CHAPITRE PREMIER

En somme, on n’est bien que couché !…

À condition de ne jamais remuer, de s’être empaqueté dans les deux couvertures, d’avoir enfilé, l’une sur l’autre, cinq paires de chaussettes, de s’être calé les reins avec ses souliers, afin de pouvoir les remettre, le moment venu, on est bien !…

Je lis un livre. Toutes les dix pages, j’arrête ma lecture, j’arrache ces dix feuillets, je les tords et j’allume. Cela fait, pendant quelques secondes, une chaleur de four qui tombe tout de suite, mais permet quand même d’arriver au bout des dix pages suivantes.

L’ennui, c’est que la neige qui s’écroule des arbres a cintré mon toit de façon inquiétante. Ses deux versants se rejoignent presque, et dès que je lève la tête, je cogne dedans. Ces coups de tête vont finir par rendre ça inhabitable : une toile de tente mouillée, c’est plus irritable qu’une peau fine. Vous y touchez du bout du doigt : à cet endroit-là, elle se traverse et fait gouttière. Il pleut dans mon oreille gauche, sur mon nez, sur mon livre et toujours exactement aux mêmes points. Cela finit par exaspérer !

J’ai cependant bien fait de changer de place ! La nuit dernière, je me suis réveillé parce que j’avais vraiment plus froid que d’habitude. Quand je me suis assis, cela a fait « flouc » : j’étais assis dans le Danube ! Il avait monté doucement depuis le soir, et comme ma tente était la première du côté du fleuve… Ici, dans la forêt marécageuse, sous l’égout des arbres, avec le dégel qui commence, on finira d’ailleurs par mariner tout autant.

— Qu’est-ce que c’est ?

Une main travaille, avec des doigts gourds, l’entrée boutonnée de ma demeure ; un papier glisse dans la fente des deux toiles :

— La décision, mon lieutenant.

Toutes les branches de la forêt ont pleuré dessus, au passage ; ce n’est plus qu’un entrelacs de ruisseaux violets. Je lis pourtant : « Prise d’armes à 15 heures », et les détails du rassemblement.

Nous sommes au 22 novembre. En cinq semaines, pendant la traversée, au pas de course, de la Macédoine, puis de la Bulgarie, le long des six cents kilomètres de montagnes, les trois quarts du régiment ont fondu. J’ai vu mes hommes, un à un, tomber, sur les genoux, quand ça montait, sur le dos, à la descente des cols. J’allais à eux, je leur disais stupidement :

— Eh bien ! quoi, alors, mon vieux, ça ne va plus ?…

Pas un ne répondait, ils ne me regardaient même pas, verdis, vidés qu’ils étaient par la dysenterie. Tout leur pauvre corps s’en était allé en eau, le long de la terrible route. Ce n’était plus que des sacs d’os, des sacs de peau terreuse. Et cette affreuse nausée qu’ils avaient tous, ce rictus de mal de mer retroussé sur leurs dents !… On les traînait jusqu’au fossé, et on repartait…

Et les paludéens ! Ceux-là avaient bonne mine, de belles couleurs, avec leur 41° de fièvre. Seulement, quand on les doublait, on entendait sonner leurs gamelles, leurs cartouchières, leurs bidons, secoués à leur tremblement, comme dans une maison la vaisselle, lorsqu’un gros camion passe.

On avait semé aussi les mulets, par vingtaines, aux dernières étapes, nos misérables mulets écorchés, gangrenés. Il fallait se mettre à dix, le matin, pour bâter leur viande à vif : cinquante kilos sur une plaie, ça les rendait fous ! Le soir, ils s’abattaient, dans les pierres coupantes du chemin, et les muletiers attendaient, l’air bien embêté, qu’ils aient fini de crever, pour les débâter, à cause des coups de pied qu’ils envoyaient dans l’agonie. Entre Prilep et le Danube, il en est ainsi tombé plus de cent dans le ventre des Macédoniens qui les guettaient du haut des crêtes, et les emportaient en quartiers, dès que la section de police était passée. Naturellement, les vivres étaient déposés dans le fossé, car on n’emportait que les caisses de cartouches, et le cheval du colonel traînait une roulante quand nous sommes arrivés ici…

Les trois cents bonshommes qui restent pourrissent tranquillement dans le bois, depuis huit jours. Pour qu’on leur ordonne une prise d’armes, il faut tout de même qu’il y ait quelque chose de vrai dans ce que les Italiens nous ont crié, la semaine dernière, quand on passait dans Kustendil !… Eh bien, même pour ça, on devait nous foutre la paix ! Dire qu’il va falloir se rechausser !

Quand j’aurai quatre-vingts ans, que je serai perclus et bien roide, ça me coûtera sûrement moins de m’habiller ! C’est comme si l’on entrait dans un bain de glace : tout ce qu’on met est saturé de neige fondue. Je ne parviendrai jamais à réchauffer ces éponges !…

Dans le bois, où j’arrive enfin à quatre pattes, la neige est crevée de myriades de trous, d’alvéoles profondes et serrées, ouvertes par le dégel de midi. Le ciel, entre les troncs noirs, est si sale, si jaune, que le sol blanc ne parvient plus à éclairer. À droite, le fleuve débordé, entre d’autres arbres de goudron, paraît s’être dressé, tendu comme une haute bande verticale, une longue toile brune qui monte jusqu’au lourd plafond des nuées, et nous cerne. Tout est à ce point obscur, froid et décoloré, qu’il semble que toujours il en sera de même, que nous sommes tombés au-dessous du monde, dans une région de limbes où rien n’a jamais vu le soleil !…

— Allez, debout ! Prise d’armes à 3 heures !

J’ai crié l’ordre à un buisson de ronces, un réseau serré de neige. Il abrite un château de cartes en toile jaune où dorment les hommes, couchés tête-bêche, les pieds fraternellement réchauffés par les flancs tièdes des copains.

Si absurde qu’il soit, cet ordre, il semble, à le crier dans ce bois désert, que l’on conjure un maléfice. Rester couché huit jours dans la neige, dans la pénombre grasse de toiles huilées, c’est un hivernage qui étreint durement l’esprit. On a guetté la montée du froid dans ses membres comme l’invasion d’une maladie, on a trop écouté le silence, ce grand silence mat de la neige, ce silence clos, étouffé, si différent des autres silences campagnards, profonds, béants, qu’on sent faits pour amplifier, de toute la résonance de leur vide, les bruits et les voix qui y tombent. Pour avoir trop longtemps regardé un pauvre vieil arbre tors, disputant une à une ses dernières feuilles au vent, on a soudain pensé que les camarades tués étaient morts, qu’on était, soi, devenu homme sans avoir eu de jeunesse, que pour la cinquième fois, on ne serait point à la maison, au coin du feu, à Noël… Oui, crier cet ordre qui vous impose un but, une action, cet ordre qui lui est bien précis, sous ce ciel vague, qui prescrit une heure exacte dans ce morne flux de temps où tout se noie, crier un ordre empoisonnant qui va réveiller dans les guitounes une indignation tonique, ça vous remet d’équerre, ça vous essore le cerveau !

Rien ne bouge pourtant dans le buisson de ma première section. Je sais qu’ils sont tous là : leurs têtes font des bosses rondes dans le bas de la toile.

— Et vivement, hein !

J’ai empoigné le frêle poteau de la tente, et je le secoue, avec précaution, car je ne me consolerais pas si je le faisais péter, leur bout de bois ! Un remous court dans le toit : ils se sont tous assis du coup, très inquiets pour la bâtisse.

— Ben, qu’on nous laisse au moins mettre nos grolles !

Les grolles !… C’est devenu un mot, une chose tragique, pour ces pauvres pieds de fantassins affreux à voir et à traîner, des pieds sans chaussettes, éraillés par le cuir des gros souliers, écorchés par tous les silex blessants de la montagne, pour les talons arrachés par des semaines de montée, les doigts écrasés, laminés, par des jours et des jours d’affreuse descente. Les grolles !… Depuis huit jours, on les soigne, on les réchauffe, on les masse, on les imprègne patiemment de la graisse des boîtes de singe, dans l’espoir qu’elles s’attendriront, mais à chaque fois qu’il faut y pousser les pieds gonflés, meurtris, saignants :

— Hein ! Hein !… Oh, bon Dieu !… J’peux pas !… J’y va nu-pattes moi, à leur saloperie de truc !

À deux heures quarante, ma compagnie est enfin rassemblée, une trentaine d’hommes qui en ont marre au point de ne même plus éprouver le besoin de le dire ! Ces huit jours de « repos » au bain-marie les ont claqués. Ils n’en finissent pas de s’aligner, parce qu’ils toussent, qu’ils boitent, qu’ils grimacent de courbature et qu’ils lâchent à chaque instant les rangs, pour aller s’accroupir derrière un arbre… Les choux à vaches et les piments raflés les semaines dernières dans les champs bulgares, ces platées de dangereux légumes dont ils se sont bourrés, parce que c’était vert et frais, leur ont détruit le ventre.

— Tout de même, mon lieutenant, ils la salissent !

— Allons, par deux !

On piétine longtemps dans la neige jaune, pâteuse, du chemin ; on glisse, on jure. Les arbres gorgés ruissellent, des gouttes plus larges que le pouce dont on sent le choc sur ses épaules, et soudain, la bise vous saute au visage et aux mains, le crivets accouru du steppe russe vous masse les cuisses et le ventre, vous mord les oreilles et les doigts, vous meurtrit les yeux, comme s’il les enfonçait durement au fond du crâne.

— Arme sur l’épaule… droite ! Pas cadencé… marche !

Crier ça avec des joues en bois, raidies par le froid mieux que par la cocaïne du dentiste, c’est du sport ! L’exécuter, c’est encore mieux !… Dire que c’est fait dans un beau style, et que mes gars ont une allure très martiale en débouchant dans la clairière où le colonel les regarde arriver, ce serait mentir !… Il est debout, le vieux, sur le seuil du pavillon de chasse où l’État-Major du régiment brûle tous les planchers dans la cheminée. Il crie à mes sections cassées par la colique :

— Allons ! Au pas ! Et appuyez-moi sur ces crosses !

Il crie ça, à la papa, sans méchanceté. Il a presque l’air content de voir défiler de si belles troupes !…

Maintenant, tout le régiment est massé, l’arme au pied. Il y a deux mois que je ne l’ai vu, depuis une prise d’armes à Prilep, et je le trouve effrayant : un alignement de faces blêmes, émaciées, des joues comme crevées, des yeux creux… Mais il y a autre chose que je ne saisis pas tout de suite, il y a dans l’aspect de ces hommes une étrangeté que je ne parviens pas encore à préciser. Au garde à vous, sur le front de ma compagnie, je cherche, et je trouve soudain : c’est le vague de leurs vêtements qui m’a frappé ! Malgré les bretelles des cartouchières qui les plaquent sur la poitrine, les capotes semblent pendre des épaules comme de porte-manteaux, et les ceinturons, lâches malgré les crans supplémentaires, s’enfoncent extraordinairement à la place du ventre… Il est mort trois hommes, ce matin, dans le pavillon de chasse que l’État-Major partage avec les agonisants.

— Garde à vous !

Le colonel s’est avancé au centre du carré, un papier à la main.

— Mes amis, j’ai à vous annoncer une grande nouvelle. Nous sommes vainqueurs ! Depuis le 11 novembre, la guerre est finie sur le front français.

À vrai dire, on s’en doutait un peu, mais c’est tout de même une sacrée minute ! L’émoi se mesure à l’immobilité pétrifiée des hommes, tandis que le colonel hache dans les rafales les lignes du communiqué :

— Au cinquante-deuxième mois d’une guerre sans précédent dans l’histoire…

Le crivets rabat sur le front des compagnies les bribes des phrases historiques :

« … l’exemple d’une sublime endurance et d’un héroïsme quotidien… tantôt attaquant elle-même et forçant la victoire… »

Puis le colonel replie son papier et laisse tomber négligemment :

— L’armistice est entré en vigueur ce matin à onze heures.

Il a bien raison, le vieux, de ne point faire un sort à cet avis qui ne nous concerne pas ! Nous, on l’a eu, notre armistice, on l’a depuis bientôt deux mois : il a marqué, pour le régiment, le début de cet effrayant raid par-dessus les Balkans, qui nous a jetés, à bout de forces, dans ce bois pourri. Leur armistice, à eux, ce sera autre chose ! Des permissions, des balades, la bonne vie !… Nous, on est et on reste : « Armée de Salonique » ! C’était une injure, sur le front français… Pourtant, on a pris le 15 septembre le Sokol, avec des échelles d’assaut, le Sokol, 1.383 mètres à pic… Seulement, allez donc vous en vanter ! Il a un nom de produit pharmaceutique !…

Ce n’est pas fini, après cette lecture ?… Voici que les hommes regardent à gauche avec un redoublement d’intérêt. Je me détourne, et j’aperçois quelque chose d’inouï qui se prépare : la musique !… Ça, ça nous épate tous infiniment plus que l’armistice, que la musique du régiment que personne n’a jamais ni vue ni entendue, dont on parlait comme d’une institution légendaire, que la musique du régiment existe et soit arrivée jusqu’ici, alors que le drapeau, lui, a été noyé avec son mulet au passage du Vardar. Ils sont bien douze, maintenant, douze musiciens, l’œil anxieusement fixé sur le chef de musique, douze qui approchent avec précaution de leur bouche des cuivres merveilleusement bosselés. Le piston suce, l’un après l’autre, méthodiquement, ses doigts gelés, le bugle est déjà embouché, les cymbales s’apprêtent au choc : qu’est-ce qui va sortir de là !

Fa, fa, fa, si… murmure le chef de musique.

Et ça éclate !

Le vent de Russie nous frappe. La forêt, tout entière rebroussée, file au sud, de toutes ses branches, sous la panique des nuages ; les arbres sinistres nous encerclent dressés derrière les fusils ; le fleuve louche gonfle ses vagues boueuses ! on oublie tout pour cette Marseillaise que le chef de musique secoue des bras et du torse. Mieux que les phrases hautaines du communiqué, les meuglements rythmés accomplissent ce miracle de redresser les têtes maigres, de repétrir les visages défaits, de galvaniser les misérables corps.

Hélas !… Les pauvres gars qui soufflent, qui enfoncent les touches de leurs doigts gourds, perclus d’onglée, jouent sans cartons. Ils se sont répandus au passage d’un col, dans un ravin, quelque part entre Vélès et Uskub. Aussi trébuchent-ils dès les premières mesures et le régiment, au port d’armes, écoute, navré, les rots affolés des trombones, les cris éperdus de la clarinette égarée. Ils lâchent un à un, les musicots, leurs instruments retombent…

— Ré, ré, fa, la, hurle le chef de musique qui hale les survivants, avec des gestes de noyé.

Un piston et un bugle tiennent encore. Ils abandonnent à « Mugir », quand ça module… On attend. Les officiers gardent toujours l’épée droite, le colonel jette des regards inquiets au chef de musique ; le chef de musique laisse retomber des bras impuissants, secoue la tête. Rien à faire pour remettre ça avec quelque chance de succès. C’est fini !

— À droite par quatre !

Et l’on s’en va sur cet échec, on s’en va sans trouver en soi le goût d’être heureux comme il le faudrait, on s’en va, tête basse, derrière la musique déshonorée… Après cinquante-deux mois, être vivant, avoir eu le bon bout, et rater la joie que ça devait vous donner !…

— Depuis quatre ans que je m’étais juré de me saouler la gueule ce jour-là, et ne même pas avoir un failli quart de pinard à se mettre dans le col !

La section, derrière moi, approuve d’un grognement celui qui a parlé. Tous les signes extérieurs de la victoire nous sont refusés : on n’a pas eu de musique, et on boira ce soir de l’eau, de l’eau rose où le major fait dissoudre ses derniers comprimés de permanganate !

On me frappe sur l’épaule :

— Alors, dis donc, ils ont fini par se dessaler ?

Ce « ils » prouve à quel point le lieutenant Conan se désintéresse de cet armistice supplémentaire. C’est un petit Breton, un Malouin râblé, à épaules larges, avec de gros bras durs et une tête ronde, un visage qui semble avoir été repoussé du dedans par une boule, des joues rouges et luisantes, de ces joues de gosse rubicondes qui font s’extasier les Parisiennes, quand elles les rencontrent, barbouillées de crasse et de beurre, dans une cour de ferme, au bord des routes. Il a gardé le béret, l’uniforme bleu-marine, la fourragère rouge des chasseurs à pied, son corps d’origine. Cinq étoiles et trois palmes se touchent sur le ruban trop court de sa croix de guerre. Légion d’honneur.

Lors de son arrivée en Orient, en janvier 17, la Ford qui le conduisait d’Itéa à Bralo s’était rangée à droite, dans un col du Parnasse, cédant respectueusement la gauche, côté abîme, à une autre Ford à fanion tricolore. Un général en était descendu, notre général qui, laissant son conducteur raser seul le bord du ravin, avait tenu à saluer, dès leur arrivée, les officiers qu’on lui envoyait de France.

Il était tombé en arrêt devant cette croix de guerre si chargée et tellement inattendue sur ce garçon poupin, somnolent ; il lui avait demandé son âge : « Classe 13 »… Ses citations ?

— Je ne les ai pas sur moi, mon général, avait répondu Conan, mais ça va chercher dans les cinquante-deux Fritz esquintés en dix-huit coups de main.

Alors le général s’était exclamé, tout attendri, car c’était un excellent homme :

— C’est magnifique ! Vingt-trois ans, et une constellation pareille sur sa croix de guerre ! Je voudrais que vous soyez mon fils, jeune héros !

Quand Conan, dans les popotes de Monastir, avec son accent traînard, rapportait ce dialogue, qu’on le soupçonnait d’avoir embelli, tous guettaient ce « jeune héros » qui s’achevait en gloussement, car le narrateur, à ce moment de son récit, n’était jamais maître de sa joie.

Il avait gagné palmes et étoiles à commander un groupe franc. Ceux qui le connaissaient assuraient que ce gars placide, qu’on imaginait si bien devant une bolée, avec des sabots et un petit chapeau rond à rubans, exécutait des coups de main d’une audace terrifiante, et que ses cinquante terribles types lui obéissaient mieux qu’au bon Dieu. Lui, parlait rarement de sa guerre. C’était encore le plus chic des copains. Il donnait tout, sauf sa montre prise à un officier bulgare.

Il marche maintenant près de moi, dans le sentier vaseux, glissant, et il hausse les épaules :

— Nous, on le savait depuis hier au groupe franc.

Il n’y a plus de groupe franc à la division depuis l’armistice, le vrai, l’armistice de Salonique. Le groupe franc de Conan est devenu la première compagnie de mitrailleuses du 50e, mais Conan continue et continuera de dire : « le groupe franc »… Il réfléchit quelques instants, et de sa voix musarde, collant aux mots comme ses semelles au cambouis du chemin :

— C’est fini pour eux, pas pour nous !… Y a des infirmes qui croient qu’on va les emmener à la gare dimanche prochain, avec la musique !…

Au souvenir de la musique, il pouffe, drôlement, puis prédit :

— Toi et moi, de la classe qu’on est, on n’a pas fini d’en baver dans des bleds comme celui-là !… Chiche que dans un an on sera encore par ici, à rafraîchir !

Il a donc juré de me désespérer ?…

— Rappelle-toi, me dit-il entre deux bouffées de pipe, quand toi et moi on est parti… On disait : « Au moins, on ne les fera pas nos trois ans !… » Eh ben, on bouclera la cinquième année, mon vieux !

C’est extraordinaire, mais j’ai l’impression que cette perspective ne lui est pas absolument désagréable… Agacé, je lui jette :

— Parle pour toi, si tu rempiles…

Il s’arrête, les bras croisés, me vrille de ses petits yeux qu’il semble toujours avoir tant de peine à ouvrir, et sans souci de la compagnie qui nous dépasse et qui rigole, il hurle :

— Rempiler, moi ! moi !… T’en as vu souvent de faits comme moi dans les casernes ?…

Il voudrait visiblement en dire plus, mais, quand il est en colère, et c’est fréquent, il bafouille tout de suite ! Alors, avec cette mobilité d’impressions qui m’étonne toujours chez lui – il semble si lent ! – Conan lâche une grosse injure et ordonne :

— Laisse ton sous-verge emmener tes poilus et amène-toi manger un poulet.

En m’entraînant, il m’explique :

— Un de mes types en a refait une couple dans une ferme bul. Il m’en a apporté un. J’ai voulu lui donner cent sous. « Si je l’avais acheté, d’accord, qu’il m’a dit. Mais, il m’a rien coûté, j’peux pas vous le vendre ! »

C’est dans le talus d’un ravin qu’ils ont creusé leurs cavernes. Ils les ont fermées par des murs en mottes de gazon, d’où dépassent d’invraisemblables cheminées, faites de boîtes de singe, sans fond, agrafées avec du fil téléphonique. Conan écarte la toile de tente qui ferme l’entrée de son P. C., et je m’extasie : il fait chaud, il y a du feu, un grand feu qui brûle dans une cheminée de cailloux, admirablement maçonnée à la glaise. La flamme éclaire, sur les murs en terre noire, des vêtements, des étuis de cuir. Conan s’en va dans le fond de sa cagnia, saisit quelque chose qui fait « pfuitt », et une flamme éblouissante jaillit, s’allonge, se raccourcit, se fixe en une languette sifflante de lumière. Il a même trouvé du carbure pour sa lampe à acétylène !

— T’as vu ma salle à manger ?

Elle est creusée dans le sol, deux courtes tranchées servant de bancs, avec dossier de sacs à terre. Entre elles, un terre-plein, recouvert d’une toile de tente où sont posés deux bidons et quatre assiettes d’aluminium.

Je suis partagé entre l’enthousiasme et la consternation : il faut qu’ils soient bien sûrs, lui et ses gars, que ça va se prolonger longtemps, pour continuer à s’installer dans la paix comme ils le faisaient dans un secteur calme !…

Mon hôte regarde l’heure :

— On ne peut se mettre à becqueter maintenant. Viens-tu voir mes as ?

Je le suis jusqu’à un morceau de talus où la bêche a entaillé une porte impeccable : un artiste a même sculpté au-dessus, en ronde-bosse, une grenade de terre rouge. Conan écarte la toile de tente qui ferme l’entrée et crie :

— Repos !

Là encore il fait chaud. Cela sent le pétrole. Pas de bruit, bien qu’il y ait dans cette cave profonde au moins quarante hommes couchés ou assis. La plupart jouent aux cartes sur des couvertures. Ils y ont posé d’étranges lampes, des boîtes de conserves vides, où plonge, en guise de mèche, une bande de pansement bien roulée. Les flammes rouges de ces torches éclairent par en dessous le visage des joueurs, les tailladent d’ombres triangulaires comme des couteaux croisés ; les pommettes et les mentons lumineux ressortent, en dures saillies, mais la bouche n’est qu’une barre sombre, et les yeux semblent plus noirs des lueurs qui se jouent sur la corniche des orbites. Pourtant, à l’approche, ces visages s’humanisent. Ce sont des visages qui tiennent le coup, sans plus, des faces musclées et maigres, mais où les traits ne se défont pas, comme chez mes pauvres pères-la-colique. On sent qu’ils ont mangé et qu’ils n’ont point eu froid… C’est surtout leur regard qui me surprend, leur regard assuré qui me fixe, me jauge… Chez l’homme éreinté, l’œil lâche le premier, avant la jambe. Il devient vite – ce qu’il est en somme – un peu d’humeur trouble dans une poche de membrane, et c’est affreux ! À la fin des étapes exténuantes, les yeux de mes hommes ressemblaient à ceux des poissons morts, des yeux ternis, figés, de porcelaine vitreuse.

Ici, les yeux qui luisent aux brusques soubresauts des flammes, ont conservé toute leur force et leur agilité.

Les mitrailleurs ont encore devant eux, sur les couvertures, des quarts pleins de vin rouge. Conan voit cela, et hoche la tête :

— C’est malin ! Si le vieux tombe, comme moi, le nez dans votre pinard, vous lui donnerez l’adresse du bistro ?…

Une voix répond, dans le fond :

— Vous en faites pas, mon lieutenant. C’est prévu…

Conan interpelle l’ombre :

— Prévu ! Qu’est-ce que t’as prévu, toi, face d’âne ?… Je vous préviens que l’adjudant major se doute que vous vous rincez la gueule à longueur de journée ! Sûrement qu’il y en a eu un, plein comme un œuf, qui est allé lui rouler dans les jambes !… Si vous vous faites paumer, ça sera le plein tarif !…

— Goûtez donc celui-là, mon lieutenant…

Un grand gars s’est levé, bien balancé. Il tend un bidon. Conan boit, avec méfiance d’abord, quelques gouttes qu’il fait tomber de haut, une à une, dans sa bouche ouverte. Puis il ôte son doigt, et un long filet blanc lui coule dans la gorge. L’homme le regarde, avec un demi-sourire, celui du propriétaire de vignobles qui fait déguster un cru fameux et attend l’hommage du connaisseur. Conan arrête le jet, fait claquer sa langue avec admiration, s’essuie la bouche d’un revers de main et me passe le bidon. Je bois de moins haut, et discrètement : c’est un raki poivré comme un piment rouge.

— Vous pouvez y aller, mon lieutenant, proteste l’homme quand je rends le bidon.

— Où que t’as trouvé ça ? demande Conan.

— C’est un cadeau du curé…

— Alors ?…

— Ben oui !… On a été lui dire bonjour avec Raoul… On a trinqué… Et puis on lui a montré notre bidon vide et la carafe pleine… C’est lui-même qui a versé, mon lieutenant… Pas vrai, Raoul ?

Raoul, à nos pieds, atteste :

— C’est vrai !

Il jouait à la manille, celui-là, mais le jeu est suspendu et il applique contre sa poitrine l’éventail de ses cartes. Il ôte sa pipe de ses dents et sans lever la tête :

— Vous savez, mon lieutenant, le grand type à la paille qui nous avait coursés avec son vieux flingue… On a eu besoin d’une botte ou de deux : on est retourné à la meule… Il nous y attendait, mais il n’a pas eu le temps de dire « papa ». J’en ai pris une sur le tas et je l’ai coiffé avec, jusqu’au ventre. C’était marrant de le voir se tortiller…

— Et la rouquine, demanda Conan, l’avez-vous revue ?

À notre droite, adossé à la paroi de terre, un homme à lèvres épaisses, à figure tavelée, lève la tête :

— Je l’ai vue hier encore, mon lieutenant, derrière l’espèce d’école. Elle a rigolé… Elle serait pas dure à amener…

— J’en veux pas, déclare Conan. Une jument, mon vieux !… J’ai eu comme ça une Macédonienne : dès que t’approchais, elle était si contente qu’elle se tapait de grands coups de tête dans le mur !… Non !… J’aimerais mieux la petite brune du bistro…

— Oui, mais y a rien à gratter, réplique en riant l’homme au bidon de raki. Hier soir, elle m’a jeté mes vingt sous à la figure !

— Parce que tu ne sais pas y faire. Si on reste encore par là quelques temps, on tâchera de l’apprivoiser…

Ah ça ! Où vivent-ils, donc tous ? Pas dans le bois, sûrement !

— Il y a un village bul à quinze kilomètres, m’explique Conan, dès que nous sommes sortis. Ils vont y faire une virée de temps en temps, ça les regarde ! Les autres n’ont qu’à en faire autant !

— Tu ne crains pas que ça t’attire des histoires ?

— Je m’en contrefous ! crie-t-il dans le bois sonore. C’est toi qui vas aller leur faire comprendre qu’ils doivent la sauter, à deux pas des Buls bien gras à qui ils viennent de foutre la pile ? Vainqueurs ! que disait le vieux… Laisse-moi rigoler ! Des vainqueurs qui se terrent dans un bled où les soi-disant vaincus n’enverraient pas leurs chiens crever !… Et puis, défense de toucher à rien, d’emporter une crotte de leurs lapins ou un cheveu de leurs gonzesses ! Ça pourrait les dégoûter de la guerre, les empêcher de recommencer ! Vingt dieux !… Tiens, j’aime mieux ne pas parler de ça. Ça me fait mal !…

Et avec ce merveilleux empire sur ses colères soudaines que j’avais si souvent admiré, il se met à parler, en effet, de tout autre chose, du froid, des mulets, du Danube où il va entreprendre, à distance respectueuse du pavillon de chasse, des pêches à la grenade qui seront miraculeuses.

Deux invités nous attendent devant sa porte, deux sergents du groupe franc, dont les croix de guerre valent presque la sienne. Le plus petit offre un sourire assez fade sur une figure banale de garçon coiffeur. Il est coquet : une raie partage les bandes miroitantes de ses cheveux châtains, ses galons en V lui montent jusqu’au coude, il a dégrafé son col sur une régate bleue. Une palme et quatre étoiles, celui-là… L’autre crispe un maigre visage bilieux et torturé de tics, où roulent deux yeux jaunes, où la lèvre se hérisse de poils déteints et mal plantés. Il est très grand : médaille militaire et six étoiles dont quatre d’or. On rentre.

L’ordonnance apporte une gamelle. C’est du vin chaud, copieusement sucré. Conan empoigne le serveur par son ceinturon et me le présente :

— Rouzic. Un pays à moi. Allez, file chercher la suite.

Quand il a disparu derrière la toile que gonfle le vent de la forêt :

— C’est le bon gars, mais tu peux le laisser coucher dans l’église sans danger pour le Saint-Esprit !… Il m’a pourtant ramené un Bul, une fois, avec trois paires de chaussettes qu’il était parti laver au torrent de la cote 978… Il ramassait son linge, quand un Bul s’amène, un qui en avait marre, un égaré volontaire… « Tiens, que se dit Rouzic, v’là un Grec en balade. » Il lui fait un sourire, l’autre lui tend son flingue. Rouzic qui est poli, l’examine, fait jouer la batterie : « Bono, bono fusillof grécose »… Pour ne pas être en reste, il passe son lebel au Bulgare qui fait une bille, tu te rends compte !… Comme il n’avait plus rien à faire là, mon Rouzic flanque son linge dans le seau de toile, reprend sa pétoire, et au revoir !… Mais l’autre le suit, déboucle ses cartouchières en grimpant la côte, et veut à toute force coller son équipement à mon Rouzic avec le flingue, la baïonnette, tout le bazar ! Dame, il s’est fait rappeler aux convenances : « T’en as vu souvent des larbins faits comme moi ? que Rouzic lui a demandé. Si on ne vous apprend pas à porter votre barda, dans l’armée grecque, c’est la fin de tout ! » Pas vrai, Rouzic, que tu lui as appris les belles manières à ton Grec du torrent ?

L’ordonnance qui vient de rentrer répond placidement :

— J’pouvais-t-i’ savoir, tout comme, que c’était pas un Grec ?

— Oui, dit Conan, t’es beau et t’as l’œil, va ! Mets ça là, tiens !…

C’était un civet, et aux olives !

Conan pousse vers moi le bouteillon :

— Et sers-toi bien !… C’est le cinquième depuis huit jours !… Un certain Foudrasse qui nous ravitaille. Un type épatant ! Il tendrait des collets dans les galeries du métro, et il en prendrait !… En ligne, il avait inventé un truc maousse pour que les Buls nous foutent la paix. Ces tantes-là, tu les avais toutes les nuits à se balader avec de grands kleps, dans le ravin… Foudrasse y avait enterré des grenades, attachées à un petit piquet solide. Il n’y avait à dépasser qu’un collet en fil téléphonique tressé. Le gars qui se prenait la patte là dedans armait du coup le citron. Il se baissait pour détacher son pied. Comme ça, il était tout placé pour ramasser la charge… Ce qu’il y en a eu d’amochés par son truc, je ne peux pas te dire ! Parce qu’il variait ses parcours !… À minuit, une heure, t’entendais péter, gueuler… Le lendemain tu retrouvais des casquettes, des paquets de pansement, du sang piétiné. Ça te les a guéris des promenades au clair de lune !

Ce civet qui m’avait mis l’eau à la bouche passe mal : je vois un malheureux soldat gris, courbé sur une entrave, la gerbe de feu et d’acier jaillissant à la fois dans tout le corps reployé sur l’explosion…

— C’est dégoûtant, ton truc !

Conan qui boit avale de travers :

— Ben, dis donc, une grenade c’est pas une mandarine !… Si on t’en donnait, c’était pour t’en servir, et les faire amorcer par le copain qui devait les encaisser, tu diras ce que tu voudras, ça, mon ami, c’est du billard !…

Voici le poulet, doré à vous ôter tout scrupule… puis la sauce, dans un quart.

— À la broche, annonce, Conan. Une baïonnette par le bec et le croupion, de la braise de bois, et voilà ce qu’on obtient avec les moyens du bord !…

Il rit, de son curieux rire en dedans :

— Je pense au colon qui est en train de s’envoyer sa boîte de singe quotidienne !…

Et, levant son quart :

— À une santé qui nous est chère à tous : la nôtre !

On boit encore à l’armistice, par convenance, et, la fin de la guerre évoquant ses débuts, on reparle des premières attaques, d’Ypres, en 14, de la Champagne, de la Somme, en 15. Soudain Conan me demande, sans paraître y attacher grande importance :

— Où as-tu tué ton premier, toi ?

Sa question me rend tout à coup sensible un bonheur dont je ne me doutais point : j’en ai peut-être tué, mais je ne le saurai jamais !… Pour moi, la guerre, ainsi que pour tant d’autres, ç’a été une période où l’on marchait courbé, comme des gens trop grands qui craignent de rencontrer une porte trop basse. À certains jours, ça devenait une fuite en avant, coupée de chutes à plat ventre. Mes deux faits d’armes ? Mes deux citations ?… J’ai rampé un matin d’attaque, vers un trou, un trou de mitrailleuse : j’y ai jeté des grenades… Une lutte de bruits… Le mien s’est tu le dernier !… Puis une nuit, chef de patrouille, pour avoir mal lu ma carte, je suis allé trop loin sur une route de l’Oise défendue par quelques abatis. Je suis arrivé à l’entrée d’un village dont j’ai lu la plaque bleue avec stupeur, un village que je savais se trouver derrière les lignes allemandes !… Revenu en vitesse, en raflant au passage, dans un abri, un carnet de tir et une poignée de cartes qui authentifiaient mon exploit, j’eus le plaisir de confondre le colonel incrédule. C’est tout !… Comme je me tais trop longtemps, le sergent, coquet, répond à ma place :

— Moi, c’est à Tahure, en 15. Ils avaient un bout de tranchée comblée… Quinze mètres à peine. Ça menait à leurs feuillées… Ces quinze mètres-là, ils les faisaient sur le ventre, mais il y en avait tout de même qui galopaient sur le dernier parcours, avant de ressauter dans le trou. Moi, j’étais à la mitraille et j’avais repéré le truc… J’ai télémétré, j’ai pointé une Saint-Étienne et j’ai attendu. Deux jours, que j’ai attendu : les yeux m’en piquaient, à force de zyeuter toujours le même coin. Un matin, en voilà un qui saute. Au vol que je l’ai eu… une demi-bande. Il est tombé de notre côté, mais il s’est relevé sur les fesses. Alors, je lui ai envoyé le reste de la bande ! « Tu l’as plombé, il ne mordra plus » que me dit le pourvoyeur. C’est celui-là qui a eu mon pucelage !

Il sourit d’un air avantageux, en nous regardant, comme s’il venait de pousser la romance. Je ne puis m’imaginer ce bellâtre à l’affût, à l’assaut… Et cependant, il était sergent au groupe franc !…

— Le mien, dit Conan, c’est huit jours après que j’étais sorti de Saint-Cyr comme aspi… Tu y as été, toi, à Saint-Cyr ?

— Non.

— Ne regrette pas ! C’était plein d’embusqués qui t’en faisaient baver, pour rester au chaud ! À six heures, en décembre, à poil, dans la cour, pour la gym ! Après ça, ils t’amenaient, sac au dos, cartouches au complet, devant la grille royale du parc de Versailles qui n’était qu’un verglas. Fallait que tu grimpes, que tu fasses ton rétablissement sur les piques au risque de t’empaler dix grandes fois et une petite, et puis, sitôt dans le parc, ils te possédaient, jusqu’à midi avec des trucs à la flan : « L’ennemi a ses grand’gardes au petit Trianon, ses petits postes en direction de l’Orangerie ! » Une sortie le dimanche, et quinze jours de tôle si tu ratais le spécial à Montparnasse. Je l’ai attrapé au vol, une fois, et j’ai fait le voyage sur le tampon de derrière… Avec ça, les bleus, les Cyrards de profession qui ne se consolaient pas d’être en troufions, d’avoir perdu le casoar, et surtout d’être mélangés avec nous autres ! Ils sont allés, une fois, demander au colonel commandant l’École un insigne pour se distinguer. Ils ont été reçus ! Le colon était un type épatant… « Un insigne, qu’il a dit aux gosses, pourquoi faire ? Ceux du front ont tous la croix de guerre ou des brisques de blessures. Vous, vous avez la peau ! Ça vous fera reconnaître ! »

— C’était envoyé ! apprécia le sergent-coiffeur, en versant du raki dans les quarts.

Conan vida le sien d’un trait :

— Un type épatant !… Quand on est parti, nous autres, il savait bien qu’on bousillerait tout dans sa turne : ça ne ratait jamais ! « Ne cassez pas tout, qu’il nous a dit. Pensez à vos camarades qui vont arriver. Laissez-leur au moins quelque chose à casser ! » Après ça, on n’a pas remué un caillou de la cour… Malheureusement, on n’avait pas affaire qu’à lui. On avait un adjudant qui avait tout de la vache ! On rigolait pourtant, parce qu’il était bille, et qu’on lui poussait des colles. Quand il disait au cours de comptabilité : « Les livrets matricules sont conservés dans une boîte ad hoc. – Qu’est-ce que ça veut dire, ad hoc, mon adjudant ? – En bois, qu’il répondait. Une boîte ad hoc, c’est une boîte en bois… » Tout ça pour te dire que j’en avais marre de sa boîte, moi aussi, et que j’ai été content de filer. J’arrive en Argonne. Le lieutenant commandant de compagnie m’explique le secteur, sur le plan. « Là, qu’il me dit, c’est une tranchée qui est à tout le monde et à personne. On ne l’occupe plus, les autres non plus. C’est barré avec des chevaux de frise. » Le soir, après dîner j’ai été y faire un tour à la fraîche, pour me rendre compte. Il faisait noir ! À un détour de la tranchée, je bute dans un grand type. Je m’y attendais plus que lui : j’ai tiré le premier, mais comme ça, sans viser. Il est tombé. Je me suis dit : « Pas possible, tu la fais à la pose ! C’est plus difficile que ça de tuer un homme ! » Je lui ai botté les fesses, je lui ai mis le canon de mon revolver sur la nuque. Il n’a pas bougé. Il y était bien !… C’est ça qui m’a épaté, que ce soit si vite fait !… Comme si on soufflait dessus ! Ceux que j’ai eus après m’ont donné plus de mal à avoir !…

— Moi, dit le grand sergent grimaçant, je ne sais pas par combien que j’ai commencé. C’était à l’attaque de la côte du Poivre, en 16… Jusque-là, j’avais fait comme les autres : je ne m’étais jamais demandé si j’en descendais… Le matin, ils avaient tué mon frère, un gosse de la classe 15, à côté de moi… Une balle dans l’œil gauche… J’ai pris des grenades plein deux musettes, et en seconde ligne, je les ai balancées dans une de leurs sapes, où je les entendais gueuler… Ils voulaient monter : je les renfonçais à coup de citrons. J’en ai balancé jusqu’à ce que je n’entende plus rien… Ils devaient bien être vingt dans une grande sape comme ça…

— Enfin, dis-je, c’est fini !

Conan, déjà très rouge, avala une rasade de raki :

— Oui… Jusqu’à la prochaine. Je suis bien tranquille, on remettra ça !…

Et comme je me récriais :

— Tu cries, comme les gens à la porte des cimetières, le jour de l’enterrement, que tu n’oublieras jamais. Tu feras comme eux, t’oublieras !… T’as déjà commencé à oublier… Je me le suis souvent dit : pour en avoir marre, mais là marre pour de bon, pour tout le temps, ben mon vieux, il n’y a que les morts !…

Share on Twitter Share on Facebook