31 Le duel

Des pièces ? – Allons donc !

Nous nous étions dit, Legrand et moi, que nous en ferions une ensemble.

Au bout de huit jours, d’un commun accord, on a tout lâché.

Nous ne vivons que sur ce que nous avons lu, chacun de notre côté ; or nos deux éducations jurent et ont envie de se battre. On m’a peu parlé de Bon Dieu à moi. – Lui, il a été élevé par une mère catholique et il a de l’eau bénite dans le sang.

Il a trouvé un mot pour caractériser les tendances de ce qu’il appelle nos âmes :

« Je crois à Celui d’en haut, tu crois à ceux d’en bas. »

C’est vrai, et nos deux croyances s’abordent et se menacent à tout instant.

C’est devenu terrible ! Dans cette chambre à deux lits éclatent de véritables tempêtes.

C’est trop petit pour nous trois, Legrand, Vingtras et la Misère. – La gueuse ! Elle nous fait nous heurter et nous blesser à chaque minute, devant les grabats, les chenets, la table boiteuse.

Nous en sommes arrivés presque à la haine. Elle n’est pas encore sur les lèvres, elle est déjà dans les yeux. – Nous nous insultons du regard pour une porte ouverte, une fenêtre fermée, une chandelle trop tard éteinte : essayant en vain de nous cacher l’un à l’autre ou de nous cacher à nous-mêmes le dégoût et la fureur que nous avons de cette promiscuité.

C’est comme un mariage de bagne, entre forçats jaloux !

Il nous est défendu d’avoir une maîtresse, et nous sommes condamnés à la chasteté.

Si une femme entrait, l’autre devrait partir… Il fait froid dehors ; puis cela viendrait peut-être juste au moment où l’on était bien en train : jamais l’inspiration n’avait été meilleure. – Quel supplice !

Notre envie de travail même est dévorée par cette lutte sourde.

Il y a des moments où, bâtis comme nous sommes, nous nous tirerions dessus si nous avions un pistolet sous la main.

On a trouvé le pistolet !

Un homme est là roulant à terre dans une mare rouge. C’est moi qui ai fait le coup.

Un soir, Legrand m’a souffleté – pour je ne sais quoi ! Je ne le lui ai jamais demandé ; je ne le lui demanderai jamais !

C’est à propos d’une femme, peut-être.

Qu’importe le prétexte !

C’est la goutte de lait qui a fait déborder le vase : je devrais dire la larme amère qui est restée au bout de nos cils pendant nos années de tête-à-tête.

Si nous avons eu cette querelle, si demain nous la poursuivons les armes à la main, c’est que nous avons l’un contre l’autre toute l’amertume du bagne, où nous tirions la même chaîne.

Chacun était vertueux à sa façon et ambitieux à sa manière – et ces manières, et ces façons saignaient à chaque geste fait par nous dans l’ombre affreuse de notre vie !

– Il faut, dans une association, qu’il y ait une femelle et un mâle, m’a dit un des témoins, avec qui nous devisions de l’aventure. Il n’y avait pas de femelle. Si ! il y en avait une : la Famine ; et vous allez vous tuer par horreur d’elle, comme des mâles se tuent par amour d’une fauve. »

C’est vrai ! et voilà pourquoi j’ai demandé des excuses pour la forme, et pourquoi Legrand n’en a pas fait. Notre appartement était trop petit pour nos deux volontés, l’une bretonne, l’autre auvergnate…. surtout parce qu’elles ne s’évaporaient point dans des scènes comme en font les faibles… Elles se sont tues ou à peu près, mais se sont tout de même menacées dans ce silence ; aujourd’hui elles vont parler par la bouche des pistolets ou la langue pointue des épées.

Mais une piqûre ne serait point assez. L’épée ne suffit pas ; elle ne ferait qu’égratigner le grand miroir sombre qui, sous le geste de Legrand, m’a semblé sortir de terre et se dresser devant moi – pour que j’y voie se refléter l’image de notre jeunesse drapée de noir !

Il faut tirer là-dessus, tirer à balles, tirer jusqu’à ce que l’on entende du fracas.

« Vous direz aux témoins de M. Legrand, que nous nous battrons, s’il le veut, jusqu’à ce que l’un des deux tombe.

– Vous direz à M. Vingtras que j’accepte. »

Il est samedi, huit heures du soir. Nous avons le temps de tout régler pour demain.

Régler les conditions, oui ! Mais trouver les armes, non. Nous n’avons pas le sou.

Il faut de l’argent pour louer des pistolets et aller se battre dans la campagne.

Ce ne sera que pour lundi. On pourra mettre au clou, lundi ; mais on n’engage pas, le dimanche.

Collinet, notre condisciple de Nantes, l’étudiant en médecine qui doit assister en cette qualité à la rencontre, possède une chaîne et une montre d’or. On lui prêtera bien quatre-vingt francs là-dessus. Avec ce que j’ai, ce sera assez pour notre part.

Legrand a besoin aussi de vingt-quatre heures pour trouver ce qu’il lui faut.

À quelle heure ouvrent les clous ?

« À neuf heures.

– Rendez-vous à dix au Café des Variétés, pour être près de Caron, l’armurier chez qui on louera les armes.

– Entendu. »

La journée du dimanche a été inondée de soleil. Je me rappelle qu’il dorait l’absinthe sur les tables du café en plein air, où nous étions assis ; parfois un peu de vent faisait scintiller et frémir comme de la moire verte le feuillage des arbres qui étaient sur le boulevard Montparnasse, devant le cabaret de la mère Boche ; il faisait bon vivre.

Une jeune fille, qui n’a pas encore ôté son corset devant moi, vient s’asseoir à mes côtés et m’embrasse à pleine bouche.

« On dit que tu te bats. Si tu meurs, tu auras toujours eu ce baiser ; et si tu veux, je couche avec toi cette nuit. »

Elle a une fleur sur l’oreille. Elle la détache et me la donne.

« Tiens, si tu es tué, on t’enterrera avec. »

Et de rire !

Elle ne croit pas, personne ne croit, par ce temps tiède, dans le cabaret joyeux, sous ce ciel ouaté de blanc, à la cruauté d’un duel sans pitié. Et cela m’irrite et m’exaspère ! Ils pensent donc que je suis de ceux qui envoient des témoins pour rire. Ils ne devinent donc pas ce que je vaux et ce que je veux ; ils ne sentent donc pas l’homme qui poursuit son but aveuglément, et qui pour l’atteindre est plus heureux que mécontent d’être le héros d’une sanglante tragédie !

Ils ont parlé de me conduire au tir. Pourquoi ? Qu’ai-je besoin de savoir si je suis adroit ou non ? Je m’en soucie comme de rien. Je ne me demande même pas si je serai le blesseur ou le blessé, si je serai tué ou si je tuerai.

J’ai écrit dans ma tête depuis longtemps, comme avec la pointe d’un clou, que je devais être brave, plus brave que la foule, que cette bravoure serait ma revanche de déshérité, mon arme de solitaire.

J’ai averti mes témoins qu’on ne tirerait pas au commandement, mais qu’on marcherait l’un sur l’autre en faisant feu à volonté.

De cette façon, même atteint, je pourrai arriver assez près de Legrand pour le descendre.

Les insistances ont triomphé de mon refus d’entrer au tir.

Legrand et les siens en sortaient ; on s’est salué comme des étrangers.

Un mannequin de tôle dont l’habit de métal est moucheté de taches blanches se tient debout contre le mur.

Je compte les taches sur l’habit.

« Onze ?

– Oui, répond celui qui charge les pistolets. M. Legrand tire bien. Il n’a perdu qu’un coup. »

On débarbouille l’homme de tôle et l’on me passe l’arme. J’épuise ma douzaine de balles. Une seule a porté.

Mes cornacs ont l’air consterné, font presque la moue. Ils voudraient que leur sujet fût plus adroit.

Nous nous sommes quittés à dix heures du soir.

« Couchez-vous de bonne heure, m’a dit quelqu’un qui prétend s’y connaître. Vous aurez comme cela le sang plus calme, la main plus sûre. »

Je me suis couché et j’ai dormi comme une brute.

Je me suis réveillé pourtant de grand matin et j’ai songé un tantinet à la chance que je courais d’être estropié ou de mourir après une longue agonie. Eh bien ! voilà tout. Si je meurs, on dira que j’avais du cœur ; si je suis estropié, les femmes sauront pourquoi et m’aimeront tout de même. D’ailleurs, ce n’est pas tout ça ! J’ai besoin de déblayer le terrain, de me faire de la place pour avancer ; j’ai besoin de donner d’un coup ma mesure, et de m’assurer pour dix ans le respect des lâches.

On voit le Luxembourg de ma fenêtre. Ma foi, en jetant un dernier regard sur ce grand jardin bête ; en voyant s’y glisser les maniaques en cheveux blancs qui viennent tous les matins à la fraîcheur traîner là leurs chaussons mous, et salir du bout de leurs cannes la rosée dans l’herbe ; ma foi ! je viens de me dire qu’au lieu d’être les victimes de la verdure mélancolique, nous allons, Legrand et moi, être pendant un moment les maîtres de tout un coin de nature ; nous allons faire un bruit de tonnerre dans une vallée silencieuse ; nous allons fouetter avec du plomb l’air lourd qui pesait sur nos têtes.

C’est mon premier matin d’orgueil dans ma vie, toujours jusqu’ici humiliée et souffrante : Est-ce la peine de la mener longtemps ainsi, – pour aboutir à l’imbécillité, des maniaques à cheveux blancs ?… Plutôt disparaître tout de suite dans une mort crâne.

Prenons ma plus belle chemise, pour que j’aie bonne figure dans mon linge, si c’est moi qui tombe.

Je cherche l’attitude qu’il faut avoir, le pistolet à la main, et je regarde dans la glace si j’ai grand air en mettant en joue.

« Ne laissez pas voir de blanc », m’a-t-on dit.

Je me suis boutonné, de façon à ne pas livrer un éclair de chemise.

Mes témoins entrent.

« Avez-vous bien réfléchi ? L’affaire ne peut-elle pas s’arranger ?… »

C’est à les souffleter.

« Au moins, vous n’échangerez qu’une balle, n’est-ce pas ? »

Et ils me tapent dans le dos et me disent comme à un moutard : « Voyons ! il ne faut pas faire le méchant comme ça ! »

C’est pour eux, pour leur paraître brave, c’est pour le public fait de niais de ce genre, que je vais en appeler au hasard des armes !

Avec cela, ils commencent à me coûter cher.

Ce n’est pas avarice de ma part, mais je rage de les voir commander, trinquer, boire, avec un pareil oubli de mon individu et une telle insouciance de notre pauvreté.

Puis ils lâchent des mots que je n’aime pas.

« Nous buvons comme à un enterrement », a dit l’un d’eux.

On a beau être brave, cela vous donne un petit frisson.

Allons ! il est neuf heures, le mont-de-piété est ouvert. Collinet vient me prendre en voiture avec mes témoins, Legrand est dans un autre fiacre avec les siens.

On entre au Café des Variétés. Les témoins ne restent que le temps d’avaler un chocolat et filent ensemble du côté du clou, pour se rendre de là chez l’armurier.

Nous restons seuls, Legrand et moi : Legrand se place à gauche, moi à droite sur la terrasse. Nous attendons.

Mais, comme ils tardent !

Chacun de nous à tour de rôle s’avance sur le trottoir et plonge ses regards dans la longueur du boulevard.

Le patron nous surveille.

Dans le café, les arrivants, avertis par les garçons, nous désignent et parient.

« Je vous dis que ce sont deux capons ? – Non, des escrocs. »

Oh ! ce ridicule et cette honte !… Je préférerais être étendu, les côtes fracassées ou le front troué, sur ce canapé, plutôt que d’être la cible de ces coups d’œil et de ces blagues…

Enfin, voici les témoins !

« Que s’est-il donc passé ? »

On a demandé des pièces à Collinet qui n’en avait pas. Il a dû aller les chercher chez lui.

« Vous avez l’argent ?

– Oui.

– Réglez ces chocolats ! » et je pousse un soupir d’aise.

Je vois que Legrand fait de même.

Il était temps : nous allions nous raccommoder un moment, pour que l’un de nous pût partir en expédition et rapportât cent sous.

J’avais même déjà eu l’idée de lui proposer un duel immédiat et terrible. On aurait tiré au sort à qui serait allé au comptoir et aurait dit à bout portant : « C’est moi qui dois les chocolats. »

Mais si j’avais assez de courage pour le duel à l’américaine, je n’en avais pas assez pour être capable, si le sort eût tourné contre moi, d’approcher du comptoir et de dire : « C’est moi qui dois les chocolats ! »

En route pour la gare de Sceaux !

L’un des témoins connaît par là un endroit, où l’on sera bien.

Mais, quand nous arrivons, le train est parti.

« Si nous allions avec les voitures ?

– Comme on voudra. »

Nous sommes riches grâce au clou !

Je fais arrêter le sapin au premier bureau de tabac que nous apercevons, et j’achète un gros cigare, très gros.

On m’offre des fleurs par la portière.

Je ne veux qu’un bouquet d’un sou. Je n’arrachais qu’une poignée d’œillets ou de violettes dans les jardins des autres, quand j’étais petit : plus tard, je ne pouvais pas rogner mon pain pour enrichir les bouquetières, et j’ai gardé l’amour des touffes discrètes qu’on serre contre sa poitrine ou dans la main ; je presse les fleurs entre mes doigts tièdes, et tout un monde d’images fraîches danse dans ma tête, comme quelques feuilles vertes que le vent vient d’arracher des arbres.

Les camarades ne parlaient pas. À mesure qu’on avançait, la tristesse de la zone, la solitude des champs, le silence morne, et peut-être le pressentiment d’un malheur, arrêtaient les paroles dans leur gorge serrée ; et je me rappelle, comme si j’y étais encore, que l’un d’eux me fit peur avec sa tête pâle et son regard noyé !…

Ah bah ! Ce duel doit tasser le terrain de ma vie, si ma vie n’y reste pas. Aussi, quand j’y suis, faut-il que je l’organise digne de moi, digne de mes idées et digne de mon drapeau.

Je suis un révolté… Mon existence sera une existence de combat. Je l’ai voulu ainsi. Pour la première fois que le péril se met en face de moi, je veux voir comment il a le nez fait quand on l’irrite, et quel nez je ferai en face de lui.

Nous sommes arrivés, je ne sais après quelle longueur de rêves et quelle longueur de chemin, jusqu’à Robinson.

Nous apercevons l’arbre tout fleuri de filles en cheveux qui sifflent comme des merles ou roucoulent comme des tourterelles.

C’est la fête !

Les balançoires volent dans l’air, avec des femmes pâmées et qui serrent leurs jupes entre leurs jambes qu’on voit tout de même…

Je me rappelle lesreinages de chez nous et les belles paysannes aux gorges rondes, autour desquelles rôdaient mes curiosités d’écolier. Ma chair qui s’éveillait parlait tout bas ; aujourd’hui qu’elle attend la blessure, elle parle aussi.

« À quoi penses-tu ? me dit Collinet.

– À rien, à rien !… »

Et nous traversons le champ de foire…

Sur une baraque de lutteurs les hercules font la parade. Ils frappent à tour de bras le gong de cuivre pommelé, et soufflent de toute la force de leurs poumons dans le porte-voix qui aboie et mugit.

Autour d’un tir, on épaule les carabines. Ces détonations déchirent dans ma tête claire une rêverie qui commence et ramènent les témoins à leur mission.

C’est dans un coin éloigné du bruit, devant une table que cerne et étouffe une ceinture de feuillage, qu’on discute les conventions dernières.

« Qu’avez-vous de poudre ? Combien de balles ?

– Six.

– Je suis tellement maladroit que c’est peut-être trop peu. Si avec les premières balles nous nous manquons, ou du moins si nous ne sommes pas estropiés à ne plus faire feu, nous nous rapprocherons jusqu’à cinq pas. »

Je suis l’insulté, j’ai le droit de réclamer une réparation à ma fantaisie, telle qu’elle me satisfasse ou qu’elle m’amuse.

« Mais nous, disent ensemble les témoins, nous serons spectateurs et complices d’une tuerie ! »

Une tuerie où chacun court le même danger. Ce sont les chances de la guerre.

Il a fallu leur en faire de ces phrases ! Ils commençaient à avoir peur en se voyant si près du moment et en mesurant les suites de ma décision.

J’ai tout mon sang-froid, et ce qu’ils appellent ma dureté n’est que le geste et le cri d’une volonté qui ne recule pas.

Nous partons.

« Tu es pâle ! me dit Collinet.

– Mais je crois bien ! – j’étais pâle aussi le 2 décembre. »

J’ai eu une faiblesse.

Une pauvresse a passé : à qui je n’aurais donné que deux sous à un autre moment. Je lui en ai donné vingt, pour qu’elle me dise : « Cela vous portera bonheur. »

Les baraques continuent à faire dans Robinson, qui disparaît derrière les arbres, un tapage que la distance déchire ; il vient jusqu’à nous des lambeaux de musique barbare.

On marche en silence, Legrand avec ses amis et moi avec les miens.

Collinet ouvre de temps en temps sa trousse d’une main agitée, comme pour voir s’il n’a pas oublié quelque chose, s’il a bien tout ce qu’il faut pour tout à l’heure…

« Garez bien votre tête avec votre pistolet… comme ceci, de profil, en lame de couteau ! me répète l’un des témoins.

– Laissez Legrand tirer le premier », me conseille l’autre.

J’écoute à peine et j’ébauche des gestes de dédain qui se reproduisent sur la route baignée de soleil. Mon ombre se dessine comme sur le mur blanc du tir l’homme en tôle d’hier ; un peu plus, je chercherais les taches blanches sur mon habit, les taches faites sur le mannequin par les balles…

Je n’ai pas encore étémoi sous la calotte du ciel. J’ai toujours étouffé dans des habits trop étroits et faits pour d’autres, ou dans des traditions qui me révoltaient ou m’accablaient. Au coup d’État, j’ai avalé plus de boue que je n’ai mâché de poudre. Au lycée, au quartier Latin, dans les crémeries, les caboulots ou les garnis, partout, j’ai eu contre moi tout le monde ; et cependant j’étreignais mon geste, j’étranglais ma voix, j’énervais mes colères…

Mais nous ne sommes que deux à présent !… Il y a plus. Ma balle, si elle touche, ricochera sur toute cette race de gens qui, ouvertement ou hypocritement, aident à l’assassinat muet, à la guillotine sèche, par la misère et le chômage des rebelles et des irréguliers…

Je ne lâcherais pas pour une fortune cette occasion qui m’est donnée de me faire en un clin d’œil, avec deux liards de courage, une réputation qui sera ma première gloire, – ce dont je me moque ! – mais qui sera surtout le premier outil dur et menaçant que je pourrai arracher de mon établi de révolté.

En place – et feu !

Je ne jette ces mots dans l’oreille de personne, mais je les murmure comme une conclusion ; c’est le total de mon calcul.

Nous passons devant une ferme. Les témoins demandent s’il y a quelque chose à boire. Je prends un verre d’eau, Legrand aussi ; il faut se battre bien de sang-froid Nous avons eu la même idée tous deux ; comme moi, il sent que cette heure était nécessaire pour nous, et il sent aussi qu’un flot de sang, d’où qu’il jaillisse, lavera la crotte et la tristesse de notre jeunesse !

« Messieurs, dit d’une voix un peu tremblante un des témoins, je viens de marcher en avant, et je crois avoir trouvé une place. »

On n’entend que des bouts de branches mortes qui crient un peu sous les souliers, des toussements courts qui sortent des poitrines étranglées ; on entend filer un lézard, partir un oiseau… sonner un tambour de saltimbanques dans le lointain.

On entend autre chose à présent. C’est le bruit des pistolets qu’on arme, puis un mot : « Avancez ! »

Deux détonations emplissent la campagne. Nous restons debout tous les deux. J’ai fait je ne sais combien de pas, j’ai abattu mon arme. C’est manqué. Legrand, plein de sang-froid, m’a ajusté longuement. Sa balle m’a passé juste à un demi-pouce de l’oreille et a même frisé ma tignasse. J’aurais dû la faire couper. Elle fait boule et sert de cible.

« Vous pourriez en rester là ! dit Collinet. À dix pas ! mais c’est un assassinat ! vous allez y rester tous les deux !

– Chargez ! »

L’accent a été impérieux, paraît-il, car les témoins ont obéi comme des soldats. Nous nous promenons, Legrand et moi, chacun de notre côté, muets, très simples, les mains derrière le dos, et ayant l’air de réfléchir.

Un chien, venu on ne sait d’où, se trouve dans mes jambes et me regarde d’un œil doux, en demandant une caresse. Il m’a fait penser à Myrza, la chienne que nous avions à la maison quand j’étais enfant, qui me léchait les mains et semblait pleurer quand j’avais pleuré et qu’on m’avait battu. J’étais forcé de me laisser faire alors, je ne pouvais que conter ma douleur à la pauvre bête…

On avait le droit de me faire souffrir et, si je me plaignais, on disait que j’étais un mauvais fils et un mauvais sujet. Je devais finir par demander pardon.

Aujourd’hui, cinq hommes sont là, par le hasard d’une querelle, à la discrétion de mon courage, insulteur, témoins et médecin !

Il m’en vient un sourire et même un bout de chanson sur les lèvres. Je fredonne malgré moi, comme on se frotte les mains quand on est joyeux.

« Tais-toi ! » a fait Collinet à demi-voix.

Il a raison. Je diminue la belle cruauté de notre duel.

Les témoins nous rappellent.

« À vos places ! »

Nous devons faire un pas pour indiquer que nous y sommes. Ce pas fait, nous avons le droit de rester immobiles ou de marcher et d’attendre.

Je voudrais le toucher. Il a fini par m’irriter avec ses refus d’excuses. Ma foi, tant pis s’il me descend !

Cette fois encore, je tire le premier.

Legrand reste debout, avance, avance encore.

C’est long. Il tire. Je me crois blessé.

La balle a marqué à blanc. – Comme celles qu’il envoyait hier dans l’homme en tôle.

Elle a enlevé le lustre du drap et éraillé la manche de mon habit.

Nouvelle démarche des camarades pour arrêter le combat.

Non !

Je trouve que Legrand a tiré trop bien, et moi trop mal. Je trouve qu’après avoir passé tant de temps dans les champs, s’en aller sans qu’il y ait un résultat, c’est prêter à rire. Je trouve que le but est manqué, que l’occasion sera perdue, et qu’elle ne se représentera peut-être jamais aussi belle.

Une autre idée aussi tracasse mon cerveau. Encore l’idée de pauvreté.

TOUJOURS LE SPECTRE !

Puisque j’ai tant fait, puisqu’il y a eu déjà deux actes de joués, jouons le troisième, et jouons-le comme un pauvre qui peut donner son sang plutôt que son argent ; qui aime mieux recevoir aujourd’hui une balle que recevoir dans l’avenir des avanies qu’il n’aura peut-être pas le sou pour venger.

Les témoins insistent pour en rester là.

« Oui, si l’on veut me faire ici, sur place, des excuses – et complètes. »

Mon accent est dur et je semble faire une grâce.

Legrand répond du même ton, et par un signe qui veut dire : « Recommençons ! »

Le ciel est bleu, le soleil superbe ! Oh ! ma foi ! j’aurai eu une belle minute avant de mourir ! Je bois avec les narines et les yeux tout ce qu’il y a dans cette nature ! J’en emplis mon être ! Il me semble que j’en frotte ma peau. Allons ! dépêchons, et s’il faut quitter la vie, que je la quitte, baigné de ces parfums et de cette lumière !

« Messieurs, quand vous voudrez ! » dit un des témoins d’une voix presque éteinte.

Cette fois, à cinq pas !

J’ai fondu sur Legrand.

Je lâche le chien. Legrand reste immobile : il semble rire.

Je me replace, l’arme à l’oreille !

Où la balle va-t-elle m’atteindre ? C’est la sensation de la douleur qui m’empoigne : elle court sur moi, il y a des places que je sens plus chaudes. C’est dans une de ces places qu’il va y avoir un trou où fourrer le doigt, et par où ma vie fichera le camp.

Mais Legrand a tourné sur lui-même ; le sourire que j’attribuais à la joie d’avoir échappé et de me tenir à sa merci court toujours sur ses lèvres.

Ce sourire est une grimace de douleur.

J’aperçois un gros flot de sang !

Il tourne encore, essaie de lever son bras qui retombe.

« Je suis blessé. »

On accourt : la balle a fait trois trous, elle a traversé le bras, et est venue mourir dans la poitrine.

Collinet s’approche, coupe l’habit et, après quelques minutes d’examen, nous dit à demi-voix :

« La blessure est grave – il en mourra probablement. »

Je ne le crois pas ; – pas plus que je ne croirais mourir moi-même, parce que j’aurais un peu de plomb dans les os. Nous avons trop de force. Elle ne peut être démolie comme ça en une seconde, et, d’ailleurs, Legrand a la figure colorée, l’œil clair.

Il me tend la main.

« Je ne t’en veux pas ; mais dans un duel entre nous, il fallait aller jusque-là. »

Je réponds oui d’un geste et d’un salut.

« Ôtez-moi mes bottines : il me semble que je souffrirai moins. »

Collinet prend son canif pour couper le cuir.

« Non, non, dit Legrand… Je n’ai que celles-là. »

Lui aussi, lui aussi ! Il a eu comme moi la préoccupation des sans le sou. Pendant qu’on chargeait les armes ; pendant que les témoins faisaient des phrases pour que nous consentissions à mettre plus de place entre nous et la mort ; pendant que nous marchions l’un sur l’autre dans cette prairie pleine de fleurs, pendant toute cette journée d’acharnement sauvage, le spectre de la misère s’est dressé devant ses yeux comme devant les miens ! Le SPECTRE, toujours le SPECTRE !

L’os est en miettes dans le bras et les bandes de toile se gonflent de sang. Quelques gouttes ont fait des perles rouges sur l’herbe : le petit chien vient les flairer et les lécher.

Collinet demande le secours d’un docteur.

Un des témoins et moi, nous partons pour en dénicher un.

Course inutile dans la campagne chaude et vide !

Nous revenons vers Legrand, adossé contre un arbre, le bras pendant.

« Il est si lourd ! » dit-il avec une expression de souffrance.

Que faire de ce grand corps cassé ?

Les témoins, qui ont choisi le terrain, l’ont choisi éloigné des maisons, et l’on n’aperçoit pas même une ferme à l’horizon. On ne voit que la grande route blanche et des nappes d’herbe verte.

Pour comble de malheur, nous ne nous sommes pas aperçus, en entrant, que nous enjambions des fossés et des barrières, que nous nous écorchions à des haies, que nous poussions des obstacles. Mais à présent, nous voyons que, pour sortir, il faut casser des branches, sauter un ruisseau, escalader un buisson…

On s’en est tiré tout de même. On a trouvé un endroit par où l’on a fait passer le cul d’une charrette à bras, dans laquelle on hisse Legrand ; puis, le tassant comme un sac, on l’a accoté dans un des coins.

Nous nous mettons en route.

Nous voici près de Robinson. Une troupe de joyeux garçons et de jolies filles blaguent notre procession, comme ils appellent notre défilé muet et triste. Un coucou à voyageurs frôle la roue de la charrette, et le conducteur fait mine d’agacer avec la mèche de son fouet Legrand qu’il croit pochard.

« Mais le sang pisse par les fentes ! » crie tout d’un coup une étudiante, en indiquant la place du bout de son ombrelle.

On arrive à deviner ce qui s’est passé, et les promeneurs et les promeneuses en parlent tout bas. Quelques-uns demandent quel est celui qui a tiré sur le blessé.

« Il n’a pourtant pas une mauvaise figure, disent les uns.

– Hum ! » font les autres.

Il n’y a pas plus de médecin à Robinson qu’ailleurs : ce qui désespère l’aubergiste chez lequel la charrette est entrée, et qui voudrait bien se débarrasser de ce paquet sanglant.

On va le débarrasser.

Legrand dit :

« Je ne veux pas mourir ici. Qu’on me ramène à Paris. »

Collinet s’y refuse. Legrand insiste :

« Je t’en prie… je l’exige ! »

Où trouver une voiture où l’on puisse l’étendre ?

« Cet omnibus ? »

On fait marché pour la location de l’omnibus, tapissière fermée qui a amené les Parisiens à la fête et qui attend le soir pour les ramener. Il y a des bribes de bouquets qui traînent sur les banquettes. Il y a un drapeau sur l’impériale, et des pompons rouges à la tête des chevaux.

L’aubergiste fournit une paillasse. Un homme de l’endroit, qui cligne de l’œil en disant qu’il sait ce que c’est qu’un duel, offre un matelas ; une dame, que la poésie de l’aventure séduit, prête une couverture blanche qui recouvre Legrand tout entier.

Nous remercions et nous partons.

Je prends place près des autres. Legrand y tient, m’a-t-on dit, et je juge de mon devoir de l’accompagner et de rester en face de lui. J’aurais trouvé simple et naturel qu’il en fit autant, si c’était lui qui m’eût touché.

Ma sensibilité ne joue pas la comédie. Je croirais cela indigne de la sérénité du blessé. Je reste muet et je songe ! Je songe encore une fois au long accouplement forcé dans la solitude, l’obscurité et la peine.

Legrand souffre le martyre en ce moment.

Eh bien ! je parierais que cette souffrance, qui précède probablement la mort, l’effraie moins que ne le tourmentait la vie que nous vivions, et d’où nous n’avions pas le courage ou les moyens de nous évader autrefois…

Si Legrand survit, ce coup de pistolet aura affranchi notre avenir en trouant la muraille des souvenirs cruels. Il viendra peut-être un peu d’air frais par ce trou-là !

Il a demandé à être transporté chez un ami.

On a fait arrêter l’omnibus devant une petite maison de la rue de l’Ouest, blanche et proprette, qui a par-derrière un jardinet, et qui est habitée par des gens tranquilles.

Quand il est monté, soutenu par deux d’entre nous, la couverture blanche prêtée par la châtelaine de Robinson était comme un manteau de pourpre.

Lorsqu’on n’est pas mort après avoir perdu tant de sang, on ne doit pas mourir.

J’ai serré sa main gauche, j’ai salué les gens, et je suis parti.

Je me suis attardé dans ces sensations et ces détails, parce que les gestes et les paroles de ce jour-là eurent pour témoin la campagne heureuse, parce que le soleil versait de l’éclat et de la joie sur les cimes des arbres et sur nos fronts ; parce que les heures que prit cette rencontre furent les premières qui ne sentirent pas la gêne et la honte, le souci du lendemain.

Je suis tout confus des éloges de quelques-uns, qui parlent de mon sang-froid par-ci, de mon sang-froid par-là… Mais je n’y ai pas grand mérite ! Ils ne savent pas combien ma résolution de rester un insoumis et un irrégulier, de ne pas céder à l’empire, de ne pas même céder aux traditions républicaines, que je regarde comme des routines ou des envers de religion, ils ne savent pas combien cette vie d’isolé m’a demandé d’efforts et de courage, m’a arraché de soupirs ou de hurlements cachés ! Ils ne le savent pas !…

C’est pendant ces années de bûchage sans espoir et sans horizon que j’ai été brave ; appelez-moi un héros à propos de cela, je ne dirai pas non ! Mais s’étonner de ce que j’ai eu de la carrure pendant un jour, s’étonner de ce que Legrand et moi nous ayons gardé la tête haute devant le danger, c’est ne pas savoir combien il est nécessaire de la tenir baissée pour monter les escaliers des hôtels lugubres.

Après ce duel, c’était au pis aller un lit à six pieds sous terre, la tête dans les racines des fleurs et des arbres, au lieu du sommeil dans les draps sales d’un garni.

Mais je me battrais encore aux mêmes conditions pour avoir l’air crâne et menaçant vis-à-vis des témoins tout surpris de voir des écrasés se redresser ainsi ! Joie suprême que paient trois minutes de tir. C’est pour rien.

Quatre chirurgiens, réunis en consultation, ont déclaré qu’il fallait couper le bras ; que sinon ils ne répondaient de rien. Legrand les a entendus, et malgré lui son regard me crie : « C’est toi qui me fais mourir ! » Dans le délire de sa fièvre, je lui apparais, non comme un adversaire, mais comme un assassin.

Je viens de mettre pour la dernière fois le pied dans cette maison.

On avait suspendu une ficelle au ciel du lit ; au bout de cette ficelle, un filet dans lequel un glaçon fondait. Là-dessous était étendu comme une chose morte le bras fracassé, et la glace pleurait ses larmes froides sur le trou fait par la balle ; ce trou bleu avait des airs d’œil crevé.

C’était triste. Cette larme de glace m’est tombée sur le cœur, éteignant toute la fierté et tout le soleil de la journée de combat.

Share on Twitter Share on Facebook