32 Agonie

Les années se sont écroulées sur les années ; j’ai vu revenir les étés et les hivers, avec la monotonie implacable de la nature. – L’Odéon, glacé en décembre, frais en avril : voilà tous les souvenirs qui emplissent ma tête et mon cœur depuis une éternité.

Est-ce un total de mille ou de deux mille journées sans émotion que j’ai à enregistrer dans l’histoire de ma vie ? Je ne saurais le dire.

C’est affreux de ne pouvoir ressusciter une image, une scène, une tête, pour les planter le long de la route parcourue, décolorées ou saignantes, afin de se rappeler les moments de joie et de douleur !

Eh bien, le chemin par où je me suis traîné s’étend comme un sentier désert et se perd à travers le blanc de la neige ou le noir des ruisseaux, sans une pousse ou une racine qui soient restées, pour que ma mémoire s’y accroche et sauve un événement du naufrage ! Je n’ai rien à me rappeler et je n’ai rien à oublier, rien, rien.

Comme le temps a été rongé sans bruit ! Les années ont paru courtes parce qu’elles étaient creuses et vides, tandis que les journées étaient longues, longues parce qu’elles avaient chacune leur intrigue de famine et leur tas de petites hontes !

À peine si je sais les dates ! Je ne revois debout, dans ma mémoire, que quelques premiers janviers sans étrennes et sans oranges. Je pouvais aller souhaiter le nouvel an, les mains vides, à Renoul à sa femme, à Matoussaint ! Mais deux pauvretés qui s’embrassent, ça n’est pas gai !

J’ai vécu et je vis comme un loup.

Mon duel avec Legrand m’a fait d’ailleurs une réputation de dangereux, qui éloigne de moi tout le monde ou à peu près. Ils calomnient jusqu’à mon courage.

Je passe ma vie à la Bibliothèque ; j’y viens souvent, l’estomac hurlant, parce qu’on ne va pas loin avec mes quatorze sous par jour qui se réduisent à douze et même à dix bien souvent, car j’emprunte au trou de mon estomac pour boucher d’autres trous.

Peut-être un jour entendront-ils un homme glisser de sa chaise et rouler évanoui sur le plancher. Ce sera moi qui aurai faim ; c’est à moitié arrivé déjà l’autre lundi. Mais à ceux qui me relèveront, je dirai : « C’est la chaleur » ou bien : « J’ai fait la noce hier. » J’accuserai la température ou mes vices. On ne saura pas que c’est la misère – si quelqu’un le devine, après tout, il n’y aura pas à en rougir : je serai tombé sans appeler au secours.

En été, le grand soleil m’accable. Il m’accable, il me tue ! J’ai des sueurs de faiblesse et des évanouissements de pensée dans mon cerveau las !

L’hiver, je suis mieux. Je cours. Cependant le gris du temps, le sec des pierres, le vent méchant, le verglas traître, l’isolement dans la rue attristée et presque vide !… Ah ! cela m’emplit de mélancolie quand je sors, et je trouve la vie bien affreuse.

Où aller, le soir ?

Heureusement, à six heures, l’autre bibliothèque Sainte-Geneviève est ouverte.

Il faut arriver en avance pour être sûr d’une place. Les calorifères sont allumés ; on fait cercle autour, les mains sur la faïence. J’ai voulu causer avec mes voisins de poêle ! Pauvres sires !

Alors que je saignais de leurs douleurs plus que des miennes – car j’avais au moins mordu dans un morceau de pain avant d’entrer – alors que j’espérais entendre sortir de leurs bouches qui bâillaient la faim un cri de colère ou un gémissement de douleur ; ils me contaient des balivernes, me parlaient de l’idéal, du bon Dieu…

Des Prud’hommes, ces déguenillés en cheveux blancs ! Des Prud’hommes qui venaient là pour lire les bons livres ; gamins de soixante ans, qui puaient encore l’école à deux pas de la tombe ; égoïstes pouilleux qui, étant lâches, ne pensaient pas à ceux qui ne l’étaient point, et se prélassaient dans leur misère, attendant la mort avec l’espérance d’une vie future. Si l’on s’était battu au Panthéon, ils auraient été du côté de ceux qui les affamaient, contre ceux qui voulaient tuer la famine !

Pas une tête de révolté dans le tas ! Pas un front de penseur, pas un geste contre la routine, pas un coup de gueule contre la tradition !

Je vais en bas quelquefois, dans une salle qui a des odeurs de sacristie.

La fraîcheur, le silence !… C’est là que sont les livres illustrés. J’y lis l’Artiste, et l’histoire de l’impasse du Doyenné, où Gautier, Houssaye et Gérard de Nerval avaient leur cénacle.

J’ai d’abord parcouru ces récits avec une curiosité pleine d’envie, puis avec le frisson du doute.

Ils crient que le printemps de leur jeunesse fut tout ensoleillé. – Mais par quel soleil ? J’ai appris d’un garçon qui a connu le secrétaire de l’un d’eux, j’ai appris une nouvelle qui m’a fait trembler.

Ce Gautier, ce Gérard de Nerval, ils en sont à la chasse au pain ! Gautier le récolte dans les salons de Mathilde, Gérard court après des croûtes dans les balayures. On me dit qu’il a parlé de se tuer un soir qu’il n’avait pas de logis.

Ils mentent donc, quand ils chantent les joies de la vie de hasard, et des nuits à la belle étoile ! Littérateurs, professeurs, poètes comiques, poètes tragiques, tous mentent !

Ah ! je suis empoigné et envahi par le dégoût !

J’ai longtemps réfléchi, écrit – pour la joie austère d’écrire et de réfléchir. J’ai tiré ma charrette courageusement ; je n’ai pas pensé, comme bien des jeunes, à franchir le chemin au galop… je me suis défié de mon inexpérience et de mon orgueil ; je me suis dit : « À tel âge, tu devras avoir fait ton trou » et mon trou n’est pas fait.

Voilà longtemps, bien longtemps, que j’ai jeté le manche après la cognée !

C’est fini : je me mangeais le cœur, je me rongeais le foie dans la solitude de ma chambre, en face de mes productions, qui sortaient muettes de mon cerveau et que je n’entendais ni vivre, ni crever.

Une mère finirait par cracher sur son fruit et sur elle, si tous ses enfants étaient mort-nés !

Je suis trop mal vêtu pour passer l’eau. – J’y trouverais des arrivés qui auraient pitié de ma misère ou qui me régaleraient. – Je ne me laisse pas régaler, ne pouvant rendre les régalades.

Et je rôde dans deux ou trois rues du quartier Latin, toujours les mêmes, cherchant l’ombre !

Ah ! j’aurais besoin d’air, d’air clair et d’un peu de vin pur !

Si je trouvais de quoi m’habiller et payer mon voyage, je partirais au pays, chez l’oncle le curé, au sommet de Chaudeyrolles.

Il y a là du vin et le grand vent ! Je verrais ma mère en passant.

Je verrais aussi ces cousines, qui logèrent dans le cadre rouillé de mon enfance le pastel d’or d’un jour d’été.

Quand je retournai là-bas pour le projet de mariage avec cette mépriseuse de pauvres, je comptais me gorger des odeurs du pays, boire – à m’en soûler – aux sources perdues dans l’herbe, je comptais mâcher des feuilles, embrasser des chênes, donner ma peau à cuire au soleil !

Je partis sans avoir touché la main de Marguerite, la belle cousine, sans avoir cassé une motte de terre avec le museau de mes bottines de Paris !

Et depuis j’ai vécu, dans les bibliothèques, les garnis, les coins sales !

Je n’ai jamais pu sortir de ma bourse un jour de bonheur à travers les champs, avec ma jeunesse chantant dans ma tête ou la jeunesse d’une autre sautant à mon bras ! moi qui ai tant de parfums dans mes souvenirs, et qui entends rouler tant de sang dans mes veines !

J’ai besoin de rafraîchir ma vie.

Il me faudrait trois cents francs pour aller au Puy !

« Je vous les avance, m’a dit un garçon, si vous me promettez, au retour, de passer ma version de bachot pour moi. »

Mais c’est un faux ! Si je suis pris, c’est la prison.

« Dites-vous oui, dites-vous non ?

– Je ne dis pas non… je vous demande jusqu’à demain. »

J’allais céder, bien sûr, céder pour le grand air et le vin pur, pour le baiser sur le front de la mère, pour les cousines à embrasser à pleines lèvres ! J’aurais joué contre trois ans de centrale, quinze jours de bonheur, de vagabondage dans les vergers et dans les bois !

La mort est arrivée, qui m’a barré le chemin de Clairvaux.

Share on Twitter Share on Facebook