I Le guanaque

C’était un gracieux animal, – le cou long et d’une courbure élégante, la croupe arrondie, les jambes nerveuses et effilées, le corps aplati, la robe d’un rouge fauve tacheté de blanc, la queue courte, en panache, très fournie de poils. Son nom dans le pays, guanaco, guanaque. Vus de loin, ces ruminants ont été souvent pris pour des chevaux montés, et plus d’un voyageur, trompé par cette apparence, a cru apercevoir toute une bande de cavaliers, courant dans un certain ordre à travers les interminables plaines de la région.

Ce guanaque était seul, à un quart de mille en arrière du littoral. Il vint s’arrêter, non sans défiance, sur la crête d’un monticule au milieu d’une vaste prairie où les joncs se frôlaient bruyamment et dardaient leurs pointes aiguës entre les touffes de plantes épineuses. Le museau tourné au vent, il aspirait les émanations qu’une légère brise apportait de l’est. L’œil attentif, inquiet même, il craignait quelque surprise. L’oreille dressée, pivotante, il écoutait, et, au moindre bruit suspect, il eût pris la fuite. Sans doute, une balle peut frapper ce défiant animal, si le fusil du chasseur est de grande portée, une flèche également, si le tireur s’est abrité derrière un buisson ou une roche. Mais il est rare que le lasso parvienne à envelopper un guanaque de ses multiples replis. Grâce à sa prodigieuse agilité, à sa vitesse qui est supérieure à celle du cheval, il s’est rapidement dérobé et quelques bonds l’ont aussitôt mis hors d’atteinte.

La plaine, dans la partie que dominait le monticule, ne présentait pas une surface uniformément plate. Çà et là, le sol se relevait en épaulements de terre, sortes de boursouflures que les grandes pluies orageuses, en ravinant le sol, laissent après elles. Le long de l’un de ces épaulements, à moins d’une douzaine de pas du monticule, se glissait un indigène, un Indien que le guanaque ne pouvait apercevoir. À demi-nu, n’ayant pour tout vêtement que les lambeaux d’une fourrure de fauve, souple comme un serpent, il rampait sans bruit, se faufilant entre les herbes, de manière à se rapprocher du gibier qu’il convoitait, et dont le moindre éveil eût provoqué la fuite. Cependant, le guanaque commençait à donner des signes d’inquiétude, à percevoir la menace d’un danger imminent.

En effet, un jet de lanière projetée ne tarda pas à siffler dans l’air. Un lasso, lancé de bonne distance, se déroula vers l’animal, et la longue courroie, entraînée par la boule de pierre fixée à son extrémité, n’ayant pas atteint la tête du guanaque, glissa sur sa croupe et ne l’enserra pas.

Le coup était manqué. L’animal, après un vif écart, s’enfuit à toutes jambes. Lorsque l’Indien arriva au sommet du monticule, il ne l’entrevit qu’un instant, alors qu’il disparaissait derrière un massif d’arbres qui bordait la plaine de ce côté.

Mais si le guanaque ne courait plus aucun danger, l’indigène était menacé à son tour.

Après avoir ramené à lui le lasso dont le bout se rattachait à sa ceinture, il se préparait à redescendre, lorsqu’un furieux rugissement éclata soudain à quelques pas de lui.

Presque aussitôt, emporté d’un bond rapide, un fauve vint s’abattre à ses pieds, se redressa, et lui sauta à la gorge.

C’était un de ces tigres d’Amérique, de moins grande taille que ses congénères d’Asie, mais dont l’attaque est également redoutable, – un jaguar, de ce genre chat, qui mesure entre quatre et cinq pieds de la tête à la queue, jaune gris de pelage au dos, marbré au cou et aux flancs de tachetures noires à centres plus clairs comme la pupille d’un œil.

L’indigène fit un brusque saut latéralement. Il connaissait la force et la férocité de cet animal, dont les griffes lui déchireraient la poitrine, dont les dents l’étrangleraient d’un seul coup de mâchoire. Par malheur, en reculant, il buta, il s’étendit de son long. Il était perdu, n’ayant pour toute arme qu’une sorte de couteau, fait d’un os de phoque très effilé et qu’il parvint à tirer de sa ceinture.

La main haute, lorsque l’animal se précipita sur lui, il le frappa de ce couteau insuffisant contre un si terrible adversaire. Celui-ci s’étant reculé d’un pas, il espérait pouvoir se relever et prendre une posture plus défensive. Il n’en eut pas le temps. Le jaguar, légèrement touché, fit un nouveau bond, et ses griffes l’abattirent sur le sol.

Juste à ce moment retentit la détonation sèche d’une carabine, et le jaguar, traversé d’une balle au cœur, retomba foudroyé.

Une légère vapeur blanche couronnait alors un des rocs de la falaise à cent pas de là. Debout sur ce roc, se tenait un homme, sa carabine encore épaulée. Voyant qu’il ne serait pas nécessaire de la décharger une seconde fois, il l’abaissa, la désarma, la remit sous son bras et, se retournant, promena son regard vers le sud.

En cette direction, en contrebas de la falaise rocheuse, se développait une assez large portion de mer.

L’homme, se penchant, poussa un cri, auquel il ajouta quelques mots d’une intonation gutturale, accentuée par le redoublement de la consonne K.

Ce n’était pas un indigène cependant. Le type européen ou américain peut-être se reconnaissait dans toute sa personne. Il n’avait pas la peau brune, bien qu’il fût fortement hâlé, ni le nez épaté dans un profond enfoncement des orbites, ni les pommettes saillantes, ni le front bas sous un angle fuyant, ni les petits yeux de la race. Au contraire, son front était haut, zébré des multiples rides du penseur, sa physionomie intelligente. Il avait les cheveux coupés ras, déjà grisonnants comme sa barbe, et les indigènes de ce pays en sont à peu près dépourvus.

De cet individu, on n’aurait pu dire l’âge, à dix ans près, compris sans doute entre la quarantaine et la cinquantaine. Il était de haute taille, de constitution vigoureuse, de santé inattaquable. Tout en lui dénotait l’énergie, une énergie qui devait parfois prendre le caractère éruptif de la colère. Une grande force musculaire le caractérisait. Son visage, d’ailleurs, était empreint de gravité, un peu de cette gravité de l’Indien du Far-West américain, et de toute sa personne se dégageait cette fierté, bien différente de l’orgueil des égoïstes, amoureux d’eux-mêmes, – ce qui lui donnait une véritable noblesse de gestes et d’attitude.

Au premier cri lancé du sommet de la falaise, en avait succédé un second qui devait être un appel à un individu dont le nom était d’origine indigène :

« Karroly… Karroly ! »

Une minute plus tard, par une coupure de la falaise, très élargie à sa crête, très rétrécie à sa base, et qui se prolongeait jusqu’à la grève jaunâtre semée de pierres noires, apparut ce Karroly.

Assurément, un Indien, et d’un type bien différent de celui de ce Blanc, dont l’entrée en scène venait de se manifester par un si brillant coup de fusil.

C’était un homme de trente-cinq à quarante ans, fortement musclé, larges épaules, torse puissant, grosse tête carrée sur un cou robuste, taille de cinq pieds et demi, très brun de peau, très noir de cheveux, des yeux perçants sous une arcade sourcilière peu fournie, barbe réduite à quelques poils roussâtres. À la rigueur, il eût été permis de dire que chez cet être de race inférieure, les caractères de l’animalité devaient égaler ceux de l’humanité, mais une animalité douce et caressante. Chez lui, rien du fauve, plutôt la physionomie d’un bon et fidèle chien, de ces courageux terre-neuve, qui peuvent devenir non seulement le compagnon, mais l’ami de l’homme. Et, ce fut bien comme un de ces dévoués animaux qu’il vint, à l’appel de son nom, se frotter contre le maître dont la main serra la sienne.

Quelques paroles furent échangées entre eux deux dans ce langage indigène signalé plus haut, avec une aspiration courte qui semblait se produire à la moitié de chaque mot prononcé à voix basse. Puis tous deux se dirigèrent vers l’endroit où le blessé gisait sur le sol près du jaguar abattu.

Le malheureux avait perdu connaissance. De sa poitrine labourée par les griffes du fauve, le sang, qui avait rougi le sol, coulait encore en minces filets. Cependant, ses yeux fermés, il les rouvrit lorsqu’il sentit une main s’appuyer sur son épaule et repousser son grossier vêtement de peau, sous lequel saignaient plusieurs autres blessures.

En apercevant l’homme qui s’empressait à lui donner les premiers soins, il le reconnut sans doute, car son regard s’éclaira d’une faible lueur, et ce nom s’échappa de ses lèvres décolorées :

« Le Kaw-djer… le Kaw-djer !… »

Ce mot qui signifie l’ami, le bienfaiteur en langue indigène, s’appliquait évidemment à ce Blanc, car il fit un signe affirmatif. Nul doute que l’indigène ne se sentît un peu rassuré par la présence du Kaw-djer. Il savait qu’il n’était pas entre les mains de l’un de ces sorciers, de ces faiseurs de sortilèges, de ces vendeurs de charmes, ces « yakamouches », sortes de masseurs qui se transportent de tribu en tribu, et ne méritent que trop les mauvais traitements dont ils sont parfois l’objet.

Mais, lorsque le blessé eut porté la main à sa bouche, après l’avoir péniblement relevée vers le ciel, lorsqu’il eut poussé un léger souffle, comme pour demander si son âme allait s’envoler, le Kaw-djer, qui avait examiné les plaies, détourna tristement la tête.

Les yeux de l’indigène s’étaient refermés et il n’avait pas vu ce mouvement trop significatif. Du reste, pendant qu’il fut procédé au pansement, il n’allait pas laisser échapper un cri de douleur.

Karroly, après avoir redescendu rapidement la falaise, était revenu avec un carnier qui contenait une trousse et quelques flacons pleins du suc de certaines plantes de ce pays. Tandis qu’il soutenait sur ses genoux la tête du blessé, dont la poitrine était à découvert, le Kaw-djer lava d’abord les blessures avec un peu de l’eau qui coulait du monticule, il en étancha les dernières gouttes de sang, il y introduisit quelques tampons de charpie imbibés du suc de l’un des flacons, il rapprocha les lèvres des plaies ; puis, détachant la ceinture de laine qui le ceignait aux reins, il entoura la poitrine de l’indigène de manière à maintenir tout le pansement.

L’Indien survivrait-il, même avec les soins qui lui étaient donnés, le Kaw-djer ne le pensait sans doute pas. Aucun remède ne pourrait amener la cicatrisation des déchirures qui s’étendaient jusqu’aux organes de l’estomac et des poumons. Dans tous les cas, il n’abandonnerait point ce malheureux, tant qu’il lui resterait un souffle de vie. Il le ramènerait au campement que cet homme avait quitté, depuis plusieurs jours peut-être, pour chasser le guanaque, le nandou ou la vigogne. Mais très affaibli par la perte de son sang, ses blessures risquant de se rouvrir au moindre effort, l’indigène pourrait-il supporter la fatigue de la route, si elle exigeait de longues étapes ?…

Karroly, profitant de ce que les yeux de l’Indien venaient de se rouvrir, lui demanda :

« Où est ta tribu ?…

– Là… là… répondit-il, en indiquant de la main la direction de l’est.

– Ce doit être à quatre ou cinq milles d’ici, sur la rive du canal, observa le Kaw-djer, ce campement du Wallah dont nous avons aperçu les feux pendant la nuit. »

Karroly, en signe affirmatif, remua la tête de haut en bas.

« Il n’est que quatre heures, ajouta le Kaw-djer, mais le flot va bientôt monter et nous ne pourrons être à Wallah qu’au soleil levant…

– Oui… la brise souffle de l’ouest… pourtant… dit Karroly en levant le bras.

– Une brise faible, et qui tombera avec le soir, répondit le Kaw-djer. Néanmoins, en route, le courant ne nous abandonnera pas avant l’île Picton. »

Karroly était prêt à partir.

« Relevons l’Indien, dit le Kaw-djer, et peut-être pourra-t-il descendre jusqu’à la grève. »

Le blessé, soutenu par Karroly, essaya de se tenir debout, mais ses genoux fléchirent, il perdit connaissance, et il fallut le transporter à bras.

Du reste, pas plus de six cents pas à franchir pour atteindre le pied de la falaise. Quant au jaguar, à sa fourrure de prix, il va de soi que Karroly reviendrait la chercher, après que l’Indien aurait été descendu sur la plage.

Ce jaguar était, à vrai dire, une bête superbe, dont la dépouille se vendrait cher aux trafiquants étrangers ; car, en ce pays, les peaux forment le principal objet du commerce, et les relations y sont fréquentes avec les négociants en fourrure.

Les deux hommes s’occupèrent donc de transporter le blessé. Ils le prirent, l’un par les jambes, l’autre par les épaules. Grâce à leur vigueur, ce corps ne devait pas leur peser. Après avoir contourné la base du monticule et longé l’épaulement de terre, ils se dirigèrent vers la coupure, à petits pas, en évitant les secousses. De temps en temps, ils s’arrêtaient lorsqu’un soupir plus douloureux s’échappait des lèvres du malheureux. Mieux valait ne cheminer que lentement. L’heure ne pressait pas, puisque le campement de Wallah ne pourrait être atteint avant l’aube.

D’ailleurs, à cette époque de l’année, en ce mois de mai qui correspond au mois de novembre de l’hémisphère septentrional, le soleil n’a pas disparu sous l’horizon. Les montagnes de l’ouest ne le cachaient pas encore, et, ce jour-là, il déclinait sur un ciel pur, à peine voilé de brumes en ses basses zones.

Il fallut près d’un quart d’heure pour gagner le bord de la falaise, à l’évasement de la coupure qui se prolongeait entre les roches jusqu’à la grève. Cette pente assez raide, semée de cailloux glissants, de silex aigus, nécessiterait de grandes précautions contre les heurts ou les chutes.

Avant de s’y engager, le Kaw-djer voulut faire halte, et l’Indien fut déposé à terre, le dos appuyé au talus. Ses blessures s’étaient-elles rouvertes ? Les secousses n’avaient-elles point dérangé le pansement ?… Et même le malheureux respirait-il encore ?… On pouvait en douter à voir l’effrayante pâleur de son visage, livide malgré la coloration foncée du front et des joues.

Karroly le regarda, et, sans doute, il crut que la vie l’avait abandonné, car il fit le même geste que l’Indien avait fait, à l’arrivée du Kaw-djer. Sa main se porta à sa bouche, puis se dirigea vers le ciel, et on entendit le susurrement d’un léger souffle qui se glissait entre ses lèvres.

À cet instant, le Kaw-djer s’agenouilla près du blessé, se pencha sur sa poitrine, écouta les battements de son cœur. Le cœur battait, une palpitation presque imperceptible, mais il battait.

« Attendons », dit le Kaw-djer.

Et, tirant un des flacons de son carnier, il versa quelques gouttes d’un cordial à l’Indien dont les joues refroidies reprirent un peu de chaleur.

Pendant cette halte, Karroly revint vers le monticule afin de rapporter le corps du jaguar au bord de la falaise où il viendrait le reprendre. La balle n’avait pas endommagé la peau de l’animal – un trou à peine visible au flanc gauche –, et le sang ne la tachait point. Les marchands, qui vont de tribu en tribu se procurer des fourrures, l’achèteraient d’un bon prix, soit en piastres, soit en tabac, ou autres objets d’échange. Karroly redressa l’animal, se retourna, le chargea sur son dos, et, si robuste qu’il fût, en eut sa pleine charge ; puis, la longue queue du fauve balayant le sol, il revint vers la falaise.

Le Kaw-djer, très préoccupé, jeta à peine un regard à l’animal. Il ausculta une dernière fois la poitrine de l’Indien, et, après s’être relevé, n’ordonna pas encore à Karroly de se remettre en marche. Au contraire, il fit quelques pas vers la crête, se hissa sur une des roches qui la dominait, et ses regards rayonnèrent vers tous les points de l’horizon. Il semblait qu’il n’eût pu résister, avant de redescendre, au désir d’observer la vaste région qui s’étendait autour de lui, d’emplir son âme de ces dernières impressions, de planer, pour ainsi dire, au-dessus de ces étranges territoires enserrés dans un double cadre de terre et de mer…

Au bas se découpaient les capricieux enchevêtrements d’un littoral, où les roches noirâtres contrastaient avec le sable jaune des grèves. Elles dessinaient la lisière d’un canal large de plusieurs lieues, dont la rive opposée s’estompait en vagues linéaments, et que des bras de mer échancraient à perte de vue. Dans la direction de l’est, le canal n’était bordé sur sa partie méridionale que d’un semis d’îles et d’îlots, dont le relief assez élevé se détachait sur le lointain du ciel. Au nord s’étageaient des glaciers à perte de vue, au sud s’étendait l’océan sans limites.

Du reste, ni à l’est ni à l’ouest, ne se laissaient voir l’entrée et la sortie de ce canal. Donc, impossibilité d’apercevoir les deux extrémités du littoral le long duquel courait la haute et puissante falaise.

Vers le nord se développaient interminablement des prairies et des plaines, zébrées de quelques rios, coulant à travers ces vastes solitudes, et dont l’épanchement s’effectuait, soit par les brèches de la grève en torrents tumultueux, soit du haut du faîte, en chutes retentissantes. À la ligne périmétrique du ciel se montraient confusément les diverses masses arrondies d’une chaîne que son altitude laissait apparaître à une distance de cinq ou six lieues sur un fond encore éclatant de lumière. Çà et là, également, à la surface de ces immenses pampas, gisaient des îlots de verdure, forêts épaisses, au milieu desquelles on eût vainement cherché un village. Leurs cimes noirâtres s’empourpraient alors des rayons du soleil en son déclin, que l’écran des montagnes de l’ouest allait bientôt interrompre.

C’était à l’opposé que les reliefs de la contrée s’accentuaient dans une proportion plus considérable. À l’aplomb du littoral, la falaise se prolongeait sans fin par étages successifs, et à une douzaine de lieues se relevait d’un saut brusque en pics aigus, perdus dans les hautes zones du ciel. L’un de ces dômes, en forme de ballon, au sommet arrondi, paraissait être le plus rapproché, et, à travers cette atmosphère si fine, si déliée, si transparente, il semblait n’être qu’à très courte distance. Mais ni par son volume, ni par son altitude, il n’eût été comparable aux monts qui se détachaient des masses latérales, appuyées sur l’énorme ossature de ce système orographique, ces montagnes coiffées de neiges, plaquées de glaciers éclatants, assez élevées pour pointer jusqu’aux froides hauteurs de l’espace, et dont la cime perçait les dernières vapeurs à plus de six mille pieds au-dessus du niveau de la mer.

D’ailleurs, de l’impression que cette contrée donnait au regard, il ne ressortait pas qu’elle fût inhabitable. Déserte, oui… abandonnée, non ! Nul doute qu’elle ne dût être fréquentée par des Indiens de même race que le blessé, tantôt sédentaires, tantôt errant à travers les forêts et les plaines, se nourrissant de gibier, de poissons, de racines, de fruits, habitant des ajoupas de branchages et de terre, ou campés sous des tentes en peaux maintenues par des pieux.

Même solitude aussi à la surface du long canal. Pas une embarcation en vue, ni canot d’écorce, ni pirogue à voile. Enfin, si loin que le regard pût atteindre, ni des îles et des îlots du sud, ni d’aucun point du littoral, ni d’aucune saillie de la falaise, ne se dégageait une fumée témoignant de la présence de créatures humaines.

Au total, à part le guanaque échappé au lasso de l’Indien, à part le jaguar tombé sous la balle du Kaw-djer, nul quadrupède, fauve ou ruminant, n’eût représenté la vie animale sur cette région, si les grèves n’eussent été livrées aux ébats de quelques amphibies, si plusieurs couples d’échassiers n’eussent picoré le varech des roches, si des bandes d’oiseaux criards n’avaient établi leurs nids dans les trous de la falaise.

Un instant toutefois, sur la pampa du nord chevaucha une file de nandous, ces autruches inférieures de taille à leurs congénères de l’Asie et de l’Afrique, mais non moins sauvages et rapides. Puis, plusieurs vagissements étouffés troublèrent cette morne solitude. C’étaient des couples de ces loups marins, d’une surprenante souplesse, qui parviennent à gravir les plus raides escarpements des falaises, à s’élever jusqu’à leur crête, où les louviers s’embusquent afin de les surprendre.

Enfin, en troupes plus nombreuses dans l’espace qu’à la surface des eaux ou du sol, en sifflant, en pépiant, en emplissant l’air du frou-frou de leurs larges ailes, passaient des albatros d’une blancheur de cygne, des labbes à long bec cylindrique, ces tyrans des espèces aquatiques, des cormorans à longue queue, et d’autres palmipèdes, qui se jouaient à travers les derniers rayons du soleil, moins bruyants au déclin de l’astre radieux qu’ils ne le sont lorsque son disque réapparaît au-dessus de l’horizon.

Il ne paraissait pas, à cet instant auquel va succéder le crépuscule, heure toujours empreinte d’une certaine tristesse, que le Kaw-djer, debout sur l’extrême roche, immobile comme une statue, ressentît rien de cette impression. Ses yeux ne cessaient de parcourir cette immensité de terre et de mer. À peine si ses paupières palpitaient, et peut-être, habitué au spectacle de ces calmes solitudes, regardait-il plus en dedans qu’au dehors de lui. Il semblait bien qu’il fût là comme dans son propre domaine, dont aucune puissance n’aurait eu le droit de l’arracher…

Il resta ainsi pendant quelques minutes, caressé par la brise mourante, sans qu’un muscle de son visage eût bougé, sans qu’un geste eût rompu sa pensive immobilité.

Et alors, ses bras, ramenés sur sa poitrine, se décroisèrent, ses yeux se dirigèrent vers le sol d’abord, vers le ciel ensuite, et de ses lèvres s’échappèrent ces mots, dans lesquels se résumait sans doute sa mystérieuse existence :

« Non… ni Dieu ni maître ! »

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