous m’avez reconnu – Je vous reconnais aussi – Vous vous appelez Turfin, et vous fûtes mon bourreau au collège… »

Ma voix siffle, ma main tremble.

« Vous abusâtes de votre titre, vous abusâtes de votre force, vous abusâtes de ma faiblesse et de ma pauvreté… Vous étiez le maître, j’étais l’élève… Mon père était professeur. – Si je vous avais donné un coup de couteau, comme j’en eus souvent l’envie, on m’aurait mis en prison. Je m’en serais moqué, mais on aurait destitué mon père… Aujourd’hui je suis libre et je vous tiens !… »

Je lui ai pris le poignet.

« Je vous tiens, et je vais vous garder le temps de vous dire que vous êtes un lâche ; le temps de vous gifler et de vous botter si vous n’êtes pas lâche jusqu’au bout, si vous ne m’écoutez pas vous insulter comme j’ai envie et besoin de le faire, puisque vous m’êtes tombé sous la coupe… »

Il essaie de se dégager. « Oh ! non. – Je tords le poignet ! – Élève Turfin, ne bougeons pas !… »

Il fait un effort.

« Ah ! prenez garde, ou je vous calotte tout de suite ! Vil pleutre ! qui avez l’audace de venir me tendre la main parce que je suis grand, bien taillé… parce que je suis un homme… – Quand j’étais enfant, vous m’avez battu comme vous battiez tous les pauvres.

« Je ne suis pas le seul que vous ayez fait souffrir – je me rappelle le petit estropié, et le fils de la femme entretenue. Vous faisiez rire de l’infirmité de l’estropié – vous faisiez venir le rouge sur la face de l’autre, parlant en pleine classe du métier de sa mère… Misérable !… »

Turfin se débat ; le monde s’attroupe.

« Qu’y a-t-il ?

– Ce qu’il y a ? »

Il passe à ce moment – ô chance ! – un troupeau de collégiens, je leur amène Turfin.

« Ce qu’il y a, le voici !… Il y a que ce monsieur est un de ces cuistres qui, au collège, accablent l’enfant faible.

« Il y a que quand on retrouve dans la vie un de ces bonshommes, il faut lui faire payer les injustices et les cruautés de jadis. – Qu’en dites-vous ?

– Oui ! oui !

– À genoux ! le bonnet d’âne ! » crient quelques gamins.

Il essaie de s’expliquer, il balbutie. Il veut sortir du cercle. Le cercle l’emprisonne et le bourre.

« À genoux ! le bonnet d’âne !… »

On a déjà plié un journal en bonnet d’âne, et l’on se jette sur lui. La pitié me prend, – je mens, ce n’est pas la pitié, c’est l’ennui du bruit, la peur du scandale. La scène a pris des proportions trop fortes. On va l’assommer, – j’en aurais la responsabilité… J’écarte la foule comme je peux, et lâchant Turfin :

« C’est assez… Je vous fais grâce… allez-vous-en… Que je ne vous retrouve plus sur ma route, à moins que vous vouliez vous battre avec moi… »

Je lui griffonne mon nom et mon adresse sur un bout de papier et je lui fouette le visage avec ! puis je demande qu’on le laisse partir.

Il s’est enfui, poursuivi par les huées.

« Tu as été dur, me dit un camarade sortant du groupe.

– J’ai été poltron. J’aurais dû lui cracher dix fois à la face. J’aurais dû le faire pleurer comme il me fit pleurer quand j’étais écolier. »

J’ai été chercher deux amis bien vite – qui ont monté la garde deux jours dans le cas où Turfin enverrait ses témoins.

Oh ! je donnerais ce que j’ai – mon pain de huit jours – pour me trouver en face de lui avec une arme à la main, et j’aurais accepté d’être blessé, à condition de le blesser aussi.

Je me rappelle ce mardi où il me souffleta – j’avais treize ans… Depuis ce jour-là, la place où toucha le soufflet blanchit chaque fois que j’y pense !…

Encore des heures, des heures, et des heures de marche !

Toujours la loucherie dans les livres non coupés…

Nous voyons passer les artistes, les jours de premières – les auteurs eux-mêmes, quelquefois.

Le père Constant, le concierge du théâtre, veut bien nous faire un petit salut quand il nous voit.

Cela nous servira peut-être un jour pour faire recevoir une pièce. Si elle marche comme nous avons marché, nous rentrerons dans nos frais de souliers.

JE VAIS FAIRE DU THÉÂTRE

Legrand veut faire du théâtre. Avec ses goûts naturellement ! Il veut s’immortaliser par le théâtre.

Et moi donc ! Je ne l’ai pas crié sur les toits. Ce n’est pas une vocation irrésistible comme chez Legrand ! et je n’avais pas besoin de l’afficher. Mais je me suis essayé dans ce genre à la sourdine !

« Pourquoi ne faites-vous pas du théâtre ? » m’a demandé un marchand de vin qui me voit écrire quelquefois sur des bouts de papier en me tenant le front et à qui j’ai confié que j’étais dans les lettres et que je voudrais arriver à la gloire.

Il a un neveu figurant qui fait les seigneurs à la Porte Saint-Martin et les invités à l’Odéon. Il pourrait même m’être utile si j’avais quelque chose de fait – il a remis du papier – il est tapissier de son état – chez M. Ferdinand Dugué. Celui qui a fait La misère. À l’union du croûton et de la pomme de terre !…

Je ferai du théâtre. Quel genre ? est-il besoin de le dire ?

Je suis romantique, je ne veux pas de l’antiquité. Je suis pour les moines, les seigneurs, les fous du roi, les bourreaux masqués.

Le temps des vieilleries est passé ; il nous faut du fiévreux et du vivant. – « Palsembleu, messeigneurs ! Quand sonnera la dixième heure au beffroi de Sainte-Gudule… Triboulet, Saltabadil ! »

J’ai essayé et je me suis donné un mal pour la couleur locale !

C’est une jeune fille qui ouvrait mon drame, en allant chercher de l’eau à la fontaine sur la place du marché, et un jeune homme en veste marron avec des bandages de cuir, comme s’il avait eu des hernies, disait, caché derrière le pilier de la halle au drap qui faisait le coin de la place :

« Jehanne, Jehanne… ô gente et frisque pucelette… de par sainte Gudule, tu seras ma femme, ou le seigneur !… »

C’était bien. Je relisais avec plaisir ce début chaste et bien Moyen Âge. Mais que d’efforts pour continuer à rester dans le seizième siècle ! En vain je m’étais habituer à appeler ma main ma dextre et mon caleçon mon cuissart. Je voulais jouer de la rapière aussi et je dégainais dans la rue. Six manants contre un gentilhomme c’est cinq de trop et je faisais aller ma canne, ce qui m’a attiré des disputes. Je me mettais la tête dans les épaules, je tâchais de me faire une bosse, je cachais la longueur de mes bras, je rentrais mes poignets dans mes manches pour me faire croire que j’étais vraiment contrefait comme Triboulet et Quasimodo. J’étais bien prosaïque malheureusement ! pas une infirmité. J’étais droit, droit comme un personnage du vieux répertoire – au lieu d’être tordu comme un du nouveau. J’essayais de me rattraper en criant : « Enfer et damnation ! ». Je disais « oh ! oh ! » et je marchais en écumant, m’arrêtant pour parler au trou du poêle dans le mur comme si ç’avait été les portraits de mes aieulx – Je mettais des l et des z partout, aieulx. C’était si fatiguant ! et pour dire l’heure, quand on me demandait l’heure, je ne répondais pas il est midi cinq. Comme dans Hugo :

Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze,

Midi vient de sonner à l’horloge de bronze.

Jamais je ne donne les minutes. Je ne peux pas donner les minutes. Le soir, je parle comme les veilleurs de nuit. Il est onze heures ! Habitants de Paris, dormez !… J’ai passé comme cela quelques semaines à faire le veilleur, et le manant, et escholier. Mais à la fin, je n’en pouvais plus. Je marchais en cagneux pour tout de bon, les jambes en lit de sangle, et je demandais où était ma fille. On me croyait père dans la maison. J’appelais : Esmeralda ! la concierge montait. Je faisais mal le gentilhomme et je me redressais trop, je me donnais des coups de tête contre le mur. Je retournais aux monstres. Était-ce penchant de ma nature, l’affinité de tempérament, ou parce qu’on se cognait moins en faisant le fou du roi et le sonneur de cloches, mais je préférais faire le monstre que le gentilhomme.

Ma pièce, si je l’avais finie, aurait été de l’école des tordus d’Hugo. Je m’arrêtai, contusionné, à la scène où un homme à cheval demande si l’on a vu passer trois gentilshommes dont un avait une plume blanche à son chapeau ou un nœud vert à son épaule. – Un nœud vert, mais c’est lui ! – C’était trop petit chez moi pour faire des pièces Moyen Âge – et tout mansardé. Il aurait fallu les faire assis, et cela était malhonnête, il me semblait ! Peindre le Moyen Âge assis ! « À cheval, à cheval, messieurs ! Ah ! que ce palefroi va lentement… Arriverai-je à temps, dis-le-moi, sainte Gudule, ma patronne ! »

J’avais adopté sainte Gudule et j’en usais !

J’abandonne donc le Moyen Âge, je ne puis toucher à ce grand cadre – enfermer cette épopée, faire tenir ces hommes d’armes, la porte du château, le cachot, le souterrain, l’échafaud et le bourreau masqué dans un cabinet de dix francs ! Il me faudrait, oh ! sainte Gudule ! au moins pouvoir aller sur le carré et on ne veut pas ! Je fais trop de bruit. J’ai besoin d’y aller une fois pour imiter la scène où les vilains se soulèvent et ça a fait un bruit du diable !

…………………

Dubois est un enfant de Paris, il allait au théâtre à dix ans. Étant apprenti, il trouvait le temps d’être figurant dans les grandes féeries ; il a été flot comme bien d’autres. Ouvrier, il connaissait les chefs de claque et entrait pour rien dans les théâtres du boulevard – si bien que quand il a rencontré le poète, quand il l’a entendu causer littérature avec ses amis, il a vu que lui Dubois le tanneur savait comme eux, mieux qu’eux les grandes tirades, toutes les scènes capitales ; il pouvait même faire les gestes – ce que les autres ne pouvaient pas ou faisaient mal ! Il s’est dit lui aussi : J’ai quelque chose là. Et Dubois a lâché le tan et Dubois ne voudrait plus être tanneur pour tout l’or du monde. Il se croit homme de lettres. Il laisse les autres écrire Poèmes anciens, Symboles et réalités ou encore Rafaello. Dubois a écrit Pierre l’arquebusier. Il l’a lu, il a dû lire Pierre l’arquebusier à Legrand ; à moi il ne m’en a jamais tracé que la carcasse – et encore pour n’avoir pas l’air de me faire une impolitesse, mais au fond Dubois a un profond mépris pour mes intentions littéraires.

Il a entendu mes doléances à propos du Moyen Âge, il m’a vu me gratter mes bosses avec colère ! Alors pour quelques coups, parce que ma pièce est trop petite, j’abandonne toute une époque ? Par quoi remplacerai-je le Moyen Âge ? Ai-je quelque idée nouvelle ? Voyons, il y a assez longtemps que je critique sans dire ce que je mettrai à la place. Quelles sont mes idées ! Expliquer voir, – et se renversant dans le fauteuil (il prend toujours le fauteuil, c’est déjà assez embêtant) – vos opinions en fait de théâtre ! Allons, je vous écoute !

Il met un petit tas de charbon sur le feu, le tasse avec le bout des pincettes pour m’indiquer qu’il va être tout oreilles. Là, le feu est fait. Mes opinions en fait de théâtre, maintenant !

« Eh bien, vos idées. Comment comprenez-vous le théâtre ? Quel est celui que vous préférez ?

– Celui où l’on est bien assis, où ça sent l’orange et où la pièce est bonne. Voilà le théâtre que je préfère, mais ce n’est pas une théorie, ni une idée. »

Je ne me presse pas de répondre, je fais semblant d’avoir laissé tomber quelque chose, ou de remettre en place je ne sais quoi sur la cheminée – je répète la question pour retrouver de l’aplomb : « Vous voulez savoir quelles sont mes idées sur le théâtre et quel est celui que je préfère ?

– Oui, c’est ça que Dubois te demande », me dit Legrand d’un air qu’il s’efforce de rendre amical ; je vois bien qu’au fond il voudrait me voir collé.

Je n’ai encore rien trouvé, ma langue s’empâte. Je remets en place trop de bibelots sur la cheminée. Je reprends les pincettes des mains de Dubois au lieu de lui développer mes théories, et je tape sur le feu comme si j’avais aperçu tout d’un coup un vice dans sa construction, ce qui n’arrange pas les choses ! Dubois a l’orgueil de ses feux. Il a même un secret à lui pour une pâte, un mouillé de cendres et de poussier qui fait croûte. Je casse cette croûte et je ne dis pas mes idées sur le théâtre. Je patauge. – Ah ! je suis collé. Legrand peut se frotter les mains !

Le dernier mot de Dubois est écrasant.

« Mon cher, quand on n’en sait pas plus que vous, on se fait tanneur et non pas un homme de lettres. »

Soirée terrible ! et qui m’a réduit à un rôle inférieur dans la maison. Je ne me fais plus prier pour aller aux commissions. C’est moi qui vais de moi-même tirer de l’eau quand il en faut pour la pâte de Dubois, c’est moi qui sors pour la goutte, quand on peut l’acheter. Je vais jeter les cendres, sans qu’on me le dise.

La nuit qui a suivi cette scène déplorable, j’ai beaucoup réfléchi dans mon lit à ce que j’aurais pu dire, à ce qu’il y avait à répondre.

Quelquefois, quand je sors d’une conversation où j’ai été stupide, je trouve ce qu’il aurait fallu répondre au moment. Je n’aurais qu’à rentrer. Si quelqu’un m’aidait, me jetais une phrase (dont nous aurions convenu ensemble) je riposterais par un mot d’esprit tout de suite. Je me donne ces fois-là des coups de poing de n’avoir pas trouvé au moment. Mais ici c’est de l’affaissement, du simple affaissement. On me donnerait un an que je n’en trouverais pas plus long. Je jette ma langue aux chiens ! Je n’ai pas découvert autre chose que ce que j’ai dit, en cassant la croûte et en remuant las bibelots sur la cheminée.

En fait de théâtre, j’aime les pièces qui m’amusent et je ne suis pas fou de celles qui ne m’amusent pas. Voilà mes idées, pas davantage.

Dubois n’est pas une méchante nature. Ce n’est pas un homme à faire souffrir pour le plaisir de faire souffrir. Il n’est pas de ces gens qui abusent d’une supériorité facile pour écraser ceux qui sont au-dessous d’eux et n’ont pas d’intelligence. Legrand de son côté ne peut pas me montrer sa joie secrète de m’avoir vu roulé. Et je vis plutôt entouré de soins que poursuivi d’injures ! Si je disais qu’on me maltraite, je mentirais. Je ne suis pas maltraité. Même ils m’ont pris le seau des mains deux ou trois fois quand j’allais chercher de l’eau ou vider les cendres. Ils sentent bien que si je n’ai pas de théories sur le théâtre, ce n’est pas ma faute, et on ne veut pas pour cela me réduire au rôle de domestique. Je m’apercevrais plutôt qu’ils mettent une certaine insistance à faire maintenant des choses qu’ils ne voudraient pas faire auparavant, ils apportent de la délicatesse. Ils se sont très bien conduits dans cette circonstance, on ne peut pas dire le contraire. Mais Dubois triomphe. Il n’y en a plus que pour lui ; le théâtre lui appartient, c’est fini depuis ma déroute. Legrand l’écoute, oreilles béantes, raconter les grandes soirées du boulevard et Frédérick Lemaitre, Mélingue… Mais Mélingue est bien nouveau, Frédérick (ils disent Frédérick seulement), Frédérick est tombé dans le Dennery. Il y a un acteur qui, pour l’auteur de Pierre l’arquebusier, représente mieux que tout le drame. Si tu avais vu Lockroy là-dedans !

Lockroy, on ne parle que de Lockroy, Lockroy par ci, Lockroy par là. « Comme il portait la botte molle ! »

Je porte, moi, des souliers très durs. On dira que je veux me mettre en scène – non, à mes côtés beaucoup ont des souliers qui leur font mal et personne n’a de bottes molles, personne.

Dubois varie quelquefois la formule ! « Comme il était dans l’entonnoir ! » – l’entonnoir des bottes !

La pièce du Moyen Âge ? – je vais le dire comme je le pense ! – Dubois, tu entends ! Je n’aime pas la pièce Moyen Âge ! Je n’ai pas pu expliquer l’autre jour, – je ne pourrais pas encore m’expliquer aujourd’hui, c’est vrai, mais si tu veux tout savoir, Dubois ! eh bien, j’en ai assez des seigneurs, des hommes d’armes, des gens qui ont des fraises blanches – je préfère les rouges avec du sucre et du vin – qui ont des bouillons aux manches – je les aime mieux dans un bol – qui portent l’épée en verrouil. – Ça m’ennuierait à crever de porter une épée en verrouil, – qui ont des grands manteaux jaunes – j’ai eu un paletot de cette couleur, j’en ai assez ! Ils vont se battre sous les réverbères, ils enlèvent des femmes ! Ils font mordre la poussière ! Si on pouvait encore faire mordre la poussière, enlever les femmes ! C’est la poussière qu’on enlève maintenant, c’est tout changé ! Nous avons bien dégénéré ! Mais c’est comme ça !

Il me semble aussi que l’on ne porte plus tant de ces étoffes de couleur prune, lie de vin, feuille de vigne dont sont faits les pourpoints des manants, ni de ces soies verdâtres, violâtres, bleuâtres, beurrâtres dont sont faits les habits des grands seigneurs. – Plus de crevés ! Je ne vois de crevés nulle part. Il est vrai que je sors très peu de mon quartier. Ce sont les dames maintenant qui s’habillent avec ces étoffes de soie, et qui ont ces nœuds roses au cou. J’ai vu au parterre des Variétés un petit monsieur qui avait un nœud rose – mais il était très mal vu – on chuchotait, les femmes faisaient des signes de dégoût et un lettré qui était là a dit : C’est un mignon d’Henri III.

Pour les chapeaux, il n’y a plus que les clowns et les photographes qui aient des chapeaux pointus avec un ruban de couleur autour – les joueurs de biniou aussi. J’oubliais les joueurs de biniou.

Et le cuir ? On ne porte plus tant de cuir ! gants de cuir, mollets de cuir, revers de cuir couleur pain, ce qui va très mal avec la nuance abricot dont le Moyen Âge abuse. Je ne suis pas fou de l’abricot. Je préfère la pêche comme fruit, et le noir comme couleur.

Legrand me regarde avec stupeur.

Mais Victor Hugo a mis toutes ses pièces au Moyen Âge, rien qu’au Moyen Âge ! – Ça m’a fait assez de cogner quand je voulait être Triboulet, César de Bazan ! quand je cherchais une place de domestique comme Ruy Blas ! – sans avoir aucun certificat !

Il ne me reste que le drame moderne, la pièce vécue, c’est-à-dire avec toutes les passions, les grandeurs et les vices de notre temps… ce qui se passe dans le salon… la rue. C’est commode, la rue, mais le salon ! Il faudrait que j’allasse dans le monde, pour peindre les mœurs de l’aristocratie. Je n’ai pas assez de vêtements. Je n’ai que ce que j’ai sur moi – et un pantalon de rechange.

J’ai songé à mettre en scène les angoisses d’une jeune fille qui va succomber mais je n’y connais rien. Alexandrine qui aurait pu me renseigner, Alexandrine n’a pas eu d’angoisses… Je n’ai pas pu les surprendre du moins… Elle a simplement dit : « Avec le rideau, comme ça, vois-tu, on ne nous apercevra pas de l’autre côté, ce vitrage sera bien commode. »

Dois-je parler de ce vitrage ? Dois-je parler des menuisiers, dire que ça sentait la térébenthine, et que mon cœur me criait : « Pourvu qu’on mette longtemps à tapisser ! » Dois-je placer l’homme qui aime derrière la cloison, au milieu des pots de colle et des rouleaux de papier à fleurs ?… Je ne me rappelle que cela. C’est tout ce qui me revient à l’esprit de ce moment suprême. Suis-je né pour peindre des pièces vécues ou pour vivre dans des pièces qu’on peint ? Ai-je le génie de la tapisserie au lieu du génie du théâtre ?…

Je voudrais être vieux, bien vieux pour avoir vu et pouvoir peindre d’autres choses. Je ne pourrais pour le moment mettre au théâtre que ma mère, mon père et moi… Moi, avec des pantalons fendus – ou avec mon habit de collégien trop grand, – moi qu’on fouette. Est-ce qu’il y aura un acteur assez petit ? et qui voudra porter des pantalons fendus ? Le pantalon fendu est-il accepté au théâtre ? Voudra-t-il aussi se laisser fouetter – la censure le permettra-t-elle ?…

Si je faisais cinq actes avec un pêché capital. Il y en a – combien y en a-t-il ?… Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept.

L’orgueil ! mais Matoussaint l’a pris.

Il m’a fait jurer de n’en rien dire, il a pris l’orgueil pour lui. Je ne puis pas y toucher sans commettre une indélicatesse. Il fait l’orgueil. Il m’a même dit son titre, et montré son affiche.

MOI

JOUÉ PAR L’AUTEUR

Il a hésité quelque temps entre cette pièce-là et une autre sur les parents. Il ne voulait pas traiter le sujet des parents à ma façon. Le héros n’avait pas son pantalon fendu et l’on ne voyait pas son derrière au lever de rideau. Le héros c’était lui, lui encore, mais avec de petites moustaches.

Il était assis sur une chaise, ayant l’air de réfléchir profondément ; il se levait enfin et s’avançant à pas lents sur le devant de la scène, il s’écriait sur le ton de la plus parfaite conviction :

« Quelle canaille que mon père ! »

Il disait canaille, et non pas bandit, criminel. Canaille était voulu. Canaille… Il est temps d’appeler un chat un chat et Rollet un fripon. Quelle canaille que mon père !

C’était dit non sans tristesse ; l’acteur devait avoir l’air de le regretter. Il avait à indiquer qu’il en était convaincu, malheureusement. Son père était comme ça, voilà tout ! Il aurait voulu pouvoir dire : Quelle bonne pâte d’homme que mon père ! Ce n’était pas exact, il croyait, tout compte fait, après avoir pesé le pour et le contre, que son père était décidément une affreuse canaille.

Matoussaint avait été adoré de son père et l’adorait. Matoussaint était un excellent garçon et un excellent fils, mais il croyait qu’on pouvait écrire des pièces vécues par les autres…

Aussi déclarait-il qu’il commencerait carrément sa pièce par cette déclaration du fils, lequel devait du reste inspirer confiance aux spectateurs – il fallait l’orner dès le début d’une grande dose de bon sens et lui prêter des vertus sérieuses. Mais Matoussaint s’était décidé à la fin pour Moi joué par l’auteur – il avait retenu l’Orgueil.

La gourmandise : mais ce serait très ennuyeux de voir un homme qui passerait sa soirée à manger des confitures – si je voulais faire vrai.

La paresse – si les pièces doivent être vécues, il ne doit pas y avoir de pièce sur la paresse – on est trop fainéant pour en faire.

L’envie ? Je ne sais pas ce que c’est. J’ai eu envie de boulette de mou de veau, j’ai eu envie encore d’avoir des fleurs dans ma chambre et pas des punaises dans mon lit… J’ai eu envie de n’être pas bête comme celui-ci, capon comme celui-là ! Je meurs d’envie de me coucher quand j’ai sommeil, de dîner quand vient cinq heures. Je ne crois pas qu’on puisse faire une pièce très corsée avec ça !

La colère ! – Je veux faire cinq actes. Une personne ne peut pas être en colère pendant cinq actes – taper du pied, s’arracher les cheveux et grincer des dents ! Ça me fatiguerait trop !

L’avarice ! Molière a écrit L’Avare ! M. Michel Perrin aussi. J’ai vu Bouffé là-dedans ! D’ailleurs, je ne suis pas avare. Où trouver mon type ?…

Je voudrais être vieux.

Place aux jeunes ! Ils mettent ça dans tous leurs articles. C’est dans tous les petits journaux qui pendent sous l’Odéon, et tous ceux qui ont de longs cheveux le disent – quelques-uns qui n’en ont pas le disent aussi. Il paraît que Dennery encombre toutes les voies ! Si Dennery était mort, la littérature dramatique changerait de face. Dennery est là et le grand art s’étiole, et les talents verts languissent, pourrissent, moisissent et finissent par retourner dans leur pays, par entrer dans un bureau ! Ils prennent une petite place de dix-huit cents francs dans un bureau, ils auraient pu la prendre grande au soleil du théâtre !

Il n’y a pas de soleil au théâtre, c’est des quinquets.

Place aux jeunes ! mais moi, je suis jeune et ça ne me réussit pas !…

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