CHAPITRE QUINZIÈME

Je m’étais à peu près égaré : je ralentis pour lire la plaque indicatrice, puis je m’arrêtai net :

— Mais c’est le pays de Conan, ça !

Ce nom en blanc, souligné d’une flèche, je l’avais lu, je m’en souvenais bien, dans sa dernière lettre, une lettre de 1921, où il m’annonçait son mariage et qu’il quittait la Bretagne pour s’installer dans le pays de sa femme…

Je roulai pendant une demi-heure dans un vaste marais asséché, un désert fertile d’argile blanc, creusé de drains, rayé par des lignes d’osier jaune. Le ciel, là-dessus, se tendait, bleu drapeau. Le chemin était mauvais, tout en ornières durcies. Je trouvai enfin une route goudronnée, puis après quelques minutes, l’injonction stupide : « Autos : 15 kilomètres à l’heure. Arrêté municipal ». Comme si une voiture pouvait jamais atteindre à ces vitesses !…

Le bourg me parut riche et laid. Un morceau de route large et droite, bordé de maisons neuves, une école neuve à damiers de briques, une église neuve, en faux gothique grêle et coupant, une mairie à fronton et à lettres d’or. Rien dans cette rue, rien sur les trottoirs de ciment, ni poulets, ni enfants, ni chiens. C’était propre et ça donnait envie d’accélérer, de retrouver la route qui reprenait au delà, avec ses arbres.

Je stoppai pourtant devant le Monument aux Morts, en vrai bronze, où un soldat mourait debout, sans déranger un pli de sa capote, sans lâcher le drapeau qu’il maintenait sur son cœur.

— M. Conan ?

— Là, en face.

Je lus en effet : CONAN, MERCERIE, sur la glace de la devanture. Il y avait en montre une étoile faite de pelotons de laine et deux premiers communiants de bois, très vernis, gantés de fil et habillés de costumes marins. « On fait aussi de la confection », m’avait-il dit jadis…

Je traversai la rue, je tournai le bec-de-cane, le souffle coupé, comme si j’avais couru.

— Vous désirez ?

— M. Conan, c’est bien ici ?

Sans répondre, la femme approcha. Encore ébloui de soleil, je ne l’apercevais que comme une ombre plus dense et mobile dans l’ombre de la pièce. Quand elle fut tout près de moi, je vis deux yeux verts qui me scrutaient, des lèvres minces, un nez maigre, des traits qui avaient dû être fins, mais qui s’étaient durcis et desséchés. On sentait surtout que c’était là un visage utile, un de ces visages qui ne servent qu’à voir, à sentir, à parler, un visage que cette femme n’avait jamais choyé, jamais aimé… Les cheveux étaient tirés en arrière, vers le chignon, elle portait une blouse de satinette noire ; je lui donnai trente-cinq ans.

— C’est bien ici M. Conan ?

— Oui. Pourquoi ?

— Je suis un de ses amis, un de ses camarades de guerre. Je ne passais pas loin : j’en ai profité pour venir lui dire bonjour. Il vous a d’ailleurs peut-être parlé de moi : Norbert. André Norbert ?

— Non.

— Est-il là ?

— Non.

— Mais… je ne pourrais pas le voir ?

Elle semblait hésiter, réfléchir. En l’attendant, je fis du regard le tour du magasin. Je vis le mètre, la caisse tachée d’encre violette, des boîtes de carton sur des rayonnages sombres, des vestons suspendus à des cintres.

— Vous pouvez aller voir au café.

— Où est-ce ?

— Vous demanderez. Il y en a trois…

Je sortis. Des femmes, sur les seuils, me regardèrent passer, des regards en-dessous, chargés de curiosité malveillante. Elles causaient de porte à porte, mais elles se taisaient à mon approche. Je dépassai une maison de granit, à perron, à panonceaux fraîchement redorés, puis ce fut la longue glace d’un café. J’y entrai, parce que j’avais vu, au travers des rideaux, quatre hommes attablés qui jouaient aux cartes.

Je n’en reconnus aucun, et j’allai m’asseoir, de l’autre côté de la salle. Ils jouaient en silence. D’où j’étais, j’apercevais de profil un des joueurs, un énorme maquignon, un visage de graisse tombante, jauni par la cirrhose, une paupière bouffie et pesante, les plis des mentons dans le col. La bonne essuyait ma table, en rond.

— Vous me donnerez un bock… Dites-moi, est-ce que M. Conan vient parfois ici ?

Elle se détourna :

— Monsieur Conan. Un monsieur qui vous demande !…

Trois me regardèrent. Seul, le gros joueur resta immobile, le regard attaché à son jeu, et ce fut à cela que je le reconnus.

— Te voilà !

La voix, elle, n’avait point changé, sa voix armée, méfiante des mauvais jours. C’était celle qu’il avait eue pour m’accueillir avec les mêmes mots, le jour où j’étais monté dans sa chambre de Gorna Bania, pour le Bulgare de l’escalier.

Je m’excusai :

— Je suis passé… Alors, je me suis rappelé… Jamais je n’avais eu l’occasion… La flemme d’écrire… On se perd de vue… C’est la vie !…

Il me laissa bafouiller, puis se leva :

— Amène-toi.

Debout, il était effrayant de ventre. Et son cou ! Son cou qui débordait en bourrelets, sa démarche de vieux où tout le pied traînait sur le parquet !…

Il m’emmena dans la salle voisine, la salle de bal traversée de guirlandes en papier, et me fit asseoir devant le pick-up. Je rassemblai un sourire qui tomba sous son regard, et je fis effort pour dire :

— Alors, qu’est-ce que tu deviens ?

Puis j’essayai, en le regardant, d’en retrouver un souvenir, et je fus saisi d’une vraie panique en m’apercevant que sa monstrueuse image venait de détruire, de dégrader le passé que j’étais venu chercher là !

— Oui… Qu’est-ce que tu deviens, depuis le temps ?…

Il leva ses paupières lourdes. Je ne reconnus pas non plus son regard.

— Comme tu vois : je finis de crever.

Je réussis à rire.

— Mais je crève, en décomposant, comme au maniement d’armes… C’est plus long… Toi, tu n’as changé que juste ce qu’il faut… Un petit peu…

Incapable de rattraper deux idées, je ne pus que répéter stupidement :

— Dame, depuis le temps !…

Mais je parvins à dire le mot pour lequel j’étais venu :

— Tu te rappelles ?

— Si je me rappelle !…

La voix étranglée, poignante, me bouleversa. Je lui saisis les mains, ses pauvres grosses mains molles :

— Eh bien, quoi, alors, mon pauvre vieux ?…

Il haussa les épaules, comme il le faisait jadis à tout propos, mais si lentement, cette fois, si pesamment !

— T’aurais mieux fait de ne pas venir, Norbert !… Je pensais à toi souvent et je me disais : « Au moins, lui, il ne m’aura connu que vivant !… » Je m’étais arrangé pour qu’on t’envoie ma croix, deux ou trois photos, mes citations, des bricoles… Le médecin ne m’en donne pas pour six mois : le foie pourri, mon vieux !… Tu te serais dit, en recevant ça : « Ce sacré Conan, quand il rossait les cognes à Bucarest ; quand il nous baladait, avec le père Dubreuil, dans les tranchées de Burmuchli ; quand il descendait de sa butte, sur le Dniester !… » Et puis, voilà que tu t’amènes !…

Navré, je demandai :

— Mais tu n’as donc personne ici, à qui te raccrocher ?… avec qui causer ? Il n’y a pas d’officiers de réserve ?

Il sursauta :

— Des gars qui mettent leur uniforme le 14 juillet, avec les pompiers !… Peut-être que si t’étais venu plus tôt… Ou alors si tu m’avais laissé filer à Biribi, dans le temps, quand tu distribuais les billets, avec Beuillard, Grenais, mes anciens !… Enfin, c’est la vie, comme tu dis, cette pauvre vieille putain de vie !…

Il se leva :

— Je ne t’invite pas à dîner : ce ne serait point rigolo pour toi, et puis je n’en ai pas le droit !… Ma femme me ferait une scène… C’est comme ça ! On ne fait pas ce qu’on veut !… Quelle heure as-tu ? Cinq heures ?… Je devrais être rentré. Faut que je file… Tu n’as même pas bu ton bock !… Adieu, vieux, et merci tout de même !…

Il arrivait à la porte, il l’ouvrit, mais il se retourna :

— Te rappelles-tu ce que je te disais à Gorna, qu’on était trois mille, au plus, à l’avoir gagnée, la guerre ?… Ces trois mille là, t’en retrouveras peut-être parfois un ou deux, par-ci, par-là, dans un patelin ou un autre… Regarde-les bien, mon vieux Norbert : ils seront comme moi !

FIN

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