Nous étions trois mille, massés en colonnes de bataillon, sur cette vaste place carrée. Le général qui allait commander le défilé fit volter son cheval et contempla la parfaite immobilité de ces troupes, dont les alignements se prolongeaient très loin, dans l’avenue aux cinq allées. Il cria un ordre : en deux vastes cliquetis, les baïonnettes surgirent au-dessus des régiments. Je m’aperçus alors d’une chose étrange : chacune enclouait un bouquet… Puis au pas, seul, le général marcha vers l’entrée de la Calea Victoria, il s’y arrêta et leva son épée.
Il la levait si haut que le corps tout entier montait vers elle, l’épaule gauche effacée, la droite comme tirée par le bras tendu. La tête, détournée vers nous, tirait, elle aussi, sur le cou, afin que nous fussions tous atteints, en même temps, par le regard et la voix :
— Marche !
J’étais tout près : je vis le cri tordre au passage la bouche dure. Le geste ne fut point celui d’une lame qui s’abaisse et montre un but, mais après un moulinet nerveux qui secouait des lueurs dans l’air blanc, l’épée s’abattit comme pour un coup, forçant l’entrée de la grande ville, déchaînant, avec les tambours fracassants, le fleuve houleux des baïonnettes qui commença de descendre, à pleins bords, vers Bucarest triomphante.
Hier, nous sommes arrivés, de nuit, par des faubourgs morts et éteints. Ce matin, on nous jette dans la marche triomphale… Nous venons de voir passer un roi fatigué qui nous a salués mollement du sabre, une reine preste et vivante qui nous a souri de toutes ses dents, des princesses en landau, deux ravissantes filles à diadèmes. Nous venons de voir défiler le ventre de Berthelot dans les fleurs, la gueule de nos canons bâillonnés de roses, la piaffe des arabes blancs sur qui dansent les chasseurs d’Afrique, l’infanterie roumaine rêveuse et sympathique dont les sonneries longues semblent de nostalgiques appels de bergers. Maintenant c’est à nous… On descend, comme une invasion, dans le tonnerre rythmé de cent vingt tambours. On refoule du genou des enfants en guenilles, happés au passage par les explosions des caisses.
Et voici que des trottoirs naissent : j’admire vraiment que la foule n’en déborde point dans la rue, qu’elle y reste, arrêtée par la discipline ainsi que par un fleuve, au bord d’un quai. Des paysans vêtus de toisons se découvrent : ils ont d’admirables yeux d’enfants, immenses et profonds.
On marche, des frissons dans le dos, les nerfs tendus comme les cordes des tambours. C’est un fracas d’écroulement qui roule à présent dans la Calea rétrécie. Tout rythme s’est cassé dans les heurts des échos. Tantôt grondante, tantôt métallique et craquante, la foudre que tricotent les baguettes enragées, rejaillit des façades ; chacune des hautes maisons vous assène, au passage, un pan de bruit, de ce bruit qui les bat, enfonce les fenêtres béantes, ces fenêtres où s’étagent des visages crispés, d’où pendent des drapeaux, d’où les fleurs commencent de pleuvoir. Dans les pauses de la batterie, c’est la grande rumeur de flux que fait l’armée en marche.
Maintenant, la foule se resserre derrière la haie grise des fantassins roumains au port d’armes, une foule sans corps, faite de visages et de mains, de visages aux yeux dilatés, avides, aux bouches élargies par les hourras, de mains frénétiquement dardées, des mains qui applaudissent et que l’on n’entend pas !
Un arc de triomphe, un second, d’autres encore, des tunnels de guirlandes, une perspective de mâts à bannière, des éventails de drapeaux ouverts à toutes les fenêtres… Mais les écussons parlent une langue inconnue, les arcs de triomphe s’attristent de feuillages d’hiver, les cris, étouffés par les tambours, semblent se décourager.
Trois fois, la grosse caisse résonne sourdement. Devant moi, au-dessus de mes yeux, un éclair tournoie, le moulinet de deux cents clairons, puis un grand choc, une note éclatante de Jugement dernier : les cliques et les musiques des six régiments mordent dans Sambre-et-Meuse. Par-dessus les voltes des cuivres, trouant les amples phrases du chant, les cris triomphants des clairons vibrent comme des appels de coqs gigantesques. Voici que la rue tourne, je marche en serre-file et la musique me présente le flanc : j’aperçois, derrière la canne tourbillonnante du tambour-major, les baguettes fougueuses des tapins, les clairons apoplectiques qui gonflent des joues de tritons ; j’aperçois, aux reprises, la levée de toutes ces épaules qui ouvre tout grand le soufflet des poumons, les têtes renversées, les pavillons pointés comme des armes, les yeux ivres de ceux qui soufflent.
Et ça casse tout, ça arrache tout ! La foule, cette foule de paysans silencieux et lents, cette foule mal nourrie, maigre et hâve, penche vers le vertige de ce torrent : la pression des poitrines force d’un seul coup la digue arc-boutée de l’infanterie roumaine. On s’arrache nos mains, on bourre de cigarettes les poches des hommes, des vieilles saisissent les pans de leurs capotes et les baisent comme des reliques ; ils ont leurs cartouchières pleines de fleurs, une gerbe énorme qu’on me met dans les bras m’aveugle, on nous crie : « triaska, triaska ! » avec une violence d’appel au secours ; on nous tend des figures chavirées où descendent des larmes.
Les rangs ont flotté, ils se rejoignent, s’alignent de nouveau sur la place du Cercle Militaire où les barrages tiennent. Je me détourne : mes hommes marchent avec une force qui les secoue tout entiers, l’arme presque droite tant ils appuient sur les crosses. Ils marchent… à fond, comme moi !
Boulevard Elisabeth… Boulevard Carol… Place Michel-le-Brave où caracole un hospodar de bronze…
— Tête… droite !
On dévisage, les yeux dans les yeux, le roi à cheval, un roi morne, à barbiche grise, sur qui notre musique a échoué, la reine en fringant hussard bleu, dont la jugulaire cerne le sourire, les deux princes, Carol, un maigre officier en vareuse, Nicolas, un collégien casqué, Berthelot enfin, débordant d’un cheval plus fleuri qu’un reposoir. Quand j’ai salué du sabre, j’aperçois Conan au premier rang des officiels, Conan, son béret sur l’oreille, les mains derrière le dos, goguenard et indulgent. Exempt de gloire, il est venu voir passer les soldats.
— Tu tenais ton bancal comme une seringue, m’annonça-t-il, quand je le retrouvai à la popote, seul, une heure plus tard.
Il ne pouvait rien me dire qui me vexât davantage ! J’aurais voulu croire qu’il parlait par basse jalousie, mais c’était le meilleur garçon du monde, et cette consolation me fut refusée. C’était encore un réaliste que le défilé triomphal n’avait nullement impressionné :
— Ces cavalcades-là, expliqua-t-il, c’est surtout fait pour dégoûter les gars qui en ont mis un coup en ligne. J’y ai vu passer des types que j’ai pas souvent rencontrés dans les boyaux, tiens ! Tous ceux qui n’en ont jamais foutu une secousse défilaient, et au complet, et pas abîmés ! T’as vu les chass. d’Aff. de l’escorte ? Tous neufs ! Et les mecs de l’État-Major, quels beaux soldats ! Pas chiffonnés, et de l’allant ! Ce soir, ils vont te la raconter, leur guerre dans les salons : « Ah, ce qu’on en a bavé, princesse ! Si vous nous aviez vus, à Salonique, téléphoner des ordres et des contre-ordres !… Un simple bataillon à faire bousiller jusqu’aux essieux, ce que ça pouvait nous donner de travail ! » Ça me fout à ressaut, comprends-tu ?
Il s’était d’ailleurs trouvé par hasard, seulement, au finale du triomphe, car il avait employé sa matinée à des enquêtes dont il me présenta les conclusions :
— Rien à boire ni à bouffer. Ils la sautent, comme on ne l’a peut-être jamais sautée. Dans les bodegas, ils te servent des serviettes ; dans les cafés, ils ne s’épatent pas de t’apporter, sur un plateau, un grand verre de flotte avec une soucoupe de concombres. Autrement, plein de poules qui marchent !…
À ce moment, mon ordonnance entra et me tendit une enveloppe jaune portant le cachet du régiment et la mention : « Ordre de Service ».
— La tuile, annonça Conan.
Exactement ! Service de garde en ville, l’après-midi, de trois à huit heures… Une promenade, jugulaire au menton, avec sabre, revolver et quatre poilus sur les talons ! Consigne : veiller à ce que les hommes saluent correctement les officiers roumains et français, à ce qu’il n’y ait ni cris, ni chants, ni ivrognes dans la rue… Suivait l’itinéraire de la tournée.
Conan gronda :
— Ça commence ! T’es pas sitôt au repos qu’ils te possèdent ! Le salut !… Ils feront bien de s’attacher la patte au bord de leur casque alors, les frères, avec tout ce qu’il va y avoir comme galons à prendre l’air !… Pas de types saouls !… Ça, ils peuvent être tranquilles ! Je dis, moi, que le poilu qui réussira à être plein, ce soir, faudrait le citer à l’ordre… Si t’en trouves, donne-moi leur matricule : ils auront cent sous !
Ulcéré, car j’avais, en imagination, disposé tout autrement de mon après-midi, je gémis :
— Ça va être drôle !
— Sûr, approuva Conan, que t’auras plus l’air d’un veau que d’une brosse à reluire !…
— Sais-tu où ça perche, toi, les rues Lipscani, Serindar, Bulandra ?…
Conan m’interrompit :
— Ça doit sûrement être les rues des bocards ! Comment que tu dis ?…
Hâtivement, il prit les noms en note, puis sortit, en annonçant :
— J’y serai avant toi ! J’irai reconnaître le secteur et voir de jour la gueule des poules. La nuit, ça les avantage trop ! Aux lanternes, tu crois tenir quelque chose d’à peu près, et puis, à l’« enfin seuls », tu n’as qu’un rebut !
J’achevais mélancoliquement un morceau de fromage de buffle quand de Scève, le lieutenant commandant la troisième, arriva.
— Je suis abominablement en retard, s’excusa-t-il, mais j’ai rencontré, à la division coloniale, des camarades de promotion ! Je ne pouvais pas m’en sortir !… Mon pauvre vieux, je vous fais servir deux fois.
Le cuisinier qui apportait sur une assiette deux maigres sardines, protesta :
— Mais ça ne fait rien, mon lieutenant…
— Eh bien, amenez la suite, voulez-vous ?
Et en attaquant les hors-d’œuvre :
— Alors, Norbert, ce défilé, c’était bien ?
— Vous n’y étiez pas ?
— Non. Je ne faisais pas partie du matériel des fêtes, alors, je suis allé faire un tour en ville. J’ai poussé jusqu’aux faubourgs. C’est à voir : un grouillement de buffles, de cochons noirs, de femmes pieds nus, de gosses tout pointus, avec des bonnets d’âne en fourrure… Ménard, vous êtes le roi du gigot ! Celui-là est cuit au millième près !… Vous avez une assiette chaude ? C’est le moment de la sortir.
En l’attendant, il posa sur la nappe ses mains longues, dont les doigts se relevaient légèrement à l’extrémité, mains que l’os ne dessinait point, mais qui semblaient modelées en pleine chair. Puis il releva ses longues moustaches claires. Il les prenait entre le pouce et les quatre doigts joints, poignet fléchi, et les repassait doucement, menant leur pointe vers l’oreille. Ce geste, en masquant les lèvres moqueuses, isolait le haut du visage, accusait son vigoureux relief. Les yeux gris s’enfonçaient davantage sous le ressaut du front bombé, l’arête du nez paraissait plus droite encore et plus ferme. Je n’avais jamais remarqué ainsi la saillie, apparente cependant, des pommettes. C’était comme un nouveau visage que je découvrais soudain, et surpris, je cherchais à le comprendre, quand la main de de Scève, en s’abattant, rendit soudain à tous les traits leur expression habituelle.
Le cuisinier apportait l’assiette brûlante et la sauce. Le lieutenant tailla dans le gigot de l’intendance une tranche épaisse et la coupa en larges morceaux qu’il expédia avec un appétit de chasseur.
Fort sottement, je ne cessai point de l’examiner, à travers la fumée de ma cigarette. Je m’émerveillais, en effet, qu’on pût observer aussi scrupuleusement le code de la parfaite tenue à table, tout en faisant disparaître, à cette cadence, des morceaux d’un tel calibre ! Un homme qui dîne seul et a faim tombe presque toujours dans son assiette ; il mâche, broie, ronge, travaille des joues, du menton, de la gorge. De Scève mangeait de haut, sans hâte, sans effort, mais il en était à sa troisième tranche…
Mon silence me semblait à moi-même devenir un peu étrange : je racontai donc le défilé, et je conclus :
— Je vous assure, ça valait la peine. Vous auriez dû y faire un tour…
Il secoua la tête, nettement :
— Je n’aime pas voir jouer au soldat !… Et puis, dans le cas, c’est tout de même un peu sommaire, vous ne trouvez pas, un défilé ? Clore quatre ans d’une guerre pareille par un tour de ville derrière la grosse caisse, ça n’existe pas !
Je ne fus pas trop surpris de l’entendre, lui, l’officier de carrière, juger avec cette sévérité les pompes militaires du matin. J’étais habitué à son dédain du conformisme, à l’indépendance volontiers provocante de ses jugements. Il ne pensait point par ordre, n’avait pas de bœuf sur la langue comme les autres officiers d’active qui s’asseyaient autour de cette table. En toute circonstance, il prenait position. On sentait chez lui l’habitude de dire à peu près ce que bon lui semblait. Quand il s’agissait de service et qu’il tenait à sortir une hérésie, il s’y prenait, il est vrai, de telle sorte que le commandant et les capitaines pouvaient, à la rigueur, croire à de l’ironie, et rire de ses audaces. Peut-être aussi, le sentaient-ils des leurs, bien plus que nous, qui nous taisions…
De Scève avait rejoint le régiment à Sistovo, un petit port bulgare du Danube, où nous avions fini par échouer après notre sortie des bois. Je le revois, entrant dans la salle d’école où nous finissions de dîner. Prisonnier, il venait d’être délivré par l’armistice. En guenilles, les yeux luisants de fièvre, barbu, guêtré de boue, il s’était arrêté pour saluer, sur le seuil. Nous avions tous, même les plus épais, été frappés, à cet instant, du relèvement autoritaire de ce front, de la droiture assurée de ce regard.
— Il sait porter les trous ! avait déclaré le commandant.
Conan, qui l’avait connu en Macédoine, me le définit :
— Un gars qui en a !… Il était dragon, il a demandé à passer dans la biffe. Pourtant, c’est le gendre d’un gros ponte, et s’il avait voulu s’embusquer !… Il y a longtemps qu’il aurait ses trois ficelles, mais les Buls l’ont emboîté un soir de coup de main, après l’avoir bien esquinté. Son petit nom, c’est Ghislain, tu te rends compte ! Paraît aussi qu’il a un château, des larbins, des aïeux, un nom à cinq ou six rallonges, mais ça ne se voit pas sur lui…
Le surlendemain de son arrivée, de Scève m’avait abordé sur les quais de Sistovo :
— Vous êtes étudiant ?… Alors nous serons forcés de bavarder ensemble, car d’après ce que j’ai vu, nous n’avons le choix, ni l’un ni l’autre…
Il m’avait regardé, en disant cela, avec une insolence assez railleuse pour me faire regimber, mais en même temps, il me tendait une main largement ouverte. J’avais cru la main plutôt que le regard…
Du Danube à Bucarest, dans ces villages roumains tapis au centre de larges carrés de grands arbres, nous avions passionnément discuté. Quelques goûts communs nous avaient liés, moins que la découverte de nos contrastes. Je reprochais à de Scève d’être sûr de tout, bien qu’il se donnât des airs de sceptique. Il me raillait de me ruer, comme un mauvais chien de chasse, par dix pistes différentes, sans être capable d’en découvrir une bonne et de m’y tenir. Je le jugeais cultivé, parce qu’il savait citer à propos un nom ou un mot justes. Son âge – il était mon aîné de cinq ans – ses façons et son titre m’en imposaient plus que je ne voulais me l’avouer, et je m’en vengeais en exagérant, à l’occasion, une familiarité qu’il avait le bon goût de ne jamais rembarrer. Il assurait, d’ailleurs, que j’avais une forme d’esprit agréable et que j’étais moins cuistre qu’il ne l’avait craint. Un ami ?… le mot ambitieux l’eût fait sourire, mais peut-être ne l’eût-il point désavoué…
Maintenant, le cuisinier versait dans son quart du café bouillant :
— Avez-vous disposé de votre après-midi ? me demanda-t-il.
— Je suis de corvée de trois à huit… Service de place. Je n’avais pas mérité ça !
Il sourit :
— Plaignez-vous ! Vous serez l’officier le plus remarqué… Vous donne-t-on des hommes ?
— Oui, quatre. Pourquoi ?
— Parce que vous en aurez besoin. Cinq régiments qu’on lâche dans une ville, et pour la première fois depuis quatre ans, il faut prévoir une vaste bordée ! C’est cet après-midi, plus que ce matin, qu’ils vont vraiment se sentir vainqueurs : ça s’arrose !… Ajoutez à cela le double anonymat de l’uniforme et de la langue : on se gêne beaucoup moins chez des gens qui ne vous comprennent pas et qu’on ne comprend pas… Et une fois quitte, que faites-vous ce soir ?
— Le tour de quelques dancings, avec Conan. Vous en êtes ?…
— Non… Je suis certain d’avance que ce sera sinistre ! Et puis, les filles sont trop bêtes, et elles ne vous permettent jamais de l’oublier ! J’irai à l’Athénée. Il y a un bon orchestre, paraît-il…
Il secoua la cendre de sa cigarette :
— Voulez-vous un conseil ?…
— Allez toujours.
Il me regardait avec un sérieux qui me gênait :
— Conan est le meilleur des gars, dit-il froidement, mais je suis sûr qu’il va faire la noce comme une petite brute. Vous, vous avez tout de même dans le crâne une image assez jolie de la femme. Quelques filles de trop et vous allez saloper ça !…
Puis regardant sa montre :
— Si vous devez prendre vos bonshommes à Fagaras, vous n’avez plus que le temps…
La Calea Victoria me rappelle une rue de province, le dimanche. Une rue ? Non… La Rue, celle des magasins, celle que l’on arpente rituellement, plusieurs fois l’après-midi, en changeant à chaque bout, de trottoir…
Tout Bucarest oscille patiemment entre le Palais-Royal, qui ressemble, à s’y méprendre, à la plus banale des préfectures françaises, et l’Hôtel des Postes, une vaste bâtisse importée de Munich. Pas d’autos, quelques voitures conduites par des cochers imberbes et gras, en tunique de velours bleu. Conan m’avait déjà prévenu de leur singularité. Les cochers de Bucarest appartiennent, en effet, à la secte russe des Scoptzy qui exige de ses adeptes la castration après le deuxième enfant. Il faut cela, ici, pour conduire un attelage de luxe !
— Ils me dégoûtent, ces gros chapons, avait ajouté Conan. Quand je leur ferai l’honneur de m’asseoir dans leur zin-zin, faudra pas qu’ils s’attendent à voir la couleur de mes lei !… Un cochon, au moins, quand on le coupe, il gueule, il ne croit pas recevoir de l’avancement !…
Leurs longues lévites chatoyantes, à cordelières d’or, posent des touches vives dans la foule usée, verdie, une foule de guerre, pardessus élimés, fourrures ternes. Ce qui me stupéfie, m’inquiète presque, c’est sa discrétion, son silence. Tant de monde et si peu de bruit ! On bavarde davantage, en France, derrière un corbillard !
Les femmes sont grandes et fines. Sous leurs voilettes, brillent des yeux noirs admirables. Leurs œillades, et elles les prodiguent, ont une tranquillité assurée, déconcertante. Je ne sais comment interpréter celles que je reçois. Elles peuvent signifier aussi bien : « À vous, pour la vie ! » que « Pourquoi êtes-vous seul à porter le casque ? »
Je croise des officiers roumains nombreux, la plupart grands, encore haussés par des manières de shakos cerclés de galons larges. Les vieux ont du ventre, les jeunes des corsets. Je donne le bon exemple, je salue. On me répond avec une déférence flatteuse, un étonnement charmé.
Beaucoup de nos poilus aussi dans cette Calea, trop pour mon goût. Ils flânent très correctement, mais ne saluent point. En voici un qui vient à ma rencontre et me regarde avec un intérêt joyeux, satisfait de constater qu’il est libre et moi empoisonné. À peine s’il ne rigole pas en passant : je le rappelle.
— Dis donc, vieux, moi, ton salut, je m’en fous, mais il y a le commandant, là derrière, qui vient d’en paumer trois et de prendre leurs noms !…
Ce n’est pas vrai, mais ça va l’inquiéter…
À part l’ankylose générale du bras droit, ça va très bien ! Je rencontre cependant devant Capsa, la taverne chic, un artilleur porté en triomphe par des étudiants ironiques :
— Allons, descends de là !
Il s’exécute de mauvaise grâce :
— On ne peut plus rigoler, alors ?
À qui le dit-il ?…
Un peu plus loin, je dépasse Conan qui serre de près une belle fille rieuse. Il me crie :
— J’apprends le roumain.
Je l’apprendrai aussi !…
Il est quatre heures : la nuit de décembre tombe. L’électricité, parcimonieusement répartie, attriste soudain la grande rue. Les cafés n’allument qu’une ampoule par lustre, une lumière misérable, charbonneuse. La pacotille des étalages fait pitié : la guerre doit peser rudement sur les petits peuples, pour que les premiers magasins de cette ville en soient tombés à ce point de dénuement.
Cinq heures… Je commence, moi qui vais sans espoir de rencontre agréable, à me sentir excédé du piétinement noir de la foule. Il est temps d’ailleurs d’explorer les autres rues de la tournée…
Strada Serindar… Strada Lipscani… Conan sera déçu : ce n’est pas du tout ce qu’il croit ! Ce sont des rues de commerçants : les enseignes des maisons fermées l’attestent. Elles sont mal pavées, plus mal éclairées, bordées de façades irrégulières et pauvres, où parfois une fenêtre rougeoie. On s’éclaire au pétrole là-dedans !… Des corridors ouvrent, dans le crépi jaune, leurs rectangles noirs et bas. Nous butons dans les bornes dressées au coin des seuils. De grosses poutres, à peine équarries, encadrent les devantures étroites. Le vide de ces rues, où seul le bruit de nos pas traîne sur le pavé raboteux, m’étonne agréablement : pourquoi les avoir inscrites dans notre itinéraire ?…
Nous étions arrivés au bout de la strada Lipscani, quand derrière nous, assourdi par l’éloignement, un piano mécanique grinça, un piano usé, asthmatique, qui soufflait des bouffées de notes aigres. À la lueur d’un bec de gaz, je lus le nom de la rue, puis je regardai mon plan : j’étais allé trop loin. Je retournai, et me guidant sur les crissements de cette musique, dont les phrases semblaient arrachées par des peignes de fer, j’entrai dans une ruelle latérale. Le son en venait mais il se cassa brusquement, après un tintamarre de volet métallique qu’on abat. Cette ruelle était déserte, elle aussi. Seul un chat s’enfuit, à notre pas, pour nous regarder de loin, de ses yeux verts et fixes. Je remarquai des fenêtres basses qui se découpaient, écarlates, dans les façades noires.
En d’autres temps, j’aurais aimé cette vieille rue à pignons et à auvents, la lueur feutrée de ses lampes, jusqu’à l’odeur maraîchère qui l’emplissait. Mais, après avoir passé devant quelques fenêtres, je m’aperçus qu’elle était bordée de petits cafés, de cafés enfoncés en terre, où l’on descendait par des marches, d’étranges cafés-fruiteries, où des tas de choux croulaient entre les tables, où pendaient, du plafond, des gerbes de poivrons rouges, des paquets dorés de maïs. Ces cafés étaient remplis de Français qui buvaient, dans de petits verres, quelque chose de clair comme de l’eau : la tzuica.
Ils boivent d’ailleurs gentiment, ceux que je surveille à travers les carreaux troubles, les rideaux jaunis par la fumée. Ils sont quatre ou six assis à de petites tables, mais assis avec une force, une conviction extraordinaires ! On sent qu’être accoudé, bien d’aplomb, avoir sous soi une vraie chaise, autour de soi de vrais murs, c’est pour eux une jouissance ancienne retrouvée, et qu’ils la savourent. Ils se reposent comme des paysans qu’ils sont pour la plupart, penchés en avant, voûtés, les jambes largement écartées, la tête sur les poings, dans une détente totale des muscles, avec cette science de l’appui qui réussit à faire supporter au sol, à la chaise, à la table, le poids total du corps. Ils mourraient subitement qu’ils ne bougeraient pas !…
Mais au bout de la ruelle qui se rétrécit encore, un rectangle de lumière pourpre s’abat brusquement sur les pavés luisants : trois hommes qui sortent de la bodega y allongent leurs ombres. Le premier titube et s’étaye au mur. Les deux autres ont hésité un moment sur le seuil, comme surpris par la nuit et le froid. Brusquement, ils nous aperçoivent et vont droit à l’ivrogne, car, de toute évidence, celui qui s’ébranle avec précaution, en palpant la muraille, a droit aux cent sous de Conan !… J’approche : ils m’attendent, ils ont redressé, tant bien que mal, le camarade qui proteste pâteusement. Je distingue, sur les cols rabattus, plus larges que les nôtres, des écussons rouges : artilleurs… J’ai posé la main sur une épaule molle :
— Comment t’appelles-tu ?
Pour me regarder, le gars jette la tête trop en arrière, une tête mal attachée qui montre le dessous du menton, découvre la pomme d’Adam saillante :
— Si on te le demande, me répond-il avec toute la fermeté dont il dispose, tu diras que t’en sais rien !
Mon Dieu ! C’est probablement, en effet, ce que je répondrai…
Le copain qui l’appuie à droite, un grand type exagérément vertical, mais dont le rire obstiné indique bien qu’il ne réalise pas la gravité de la situation, entame un plaidoyer. Celui-là, aussi, est assez saturé pour ponctuer son discours de gestes larges et flottants :
— Mon yeutenant… j’vas vous dire… Faut comprendre : c’est pas c’qu’on a bu !… Faut comprendre !… C’est que l’habitude n’y est plus… Comprenez-vous, mon yeutenant, l’habitude ?…
Bien sûr que je comprends !… Une dernière réprimande exigée par les circonstances, et je vais les renvoyer, sans avoir pris ni nom, ni matricule :
— Vous n’avez pas honte de vous mettre dans des états pareils ?
— Dis donc, c’est toujours pas avec ce que tu nous as payé !…
C’est le plus malade qui a répliqué, celui qui oscille entre ses deux tuteurs, mais ses camarades le désapprouvent fermement. Ils le tirent en arrière, le bourrent de coups de coude, lui recommandent de la fermer et rendent hommage à ma bienveillance. Lui, ne se laisse point influencer, se dégage d’une torsion de bras :
— Fous m’la paix, toi !… C’est à lui que je cause, au râleur… Des états qu’il dit ! Y en a, quand même, qu’ont tout de la vache !…
— Allez, emmenez-le, ou je m’en charge !… Et au trot, par les petites rues !…
L’autorité avec laquelle ils lui empoignent le bras me rassure…
Nous reprenons notre marche, en frappant du pied, les mains dans les poches, les oreilles mordues, sous le casque, par la bise qui court à travers ce labyrinthe de ruelles et vous assaille à tous les carrefours. Le sol est à surveiller : des pavés manquent, d’autres ressortent. Pourtant, c’est en l’air qu’il faudrait regarder, car ce ciel roumain est plus beau, plus proche qu’aucun ciel de France ! La limpidité bleue de la nuit y laisse s’enfoncer le regard jusqu’à d’étranges profondeurs. Les constellations n’y sont point clouées, comme à nos firmaments ; les astres, au contraire, semblent librement suspendus dans cette froide transparence : l’œil sent leur rondeur et leur isolement. La voie lactée neige entre les toits noirs…
Des chants brutaux qui éclatent à notre droite, des braillements éraillés de conscrits me heurtent comme un coup. Va-t-il falloir y courir ? Non… Cela s’achève dans de grands rires, qui, à leur tour, s’éteignent… Puis, c’est la décharge soudaine, à une fenêtre, d’un autre piano mécanique qui secoue violemment sa charge rythmée. Nous longeons une grande maison, très longue… C’est cela ?… Cela ressemble plutôt à des docks, à une école sale, décrépite, mais les volets de fer sont clos, un bec de gaz me montre une porte bardée de gros clous… Voici que du dedans on frappe aux vitres, quand nous passons : au travers des carreaux éclairés, j’aperçois tout près de mes yeux trois visages de femmes, trois visages écrasés contre le verre trouble. Le nez aplati fait un rond blanc, comme celui des gosses aux portières des trains, la bouche se dessine en buée. Les femmes rient, elles doivent nous appeler… Mes hommes qui ont froid et faim ne leur jettent qu’un coup d’œil maussade.
— Dragule !… Dommule !…
Décidément, nos pas ont alerté le quartier : des fenêtres s’ouvrent aux étages des hautes maisons, des formes s’y accoudent, des appels murmurés se croisent. « Dragoulé, Domnoulé », ça veut dire « chéri » et « monsieur », je crois… Quand c’est bien dit, cela ressemble à un roucoulement, mais ici les voix sont cassées ; on les dirait trouées d’ombres, ainsi que les visages apparus entre les volets entrebâillés, ces visages qui se penchent soudain davantage, et se taisent, attentifs.
C’est qu’une porte de fer a retenti derrière nous, et la rue s’est emplie subitement d’injures, de jurons français, de soldats qu’une femme poursuit en vociférant. J’entends l’un d’eux crier :
— Laisse-la gueuler ! Amène-toi !…
Mais elle a saisi le dernier, ils se battent, les autres s’arrêtent. J’arrive, sans qu’ils m’aient seulement deviné, car ils ne sont attentifs qu’à cette vieille gaupe qui agrippe et crie d’une voix stridente, une voix qui les gêne, dans leur sale coup, comme une lumière trop vive.
— Qu’est-ce que c’est ?
Tout le monde se tait. La vieille lâche l’homme qu’elle a empoigné à l’épaule, elle me regarde : je vois un visage large, plus immobile qu’un masque, des joues noyées qui tombent autour de la bouche en plis ronds et larges.
— Vous êtes partis sans payer, hein ?
Ils sont sept ou huit, arrêtés à quelques pas. J’ai devant moi, tout près, un homme enragé qui renoue sa cravate arrachée, et me crache les mots en pleine face :
— Si, on a payé, et de trop pour ce que ça valait !… Pas un rond qu’on lui donnera de plus, à la vieille garce, pas un !…
La Roumaine entame un plaidoyer incompréhensible et geignard. Ça ne va pas être commode à arbitrer !…
L’homme, à deux pas de moi, me crie brusquement :
— Et puis, c’est marre !…
Je reste stupide : il s’est dégagé par un bond de côté, et il file. Il semble qu’il ramasse au passage les camarades qui l’attendent, et tous s’enfuient, sans hésiter, s’engouffrent dans la première rue transversale, disparaissent. Je n’y ai vraiment vu que du feu ! Je n’ai pas bougé, je n’ai rien dit… Au-dessous de tout ! Les poursuivre ? Inutile et grotesque ! D’ailleurs, je n’ai pas même lu leurs écussons ! Avec la mauvaise foi d’un gradé qui a perdu la face, je m’en prends à mes hommes :
— Vous ne pouviez pas les arrêter, tas d’empotés !…
Ils savent bien que cela ne vaut pas la peine de répondre !…
Je me tourne alors vers la femme, je hausse les épaules : dépit, impuissance, regret, excuses, ça veut tout dire, et on part, à bonne allure, de peur qu’elle ne nous suive.
Ses injures nous rattrapent. Elle les glapit lentement, pesamment : l’asthme la suffoque. Mais la voix est immonde, une voix glaireuse qui racle les mots comme des crachats !… Et ce qu’elle dit de nous doit être sale et drôle, car la rue tout entière rit, un grand rire débraillé, canaille, dont les éclats tombent des fenêtres, dont les « ah, ah » s’éructent en gerbes à travers les lames des auvents. Notre amour-propre de triomphateurs s’indigne. On parle derrière moi de retour offensif… Comme l’autre, tout à l’heure, j’ordonne :
— Laissez-la gueuler !
Et je me console, de mon mieux, en songeant que le camarade qui me relèvera pourrait bien avoir du travail, vers minuit, dans ces parages !…
Il se passe, en effet, quelque chose d’extraordinaire que je commence seulement à entrevoir : des grenadiers, des mitrailleurs, des guetteurs et des canonniers qui redeviennent des hommes, pour la première fois, depuis quatre ans ! Hier, on ne leur concédait qu’une âme uniforme, simplifiée, où l’on ne surveillait que l’obéissance et le courage. Aujourd’hui, brusquement, il faut compter avec leurs désirs, leurs instincts, leur passé inconnu auquel ils renouent le présent. Les voilà définitivement sortis de la tranchée qui les canalisait, et il est à prévoir que le séminariste et le souteneur, qu’il était hier presque possible de confondre, ne feront point, aujourd’hui qu’on les a lâchés, les mêmes gestes, aux mêmes lieux ! Hier, une unité, c’était un régiment ; aujourd’hui, un matricule c’est quelqu’un qui peut librement, jusqu’à minuit, penser, parler, vouloir, agir. Il n’y a que moi pour l’en empêcher, et je viens de voir comment j’y réussis ! Si j’étais militaire et intelligent, j’en serais épouvanté !…
Il est temps que la corvée s’achève !… Sept heures et demie ! Nous rentrons à la caserne par les quais de la Dimbovitza, un long canal droit qui s’étire entre deux talus verglacés. L’eau est-elle prise ? Sans doute. Pourtant, la glace n’a pas un reflet. On croirait de l’encre. La lueur fixe des becs Auer s’y renverse, obscurcie. Les quais sont déserts à perte de vue. Ils se bordent, à notre gauche, de masures blanches où s’attache un escalier extérieur. Entre elles, bâillent les brèches des cours noires. Parfois, se lève une palissade goudronnée qui abandonne bientôt, découragée par tant d’espace à enclore.
Les rues qui partent du quai se noient très vite dans les terrains vagues, dans les champs d’épandage où bombent les monceaux d’ordure de la ville. Sur l’autre bord, l’usine à gaz gonfle une longue file de gazomètres sombres. Devant nous, s’étagent des rangées régulières de fenêtres éclairées : c’est le but, la caserne que les Roumains nous ont prêtée, si française avec son corps de garde, sa grille, sa cour à chiens de quartier, ses corridors chocolat, ses escaliers épluchés par les clous des godillots, ses chambrées à lits bruns, à relents de cuir et de sueur. Quand nos hommes, qui, malgré tout, ont vécu quatre ans dehors une vie de trappeurs et de loups, sont arrivés là-dedans, hier soir, ils avaient le visage rebuté et morose de collégiens découvrant l’horreur du dortoir…
— Il ferait pas bon se laisser glisser, tiens !
Un de mes hommes a murmuré cela derrière moi. Il a pensé, lui aussi, à une chute dans cette eau morte, cette eau muette qu’on sent prête à tout, une chute qui ne troublerait pas même le silence… On tomberait comme dans l’ombre d’une fosse !…
Ce n’est pas moi qui les vis le premier, dans la rue à gauche, car je ne regardais que le canal, mais mes hommes s’arrêtèrent, tous quatre tournés vers ces deux-là qui, à cinquante mètres, se battaient farouchement, couchés sur la terre. Les deux corps roulaient, liés ; de brusques détentes les jetaient ensemble de droite et de gauche, comme s’ils avaient été brutalement bercés. Un poing se leva, mais une main le saisit et immobilisa le coup. Je butai dans un casque.
— Debout !
Ma lampe électrique les aveugle, ils se lâchent. Sur un signe, mes quatre hommes les ont entourés, empoignés, relevés.
— Vous !
J’ai reconnu le sergent de Conan, le sergent à figure fade de garçon coiffeur… La voilà, sa tête d’assaut, que j’avais essayé d’imaginer quand je dînais en face de lui, dans la sape de la forêt !… Est-ce possible qu’un visage humain puisse changer à ce point-là, que des traits aussi lisses soient capables d’une aussi farouche contraction !… Plus de lèvres : deux hachures qui abattent la bouche, deux autres plus profondes qui entaillent les joues, des virgules noires qui griffent le front entre les yeux, les yeux presque disparus sous le ressaut des sourcils… Et ses cheveux, ses cheveux gras de cosmétique qui pendent en dents de scie sur le front, sur le nez ! Une mèche aiguë lui tombe dans la bouche… L’autre combattant a l’œil droit tuméfié, sa lèvre saigne. C’est un bon gros tringlot. Il explique :
— Je lui disais rien, mon lieutenant. Je m’en allais tranquillement avec elle. Il m’a dit : « Lâche-la ! C’est pas pour toi, ça ! » Et il a voulu l’emmener… Vous seriez-vous laissé faire, vous, mon lieutenant ?
Elle ?
Oui, la voilà, derrière nous, appuyée au mur. Ma lampe électrique la frappe : une fille mince, pâle, jolie, semble-t-il. Elle serre à poignée son manteau arraché.
— Alors vous, un sous-officier, vous vous colletez dans la rue, pour une fille ? Il n’y en avait pas d’autre, en ville ?
Il hausse les épaules.
— Celle-là est à tout le monde, je pense !…
Le soldat que deux de mes hommes maintiennent, veut s’élancer. On le retient par le bras. La poitrine et la tête se projettent seules :
— Je l’avais avant toi, hein !… Et puis on sait pourquoi tu la veux !… Pour son pèze ! T’as déjà fait le coup à Monastir ! On te connaît, va !…
Il crie des injures que l’autre écoute en ricanant. J’interviens :
— Vous, taisez-vous !… Quant à vous, dans une demi-heure, je veux vous retrouver dans votre chambre, aux arrêts de rigueur… Je vous préviens que je ferai mon rapport, et que c’est un coup à vous faire casser.
Le sergent hoche la tête et sourit avec une insolence à lui rentrer dedans :
— Si vous y tenez !… Moi, ça ne fera jamais que la troisième fois que je laisse mes galons au vestiaire ! Mais le lieutenant arrangera ça !
Le lieutenant, ce ne peut être que Conan…
Il ramasse son casque et s’en va, traînant les semelles. La fille est disparue, rentrée dans la nuit. J’emmène l’homme qui presse de sa main ouverte son œil violet. Une voix le rattrape, goguenarde :
— Bonne nuit en tôle, hé vieux ! Je te l’avais dit que t’avais tort de ne pas me la laisser !…
Alors, le prisonnier s’arrête, malgré les hommes qui le poussent, et détourné sur l’ombre qui s’éloigne, il crie ce que je croyais ne plus jamais entendre, la menace de haine si souvent clamée pendant ces quatre années, menace effrayante comme un assassin qui se lève :
— Qu’on y remonte un jour, tiens, et je te la ferai la peau !…
On marcha quelques pas, puis une explosion retentit. Son écho s’épanouit largement au-dessus de la grande ville : le canon de Cotroceni qui, d’heure en heure, tonnait pour annoncer la paix victorieuse.
J’étais à peine rentré au bureau du bataillon que Conan, prévenu sans doute par l’intéressé, accourait :
— Ah ! t’as le don. Ils se tamponnaient tranquillement dans leur coin, faut que t’y amènes ton nez et tes binocles ! Tu feras un riche pion !… Pour le rapport, laisse tomber, hein ! Les types du groupe franc, c’est mes oignons, comprends-tu ?… Passe la main ! Ce que je lui dirai, ça portera plus que ton rapport !… Parce que moi, je pense comme toi : il s’est déshonoré, le mec ! Pas être foutu de refaire une poule sans se faire paumer par la garde ! Et se faire allonger par un tringlot, un gars du Royal Cambouis ! C’est ça qui dépasse tout !