CHAPITRE QUATORZIÈME

Ma compagnie, je l’ai retrouvée dans les tranchées du Dniester, au sud-est de Bender, cette ville que les Roumains ont prise et que nous les aidons à garder, car les Rouges veulent la reprendre. J’ai retrouvé les relèves, les petits postes, les groupes de combat, les sapes, tout !… J’ai tiqué, quand j’ai regardé à un créneau, que j’ai revu la terre au ras de mes yeux !…

On a creusé des trous au bout de l’Europe pour nous y jeter, sept mois après l’armistice, et ça cause à tous une stupeur telle qu’on hésite à rendre quelqu’un responsable de ça. On aurait plutôt le sentiment que c’est la terre qui nous a repris, qu’on ne peut plus vivre dessus, qu’elle lâche partout sous nos pieds, où qu’on aille, qu’on sera toujours noyé dedans !…

Elle est partout ! Le fleuve, là, à cent mètres devant la tranchée, c’en est encore ! Ce n’est qu’une piste boueuse qui court à travers le steppe. Au delà, c’est le désert gris de l’Ukraine. Rien ! De l’herbe sèche et rase. Derrière nous, un autre Sahara : la Bessarabie. On ne trouve, pour y reposer les yeux, qu’une haie de roseaux, dans un marais, à notre droite, et à notre droite encore, une butte, avec un moulin dessus, un moulin ruiné qui lève une aile, sa dernière aile…

Les hommes ne parlent pas. Ils vivent dans une indignation amère qu’ils couvent comme une maladie. Parfois, la pression est trop forte, l’un empoigne un fusil qu’il lance au sol en jurant, en déchiquetant le juron, la bouche tirée jusqu’aux oreilles, les dents à l’air ; un autre crie, les poings brandis :

— Mais qu’ils viennent, bon Dieu, qu’ils viennent !… Qu’ils prennent tout le bled, et nous avec ! On sera mieux de l’autre côté qu’ici !…

On leur dit :

— Quand tu gueuleras, à quoi que ça t’avance ? Tu n’y peux rien ! On ne te gardera pas plus longtemps que ta classe ! Plus t’es possédé, plus tu seras content de les mettre…

Ce qui exaspère, c’est que tout soit si calme, si vide ! Nos trous, dans cette plaine illimitée, au bord de ce fleuve désert, paraissent dérisoires, et nos guets, absurdes. La consigne est d’interdire l’accès du Dniester. Mais à qui ?… De tirer sur tout ce qu’on voit… Mais on ne voit que la poussière, le soleil et les mouches ! Cela finit par ressembler à une odieuse brimade, à un simulacre de guerre imaginé par un chef gâteux qui ne peut plus se passer de son petit secteur !

Avec l’accablante chaleur, les hommes se sont mis à dormir, à dormir en tas, bouche ouverte, partout, des siestes lourdes qui s’écroulent au fond de la tranchée et qu’il faut enjamber. Une seule chose parvient à secouer un peu leur torpeur : quand un gros poisson saute. Alors, les anciens pêcheurs discutent un peu sur son poids, sa famille. Ils disent :

— Pour ce qu’on fout, qu’ils nous laissent au moins pêcher à la ligne !…

La nuit, on double les guetteurs. Il paraît que les Rouges passent et repassent le fleuve à notre nez. Le bureau des renseignements, la police roumaine l’affirment. Jamais nous ne voyons rien, nous n’entendons rien de réel. Car les guetteurs, chaque nuit, voient des ombres ramper, ils tirent, on lance une fusée, sa lueur blême flotte en clignotant sur le vide pâle de l’Ukraine, puis elle tombe, avec un grésillement dans le fleuve. Il n’y a rien, jamais rien que les anciennes hallucinations de guerre qui renaissent.

Nous n’avons aperçu qu’un homme, sur le fleuve, un noyé, gonflé comme une outre, le dôme noir d’un ventre. À la jumelle, il me parut avoir une ceinture de cartouches qui étranglait le ballonnement du corps, avoir aussi une barbe. On le regarda longtemps descendre, prendre le grand virage du fleuve en aval. Les courants semblaient le pousser vers la rive rouge.

Nous allons au repos à une lieue du Dniester, à Balisch, un village où la boue est devenue croûte, où les pistes crevées, tourmentées vous tordent le pied dans leur lacis d’ornières. À la moindre pluie, c’est un marais. Les maisons échappent au bourbier en montant sur des murs. Malgré cela, on s’y sent envahi, cerné par la terre noire, ravinée. La piste, devant ma fenêtre, est plus large qu’une place de France ; ma porte s’ouvre sur une cour immense où galopent des cochons noirs. Dès que l’on sort, on sent cruellement l’absence de but, de limites : tout mène partout, et cet espace indéfini décourage la promenade.

Il est pourtant pénible de rester chez soi, à cause de la haïssable importunité des hôtes. Ma chambre, une chambre mal chaulée, qui abrite des oignons, mon lit de camp et ma cantine, est envahie tout le jour par des gamins à pelade, des fillettes à dents cancéreuses que je me lasse de chasser. Il entre aussi, par la porte sans serrure, sans loquet, une femme albinos, à peau translucide, aux yeux rouges, aux lèvres comme rodées. Elle est maigre, osseuse. Elle me parle en russe, obstinément, sans s’inquiéter d’être comprise. Je crois qu’elle voudrait que je m’en aille, que je lui rende sa chambre. À moins qu’elle ne me demande du singe, du chocolat, ou me reproche d’asservir le peuple russe… Je la supporte comme un courant d’air.

Conan, lui, à cause de ses arrêts, a hérité la seule chose qui soit précise dans le paysage : la butte du moulin, en avant du village, vers le fleuve. Il la partage avec les gendarmes et les préventionnaires. Il a sa chambre dans la bluterie. De là-haut, il aperçoit dans le lointain les fumées de Tiraspol, la ville rouge.

— Je me charge de l’avoir avec deux compagnies ! affirme-t-il.

Mais, comme personne ne le prie d’envahir la Russie, il attend, sans impatience, qu’on veuille bien s’occuper de lui. Mon départ, je puis le dire sans me vanter, a désorganisé la Justice militaire ! Personne ne se soucie de reprendre le poste, avec Conan à la clef ! Alors, il attend !

Chose incroyable, il est devenu du dernier bien avec la prévôté. Dans un accès de confiance, un brigadier lui a révélé leur cachette de pinard et de tsuica, car, grâce à leurs fréquents voyages à Bender, à l’obscure complicité des riz-pain-sel, et aux attentions de la police roumaine, les gendarmes sont mieux ravitaillés que le général. Conan s’est donc mis à chopiner ferme avec eux, et il se plaît à revenir, sur leur compte, de ses erreurs passées :

— Je ne les aurais jamais crus si démerdards, ces gars-là ! Ah ! ils savent y faire… Par devant, service, service, mais pour se faire gicler un coup de gniole dans la tuyauterie, ils ne craignent personne ! Faut les connaître !

Il ne se gênait pas non plus pour discourir longuement devant les préventionnaires ou les condamnés, et je savais que, par optimisme naturel et bonté d’âme, il leur inoculait d’étonnantes doses d’espoir. Il pouvait d’ailleurs, à présent, se citer en exemple. N’était-il pas, lui aussi, candidat au tourniquet ? S’en faisait-il une miette ? Ils n’avaient qu’à l’imiter et à laisser pisser le mérinos ! J’étais moins tranquille, mais je me gardais de le lui dire.

Un matin où j’étais monté le voir, il me poussa devant sa fenêtre.

— C’est de là, assura-t-il, qu’il convient d’embrasser l’ensemble de nos positions défensives, comme dit le vieux. Il y a donné toute sa mesure, et sa mesure ne tient pas le décalitre !… Regarde-moi ça, si c’est proprement coupé en deux !

Il me montrait un large triangle de roseaux dont la base plongeait dans le fleuve, dont la pointe s’enfonçait, loin dans les terres, jusqu’à un petit pont bossu. C’était un marécage qui s’égouttait, par le bout, dans un fossé sans méandres, un fossé sur quoi on avait jeté ce petit pont :

— Paraît, dit Conan, que c’est une vasouille impraticable aux trois armes. C’est un lieutenant du génie qui a été y voir, un gars consciencieux qui n’est revenu qu’au bout de trois pas, quand il en a eu jusqu’au mollet de ses bottes. Il est allé se montrer au général : « Mon général, je n’ai pas fait deux mètres, et regardez ce que je suis dégueulasse ! » Le général l’a félicité, et puis il s’est félicité, lui, d’avoir quinze cents mètres de secteur défendus par « une profonde défense naturelle », comme il dit, paraît-il. Ça lui permet de renforcer puissamment la défense des points accessibles… Il a expliqué ça aux copains de l’État-Major qui sont restés pantois devant tant d’astuce !

Conan haussa longuement les épaules.

— Un raisonnement de bigorneau, mon vieux ! Ah ! ses lumières n’ont pas besoin d’être camouflées !… Ce que je sais, c’est que, si j’étais les gars d’en face, je mettrais ce que j’ai de moins bien comme culotte, et c’est là-dedans que j’irais débarquer. Comme cheminement on ne fera pas mieux.

— Crois-tu qu’ils risqueront le paquet ?

— Jamais de la vie ! Quand les Roumains seront tout seuls, peut-être…

Il proposa tout à coup :

— Viens-tu voir les flics ? Y a ton ex-greffier qui serait content.

Sous le porche du moulin, on trouva un gendarme nu-tête qui fumait sa pipe, à califourchon sur une chaise. En nous voyant, il rattrapa son képi sur l’herbe et se leva.

Dedans, c’était une chambre ronde sous un plafond crevé d’où pendaient des lattes et des plaques de glaise. Par le trou, on apercevait l’axe du moulin et ses couronnes dentées d’acier noir.

Six gendarmes jouaient aux cartes, et, parmi eux, mon ancien greffier qui me remercia, en bafouillant avec une confusion bien flatteuse, de toutes mes bontés passées. Il tirait de nos relations un prestige évident… On nous pria respectueusement à boire, et, pour comble de raffinement, on nous offrit des biscuits extraordinairement salés. Ils ne se laissaient point avaler, assurait Conan, à moins d’un quart ras-bord par unité. J’étais un peu étourdi par le gros vin de l’intendance lorsque Conan ordonna :

— Viens voir tes anciens clients.

Je m’en défendis, mais mon ex-greffier insista :

— Venez donc, mon lieutenant, ça leur fera plaisir !

Et comme je marquais une certaine surprise :

— Ils savent bien tous que vous ne les avez pas assommés !

Ils m’entraînèrent dans la cour. Les préventionnaires, les condamnés, étaient assis à l’ombre courte des bâtiments. Tous se dressèrent au « fixe » que cria le gendarme.

— Repos, dit Conan.

Je les reconnaissais les uns après les autres : un tas d’Algériens, versé par la division coloniale, puis les six du Palais de Glace qui me dévisagèrent sans ciller, le visage muré ; le sergent meurtrier qui baissa la tête et rougit quand je le regardai ; enfin, dans un coin, à l’écart, un qui me fit tressaillir lorsque je le découvris, Erlane, mon condamné à mort !

Il m’observait avec une telle angoisse que je compris qu’il attendait de moi quelque chose d’affreux. Il ne savait pas que j’avais quitté la Justice militaire, il croyait que je venais lui annoncer… le peloton, peut-être. Je courus à lui :

— J’ai expédié moi-même votre pourvoi en cassation et votre recours en grâce. Rien n’est revenu, je le sais. C’est donc qu’on les examine… J’ai aussi écrit à votre mère. On se remue sûrement. Le temps passe, c’est bon signe…

Erlane demeurait fixe, crispé ; ses yeux immenses, ses yeux qui lui mangeaient tout le visage, restaient attachés à moi. Conan se tourna vers lui et dit doucement :

— Tu vois bien ce que dit le lieutenant, ça peut s’arranger, mais faut du temps… Il ne peut rien t’arriver, tant qu’on ne saura pas si le pourvoi est rejeté. Hein, Norbert ?

— Rien.

— Tu vois, répéta Conan.

Puis il conseilla :

— Faut pas t’en faire. Ça n’avance à rien !

En sortant de la cour, il murmura :

— S’ils veulent le fusiller, faut qu’ils cavalent… Il me rappelle les pinsons que je prenais, étant gosse, les jours de neige, pour les boucler dans une cage en fil de fer… Un de ces matins, ils le trouveront raide.

Il fit quelques pas dans le sentier :

— Le pauvre petit salaud ! De Scève l’a quand même bien baisé au tournant !… Dans son idée, hein, on ne peut pas lui donner tort !…

Je n’avais jamais revu de Scève depuis mon départ de Sofia. Son bataillon cantonnait au bord d’une tourbière, dans un hameau, à deux kilomètres de nous, mais je m’étais interdit d’aller de ce côté… Conan, une fois de plus, avait raison : « dans son idée, on ne pouvait pas lui donner tort. » Mais son « idée » restait pour moi d’une simplesse monstrueuse !… Je l’entendais encore me dire : « Vous collectionnez, comme des mégots, des petits bouts de vérités inutilisables. Le moment venu de marcher, vous essayez de tout emporter : vous ne pouvez pas, alors, vous vous couchez sur le tas »… C’est possible, mais j’aime mieux ça que de partir comme lui, d’une belle allure relevée… sans m’inquiéter de ce que je piétine, de ce que j’écrase ! Car, ce que je ne lui pardonnerai jamais, ce n’est point d’avoir exigé la condamnation d’Erlane, c’est de n’avoir point eu à lutter, à souffrir pour le faire !…

Conan interrompit mes réflexions :

— C’est demain que vous remontez ?

— Oui.

— Il pleuvra, je te le dis…

Il pleuvait, en effet. C’était le soir, et l’ombre noyait déjà ma chambre. Je venais de sangler mon baudrier sur mon vieil imperméable jaune et, debout près de la fenêtre, je lisais les ordres que m’apportait mon ordonnance :

« Le lieutenant Norbert, commandant la 12e compagnie, assurera la relève, à 21 h. 30, depuis la tranchée d’Arkhangel, jusqu’au bord ouest du marais… »

La Russe entra, vêtue de grosse laine blanche. Dans la pénombre, son maigre visage décoloré promenait une tache étrangement pâle. Elle s’approcha de moi et regarda, sans mot dire, la feuille que je lisais :

« Il se tiendra en liaison à sa gauche avec le lieutenant Martin, commandant la 8e compagnie… »

Je sentis une main peser sur mon épaule, je tournai la tête : la Russe me regardait, les yeux luisants, son visage approchait… Ah non ! Je me dégageai d’un brusque coup de coude, furieux de cet hommage révoltant. Elle ne s’était pas regardée !… Elle recula et se confondit avec le mur.

« À sa droite, par le pont du marais, avec le lieutenant de Scève, commandant la 9e compagnie. » Suivaient les consignes habituelles sur la surveillance du fleuve.

Dehors, il pleuvait à torrents. Je trouvai ma compagnie ruisselant derrière ses faisceaux. La terre, cette terre aux arêtes si rudes que l’on croyait durcie pour toujours, comme un sol de brique, était devenue, en une heure, un cloaque gluant et profond. La boue moulait le soulier, et il fallait, à chaque pas, deux efforts pour s’arracher aux empreintes grasses. La pluie crépitait sur les casques et les quatre kilomètres à marcher jusqu’au fleuve parurent interminables…

Le Dniester, dans le crépuscule, sous l’averse battante, était vraiment sinistre ! Il courait, noir comme la piste, hérissé comme elle de vagues boueuses. Le ruissellement de l’averse y planait comme des myriades de clous d’eau. Les roseaux couchés se débattaient en sifflant, leurs quenouilles sombres hochaient comme des têtes excédées. Dans le ciel où croulait une avalanche de nuages ronds, le moulin de la prison se profilait, étonnamment précis encore. Son aile unique barrait d’un trait appuyé l’étroite balafre rouge du couchant.

En voyant la tranchée inondée, les hommes jurèrent. La compagnie que nous relevions l’avait abandonnée, et nous attendait éparse sur le glacis. Ils nous dirent :

— Vous frappez pas, vous n’aurez de la flotte que jusqu’au genou, et quand il fera sec, vous toucherez des bath caillebotis !…

Je sautai le premier, stoïquement. Une désagréable sensation d’eau froide qui entre par le haut des souliers, vous applique aux jambes des plaques de linge mouillé…

— Faut-il que je vous prenne par la main ?

Ils hésitaient, penchés sur l’eau jaune, comme des plongeurs novices.

Un à un, ils descendirent. Ils se laissaient glisser, en geignant, sur leur derrière, éprouvant l’eau du bout du soulier, ainsi qu’un bain trop chaud. Quand ils furent tous dedans, j’appelai les chefs de section :

— Prenez-moi des sacs à terre et collez-moi un barrage tous les vingt-cinq mètres. Quand ce sera fait, épuisez-moi ça avec des bouteillons et des seaux de toile. Il y en a pour une demi-heure.

À minuit, on y travaillait encore, mais les hommes luttaient pour leurs pieds secs, écoper les tenait chauds et l’eau baissait. Enfin les lanternes-tempête des sergents éclairèrent de la boue.

Je partis pour une ronde. La nuit était obscure, absolument. La pluie descendait aussi drue et le vent la jetait par gerbes au visage. J’allais, projetant le jet de ma lampe électrique sur ces blocs boueux qu’étaient mes pieds, trébuchant, glissant des talons et freinant rudement des deux mains contre les parois que perçaient des silex aigus. Parfois, une ombre, à mon approche, remuait, et je trouvais un guetteur qui ne feignait même pas de regarder au créneau, un autre qui avait renoncé à enfoncer dans la boue liquide du parapet la fourche de son fusil-mitrailleur :

— Tout fout le camp, mon lieutenant…

Ceux qui n’étaient point de garde s’étaient empilés dans les sapes, des trous sans coffrage où, malgré les toiles de tente, il pleuvait comme dans une grotte. Ma lampe les trouvait recroquevillés là-dedans, le col relevé, les genoux à hauteur du nez, les épaules aux oreilles. Des clochards sous un pont !…

Je revins à mon P. C., un terrier étroit, mais couvert d’une tôle ondulée. Assis sur mon lit de treillage, je crayonnai sur une feuille de bloc-notes :

« Lieutenant Norbert au lieutenant de Scève.

» J’ai l’honneur de vous informer qu’à moins d’avis contraire de votre part, je me tiendrai en liaison avec vous, au Pont du Marais, par agents de liaison, aux heures 3 et 5. »

L’homme que j’envoyai resta longtemps dehors.

Il lui fallait descendre, le long de la haie de roseaux, jusqu’au petit pont en dos d’âne, puis remonter, de l’autre côté du marais, au P. C. de de Scève, à trois cents mètres de la butte du moulin. Il était plus de 2 heures quand il rentra et me remit une carte-lettre cachetée :

« Vous devez être affreusement mal, Norbert. Toute l’eau du marais descend chez vous ! Ici, c’est relativement sec. J’ai une réserve de claies, je vous les ferai porter dès demain matin.

» P.-S. – Complétez la liaison au Pont du Marais par un agent de liaison que vous enverrez à 4 heures ».

Je haussai les épaules. Très service, décidément, le commandant de la 9e ! Un agent de liaison toutes les heures, par ce temps !… Lui qui prétendait ne pas aimer jouer au soldat !… Quant à mes pieds humides, ce n’était pas sur eux que je le priais de s’attendrir !…

Étendu sur mon treillage, dans l’ombre, dans le grand chuchotement de la pluie, je repris, une fois encore, son procès. Le de Scève à l’esprit pénétrant, le gentilhomme ironique et perspicace, je l’avais inventé, comme j’inventais jadis l’âme exquise de toutes les jeunes filles jolies !… Ce n’était qu’un « mili fana » qui marchait comme les autres, au pas cadencé, dans la vie, un principe sur les yeux ! Il vouait un enfant aux latrines, au poteau, pour l’avoir trouvé inapte à toute violence, irrémédiablement désarmé ! La guerre qui est finie partout se prolonge dans des types comme lui… Ils lui servent d’écho… Pourtant, elle est finie… finie depuis longtemps !… Finie… Je l’ai rêvé maintes fois, mais à présent, je ne rêve pas… puisque les lavandières sont revenues au lavoir, battre leur linge… puisque j’entends le grand bruit éclatant de leurs battoirs, l’eau qui coule, leurs appels… Hein ? Qu’est-ce qu’il y a ?…

Je me trouve debout, stupéfait d’avoir dormi, de voir entrer l’aube dans ma sape. Mais je refuse encore de comprendre que les claquements de battoirs de mon rêve sont devenus une fusillade forcenée qui retentit à ma droite, de l’autre côté du marais, dans la tranchée de de Scève.

— Il y a longtemps qu’ils tirent ?

— Non, mon lieutenant. Ça vient de prendre. C’est une attaque !…

Je le sais bien, mais que le mot est donc tragique, quand il est dit, au petit jour, parmi les détonations, et qu’on vient de rêver ne plus jamais l’entendre !…

Voici que près de moi, des fusils partent. J’ai monté sur la banquette de tir, et je fouille à la jumelle l’aube noyée, trouble comme une lumière d’aquarium. Rien, une fois de plus, rien nulle part, ni sur le fleuve, ni sur les bords !

— Mais sur quoi tirez-vous, bon Dieu ?

Que vais-je demander là ! Ils tirent pour tirer, pour effrayer ce qui menace, l’empêcher d’approcher d’eux…

Mais les autres, là-bas, à ma droite, de l’autre côté du marais, derrière cet épais triangle de roseaux, ils ne tirent pas sur des ombres, eux !… Brusquement, je revois le secteur coupé en deux, tel que Conan me l’a montré.

Conan ! Il avait tout prévu. Les Rouges ont glissé sur le fleuve, dans la nuit noire, dans le grand bruit égal des eaux qui masque tous les autres bruits. Ils sont entrés dans le marais, et ils viennent de se rabattre sur de Scève, de prendre sa tranchée en enfilade ! D’autres, évidemment, progressent le long de la lisière vers le petit pont. S’ils le passent, ils nous prennent à revers, nous qui restons stupidement tournés vers le fleuve vide, et ils nous jettent à l’eau !…

— Lamy, allez dire à l’adjudant que je le laisse ici avec la première et la deuxième section, que je prends les deux autres pour aller défendre le pont… Par conséquent qu’il s’étende sur sa droite, en restant en liaison avec le lieutenant Martin sur sa gauche… Et puis qu’il surveille les roseaux plus que le fleuve, qu’il renfonce tout ce qui voudrait en déboucher. En vitesse, hein !

Lamy répond :

— Je vais prendre par le bled…

Je lui fais la courte échelle, je le lance sur le parapet où il se met à courir.

Deux minutes plus tard, je courais à mon tour vers le pont, devant mes hommes en tirailleurs, et en courant, en buttant contre les mottes grasses, l’ex-rapporteur, en moi, s’amusait : « Le bel abandon de poste devant l’ennemi ! Lâcher sa tranchée en pleine attaque pour s’en aller à quinze cents mètres à l’arrière ! » Puis l’essoufflement de la course vous vide la pensée, le cœur vous sonne contre les côtes, on n’entend plus que le bruit de gong de ses tempes…

Le pont ! Vide !… Cent mètres encore et on passe, on double la pointe du vaste triangle, les dernières touffes de roseaux secs et on voit ! On assiste à ce qui se passe de l’autre côté du rideau !… Une rafale de balles devant nous, la terre qui saute, comme un rejaillissement de pluie d’orage.

Couché dans la boue, j’essaie de comprendre : ils ont dû pousser, sur un radeau, une mitrailleuse jusqu’au milieu du marais. Elle nous voit mal, mais elle sait où est le pont, et nous ne déboucherons pas !…

Eux non plus, d’ailleurs. Je le tiens, ce pont, sous mon feu, et puis le vent est tombé, les roseaux restent au repos. Un roseau, c’est déséquilibré par la tête ; dès qu’on y touche, ça oscille comme un métronome. Ils ne peuvent bouger sans que j’en sois averti !

Je me détourne, afin de compter, d’un coup d’œil, ceux qui m’ont suivi. Ils sont une trentaine qui se sont abattus derrière moi, fauchés par le vieux réflexe qui a joué. Trente… Je réfléchis à leur nombre, à ce qu’il va me permettre de tenter… et je m’aperçois soudain qu’il n’y a plus que cela qui importe, leur nombre, leur force ! Regarder leur visage, les reconnaître ?… Pas maintenant ! Trente fusils… De Scève avait raison : puisque ça recommence, que ça devait recommencer, la troupe est tout ! Les hommes, hors d’elle, ne comptent pas.

La fusillade décroît sur le fleuve : elle est trouée de silences. Une fusillade de fin d’alerte. Encore un coup isolé… Mais ça, maintenant, ce sont des grenades ! C’est bien leur fracas qui a comme la forme de l’éclatement, un fracas qui s’ouvre en éventail !… Alors, quoi, c’est le barrage ? Ils en sont là !…

Un cri, une clameur jaillit de là-bas… La clameur d’assaut, le hurlement que l’homme tient en réserve dans le tréfonds de son ventre et qu’il reconnaît, sans l’avoir jamais ni entendu, ni poussé… Le cri de guerre rouge m’a dressé sur les mains : une balle me rabat. Elle s’est piquée à deux doigts de mes yeux, elle m’a lancé de la boue sur la joue, des gouttelettes de boue qui me démangent comme de l’urticaire, et qu’il faut, avant tout, que j’essuie…

Et, sur le fleuve, la rumeur monte, ardente, touffue ! J’entends des cris se tordre dans des gueules noires, d’autres qui se cassent par le bout, d’autres qui se prolongent, horizontaux, sans fléchir, puis se tranchent net, comme une gorge… La pluie a cessé, et l’air froid du matin détaille affreusement ce sabbat. Pas une huée ne se perd, chacune s’enfonce dans l’oreille, avec son sens précis d’assassinat, le couteau, l’élan bas de la baïonnette, le coup de crosse, pas celui du théâtre où l’on empoigne à deux mains le fusil par le canon, pour le brandir au-dessus de sa tête, mais le vrai, l’arme saisie à la poignée et à la grenadière, levée à la hauteur de l’oreille, et le coup qui part oblique, en vache, défonce, fait sauter les dents sous la plaque de couche !… On ne peut pas rester là ! La gaine molle de la terre me brûle les cuisses, le ventre !… Mon fusil mitrailleur est couché derrière moi.

— Tu videras un chargeur dans les roseaux quand je vais me lever… Deuxième section… Pour un bond… Direction le pont… En tirailleurs à quatre pas… Première section, sur place, feu à volonté dans le marais… Faites passer…

Le bruit de mes semelles sur les dalles du pont me parut extravagant. Puis j’entendis derrière moi d’autres pas sonner. J’avais été suivi, et cela m’étonnait. En me détournant, je vis qu’une quinzaine de mes hommes avaient passé. J’étendis le bras, ils s’espacèrent et au pas, courbés, mais l’arme haute, prêts à épauler, ils défilèrent le long des dernières touffes parcheminées qui nous cachaient encore la plaine et le fleuve…

La vue de ces ennemis tout noirs ne me surprit pas : je les attendais. Ils progressaient en file le long de la lisière aride. Ils me parurent grands et armés de fusils longs. Des baudriers de cartouches brillaient sur leurs guenilles. Je fus choqué de ce qu’ils n’avaient point d’uniformes… À notre premier coup de feu, ils sautèrent dans le marais avec des « floc » d’énormes grenouilles. Les roseaux s’ouvrirent dans un grand bruit de papier chiffonné. Sitôt abrités, les Rouges se mirent à tirer dans notre direction, mal, mais assez bien pour nous faire nous coucher.

Je remarquai alors que le marais tout entier commençait de bruire, que les longues tiges oscillaient partout. Il se creusait, entre leurs têtes brunes, des pistes larges, ouvertes par l’avant des radeaux qui s’ébranlaient. Ces pistes convergeaient vers nous !

Les yeux levés, je suivais, à la pointe des roseaux, le cheminement de l’attaque. Mauvais !… La mitrailleuse, derrière nous, écornait le pont et coupait la retraite. Ils devaient en pousser d’autres, vers notre ligne, dans la vase et sur l’eau…

Mes hommes avaient ouvert le feu, sans pouvoir enrayer la lente progression des pistes. Les Rouges avançaient, couchés dans leurs bateaux plats, et nos balles ne cassaient que les grands tuyaux desséchés… Quand les embarcations seront tout près du bord, encore masquées par les dernières touffes, des hommes s’y dresseront, toujours invisibles, et ils nous fusilleront de haut en bas, comme des lièvres au gîte. Les balles nous entreront dans le dos !… Peut-être qu’à ce moment, en tirant dans leurs détonations, on pourra en toucher quelques-uns…

Et rien à faire qu’à attendre ! Si je cours au fleuve, à travers la plaine, je serai descendu par ceux de la lisière avant d’avoir fait cent mètres. Si je vais m’enliser dans le marais, je ne serai plus qu’une tête sur de la boue liquide, une tête qu’on défonce, qu’on enfonce !…

Mes hommes l’ont compris comme moi : ils s’installent sur place. Couchés sur le flanc, ils entaillent la terre de leur pelle-bêche. Seulement, les pauvres gars, ils n’auront jamais le temps de faire de beaux trous ! Ils amasseront tout juste un petit tas devant leur tête, mais leur dos !… C’est là qu’ils seront troués !… Les roseaux s’abattent plus vite, maintenant que nous ne tirons plus. Dans quelques minutes !…

Et ça se passera exactement sept mois et douze jours après l’armistice !… Ils me font doucement rigoler ceux qui ont tant gémi sur le sort du dernier tué de la guerre, celui de la minute d’avant le « cessez le feu ! » Comme s’il pouvait y avoir jamais un dernier tué !…

D’où je suis couché, je n’aperçois ni le fleuve, ni la tranchée de de Scève. De Scève !… Est-ce pour lui ou pour le pont que je suis venu ici ? Ce serait trop long à démêler : je n’ai plus le temps ! Car le branle des roseaux approche. La rumeur du corps à corps, là-bas, ne couvre même plus l’odieux crépitement de leurs tiges qui cassent…

— Alimentez vos magasins !

Cet ordre, donné pour tuer vite, pourrait être une recommandation à des épiciers !…

Les roseaux !… Je ne veux plus les voir, de peur de m’affoler !… Quand ils ne bougeront plus, oui, mais puisqu’ils basculent encore, je regarde gloutonnement ailleurs, je regarde le ciel, la butte de Conan merveilleusement précise au soleil. Le porche du moulin y arrondit une ombre chaude, dorée. Ce sera donc ça, la dernière chose aimable où je reposerai mes yeux : la douceur lumineuse d’une vieille porte ?…

Soudain, j’en vois jaillir une troupe pressée d’hommes, des hommes désarmés qui courent, se jettent à la pente, furieusement, comme des gosses descendent à fond un talus. Pas de casques, pas de vêtements collés au corps par les courroies des cartouchières, mais des vestes ouvertes, des têtes nues, quelques-uns, le torse blanc, en bras de chemise… Ils sont tombés, en quelques secondes, au pied de la butte : je ne les vois plus et j’affirmerais que je ne les ai jamais vus, si l’un d’eux n’était resté couché, les bras en croix, en plein soleil, sur la pente… si maintenant l’espace devant moi ne se déchirait de haut en bas, comme un rideau, une déchirure fracassante de foudre…

Je crois que j’ai pu courir quelques mètres, avant que la plaine ne se mette à tourner en sifflant, un disque noir qui aurait enregistré le cri strident de milliers de locomotives…

— Tu comprends, m’explique Conan assis près de mon lit, moi, toutes les nuits je couchais chez les flics. Tu n’as qu’à garder ça pour toi… Quand la musique a commencé, ton greffier est venu me secouer. Il n’a pas eu besoin de causer, c’est le tremblement de sa main sur mon bras qui m’a réveillé. J’ai tout de suite pigé ! Quand j’en ai vu ramper de ces sagouins, j’ai compris que ça devenait vilain : il en sortait de partout, mon vieux, des limaces après la pluie !…

» Au moment où ils se sont levés en gueulant, j’ai foutu mon petit camp, quatre à quatre. J’ai trouvé tous tes anciens dans la cour, avec les flics, et c’était pas tes clients qui faisaient la plus pâle gueule !… « Mes vieux, que je leur ai dit, v’là votre libération qui arrive ! Les petits copains d’en face viennent vous gracier plus sûrement que le président de la République !… Foutez-moi des grenades plein vos poches et en bas !… » Faut te dire que de Scève avait fait monter des caisses, la veille, parce qu’elles nageaient dans le bouillon… Y’en a qui ont bien hésité trois secondes !… Ils se disaient qu’ils n’avaient peut-être pas grand chose à perdre en allant voir de l’autre côté, mais j’avais mes anciens dans le tas, et ils étaient déjà sur mes talons à se bourrer de citrons. Les autres ont suivi…

» Il n’y avait que cette sacrée petite lopette d’Erlane qui regardait ça, bras ballants. « Fais comme les autres, que je lui ai dit, ou je te brûle ! » Il prend son air de pierrot tombé de la lune : « Mon capitaine, je n’en ai jamais lancé. » – Dans ce cas, reste à côté de moi, tu m’en donneras quand je t’en demanderai. Et je lui en ai collé dans les pattes et dans les poches.

» Et on y a été mon vieux ! Ah ! si t’avais vu cette descente, ça valait !… Le bled était tout couvert de ces mal foutus, de ces miteux qui couraient en braillant, qui sautaient dans la tranchée ! Et il en sortait tout le temps du marais ! Une pluie de crapauds, je te dis ! Cinq cents au moins qu’ils étaient, et sales, et puants à ne pas approcher d’eux pour les buter, mon vieux !…

» Tu nous vois tomber là-dedans ?… En dégoulinant la côte, on avait arraché les anneaux des cuillers, et à trente mètres, on leur a balancé nos œufs dans les pattes, et puis d’autres, et d’autres jusqu’à extinction ! Ils foutaient le camp en lâchant des coups de seringue au petit bonheur.

« Alors on a été aux groupes de combat, parce qu’il y en avait là-dedans qui ne lâchaient pas le morceau, des grands types, des culottés, ceux qui avaient sauté les premiers et qui s’accrochaient dur. En y allant, on avait ramassé les flingues des amochés et c’est avec ça qu’on leur a concassé la gueule… Tu connais Beuillard, celui que t’as fait passer au falot : il te faisait tourner une espèce d’arquebuse qu’ils avaient dû décrocher au musée, et il te leur abattait ça sur le coin de la gueule : « Tiens, ma vache ! » qu’il disait à chaque coup. « Tiens, ma vache ! »… Ç’a été vite nettoyé !… Mais voilà mon Beuillard, qui était enragé et qui me crie : « Ils les mettent, mon capitaine ! » De fait, je les vois qui commencent à tirer du marais leurs radeaux, leurs bachots. Ils n’en voulaient plus ! Ils étaient entrés dans le cambouis jusqu’au ventre et ils halaient, et ils poussaient. « Vas-y toujours, que je me dis. On n’a pas encore sifflé la finale ! »

» Je plaque tout, je fais ramasser une Hotchkiss dans la tranchée, je remonte avec sur ma butte… Mais en remontant, qui est-ce que je trouve couché, bien pépère, l’air content comme tout d’être tranquille ? Mon Erlane, un petit trou sous les cheveux. Il tenait toujours ses deux citrons. Pour les lui reprendre, ça en a été une histoire !… Bref, de là-haut, j’étais placé comme père et mère pour crever leurs baquets. Je les ai laissés décoller. C’était plein à couler. Des types debout sur les bordés… Je les ai laissés arriver jusqu’au milieu du bouillon, et puis, quand j’ai eu leur avant sur ma ligne de mire : ah ! dis donc !… T’aurais dit des grosses loutres qui se débattaient en saignant dans les remous…

Pour l’interrompre, pour échapper à la vision de ces corps noirs sombrant dans cette eau rouge, je demandai :

— Et chez nous, y en a-t-il eu beaucoup d’esquintés ?…

— Ben, la compagnie de de Scève a trinqué : huit tués, une trentaine de blessés et puis, lui, le pauvre type, une balle en plein ici… On l’a emmené tout de suite à Bender, on l’a trépané, mais j’en reviens justement, et ça ne va pas !… On aurait dit qu’il s’en doutait, mon vieux ! Le soir où vous êtes montés, je lui ai dit : « Quand t’auras placé tes types, viens donc faire un bridge. — Non, qu’il m’a dit, je ne peux pas lâcher ! Moins que jamais c’est le moment de lâcher ! » Je l’ai blagué… Un secteur à la flan comme celui-là !… Je lui ai dit, je me rappelle : « Fais comme moi, fais-toi une raison !… C’est fini pour le moment. Les ennemis, c’est comme les foins, faut le temps qu’ils repoussent… » Eh ben, mon vieux, pas huit heures après ça, les premiers débarqués lui envoyaient une balle dans le crâne… Ton épaule qui te pince, hein ?… Mais aussi, qu’est-ce que tu allais foutre en avant du pont, bougre de ballot ?…

Le général avait voulu que tous les blessés légers fussent de la fête. Mon épaule fracturée, mon énorme gouttière me valaient de figurer au premier rang des héros.

Les troupes, sur le steppe, formaient le carré. Au centre, derrière notre ligne de pansements, s’alignaient, sur deux rangs, des hommes en calot et en veste. Le général arriva à pied, s’arrêta devant nous et salua. Puis il déploya un papier :

— Je salue d’abord, cria-t-il de sa curieuse voix de tête qui se haussait encore à la hauteur de l’événement, je salue d’abord les glorieux morts que nous a coûtés la victoire. Ils sont tombés pour la défense d’une terre amie, pour manifester aux yeux du monde la solidarité de la France envers ses fidèles alliés. Je salue le caporal Bourdais François, les soldats Lepetit Albert, Vérin Léon, La Roé Joseph, Courtais Marcelin, Pichereau André, Boisnet Gustave, Brelot Édouard et Erlane Jean, car je ne veux point séparer d’eux dans l’éloge celui qui ne s’en est point séparé dans le sacrifice, et qui a racheté de sa vie la faute la plus grave que puisse commettre un soldat.

» Je vous salue ensuite, vous les glorieux blessés, et ce salut, je l’adresse d’abord à l’héroïque lieutenant de Scève frappé à la tête de sa compagnie. Je l’adresse aussi à vous, les poilus de la 9e qui avez défendu avec acharnement vos positions contre un ennemi dix fois supérieur en nombre et qui avait pour lui l’avantage du terrain. Je l’adresse encore à ceux de la 12e, qui entraînés par l’initiative et l’exemple d’un jeune officier plein d’allant, le lieutenant Norbert, se sont portés au secours de leurs camarades, courant à la fusillade comme on marche au canon, et qui ont interdit à l’ennemi l’accès d’un pont devenu la clef de tout notre système défensif.

» Enfin, je n’hésite pas à vous saluer à votre tour, vous les vrais artisans de cette victoire, préventionnaires et condamnés, dont la splendide contre-attaque a rejeté l’ennemi au fleuve, vous qui, sous la conduite d’un magnifique officier, avez inscrit une page éclatante au livre de la bravoure française. Vous avez prouvé que la voix du patriotisme ne meurt jamais au cœur d’un Français, fût-il temporairement égaré. Votre abnégation, votre esprit d’offensive vous ont réhabilités. Comptez sur votre général, faites-lui confiance ! Pour l’instant, il ne vous dira qu’un mot : vous êtes redevenus dignes de ce beau nom de soldats ! »

Je regardai ceux qu’on venait de glorifier, les préventionnaires et les condamnés qui se tenaient très droits, raidis dans leur fierté neuve. Je les regardais complaisamment, comme on regarde, avant de s’embarquer, le ventre solide d’un paquebot, comme on jouit, au haut d’une tour, de l’épaisseur d’un parapet. Il était bon, il était rassurant d’avoir de pareils défenseurs !

Puis je reconnus, au premier rang, le grand Beuillard, Grenais, Forgeol, le Palais de Glace, le groupe franc, et je me rappelai qu’ils ne tuaient si bien que parce qu’ils avaient le goût de tuer. Ils me firent horreur dans le même instant où je songeais qu’ils m’avaient sauvé la vie.

— À droite par quatre !

Les compagnies s’allongent sur le steppe. La cadence du pas se rompt tout de suite dans la terre grasse. Moi, je prends la piste qui mène à Bender. Conan me rejoint.

— Où vas-tu ?

— Voir de Scève… Comprend-il encore quand on lui parle ?

— Moi, il m’a reconnu… Mais t’es cinglé ! À Bender, à pattes !… Avec ton épaule où les os jouent aux dominos ! Amène-toi. On va trouver une araba.

Chemin faisant, il apprécie la cérémonie :

— Il était bien, le speech du vieux… Tu sais qu’il m’a pleuré dessus en me faisant presque des excuses, et qu’il m’a encore appelé héros !…

Il marche près de moi. Avant de tourner le dos au fleuve, il jette un coup d’œil à la butte, au moulin, au décor tout entier de son dernier fait d’armes.

— Faudra, dit-il, que t’écrives à la mère d’Erlane. Faudra lui dire ce que vient de dire le vieux, qu’il n’a pas voulu le séparer d’eux dans le machin, parce qu’ils ont été ensemble dans le truc…

Il fait quelques pas, les mains derrière son dos courbé, tête basse, puis il s’arrête, balaie d’un geste brusque quelque chose :

— Oh ! et puis, laisse tomber le laïus, va !… Dis-lui donc tout simplement, de ma part, qu’il n’a pas souffert, son gosse, qu’il ne s’est aperçu de rien, et que je croyais, moi, qu’il dormait…

Mais la butte l’attire, il se retourne encore :

— Si j’y étais resté, comme lui, ça aurait été rigolo !…

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