II Le long du canal

Le Kaw-djer se retourna alors vers Karroly et lui dit en langue indienne :

« Nous ne serons pas trop de deux pour transporter l’Indien jusqu’à la chaloupe, et sans secousses. Laisse le jaguar à cette place, et tu reviendras le chercher. »

En effet, le plus difficile serait, à présent, de suivre la coupure de la falaise qui aboutissait à la grève, et d’une telle inclinaison qu’il eût fallu ramper pour la monter et glisser pour la descendre. Le blessé n’avait pas repris connaissance, et un souffle faible, irrégulier, soulevait sa poitrine. Toutefois, même mort, le Kaw-djer voulait le ramener au campement de Wallah.

« Ce ne sera peut-être plus qu’un cadavre, dit-il, mais les siens l’auront vu une dernière fois. »

La descente commença, avec autant de prudence que d’adresse afin d’éviter les chutes. Karroly déploya également une vigueur extraordinaire, en s’arc-boutant contre les saillies des roches, retenant le corps que dirigeait le Kaw-djer. Il se produisit un éboulis de cailloux qui faillit les faire choir tous deux. Dix minutes, il ne fallut pas moins pour atteindre l’étranglement de la coupure et déboucher sur la plage.

Là, nouvelle halte, dont Karroly profita pour aller reprendre le corps du jaguar, et ce ne fut pas sans peine et sans dommage pour sa fourrure qu’il put le transporter au pied de la falaise.

Lorsqu’il eut pris pied sur la plage, le Kaw-djer, qui écoutait le cœur de l’Indien, se releva et ne prononça pas une seule parole.

Le blessé fut alors conduit à travers la plage bossuée de petites roches et semée d’innombrables coquillages.

À la lisière, au bout de son amarre, se balançait légèrement une chaloupe, au ressac de la marée montante. C’était une embarcation à deux mâts, très différente des pirogues indigènes, solidement construite, que recouvrait un tillac depuis l’étrave jusqu’à l’emplanture du mât d’arrière. Son gréement rappelait celui des sardinières de Bretagne, dont la misaine, bordée sur un bout-dehors, et tendue raide sur son étai, peut servir de foc. Mieux que les canots du pays, avec leurs voiles de nattes, leurs balanciers et leurs pagaies, cette chaloupe était capable de s’aventurer hors du canal, à travers les passes qui le mettaient en communication avec la mer. Cette chaloupe contenait une demi-douzaine de peaux de vigognes et de guanaques, tués au cours de sa navigation.

L’Indien fut embarqué, introduit sous le tillac, étendu sur une couche d’herbes sèches, sans avoir recouvré connaissance.

Karroly retourna alors au pied de la falaise, chargea le jaguar sur son dos et le déposa à l’arrière de la chaloupe, dont les deux voiles furent hissées à bloc. Quelques souffles l’écartèrent de la grève, et lorsqu’elle eut évité, on eût pu lire sur son arrière ce nom Wel-Kiej, qui est celui de la mouette en langue indigène.

Il était près de cinq heures, et, pendant six heures encore, le jusant allait entraîner vers l’est les eaux du canal. La chaloupe, ayant pris le courant, se maintenait à une encablure de la rive gauche. Elle filait assez rapidement, grâce à ce qui restait de brise du nord-ouest, sur ces eaux tranquilles comme celles d’un lac couvert par des hauteurs riveraines. Parfois, les voiles s’arrondissaient lorsque le vent coulait par quelque large anfractuosité de la falaise, en volées intermittentes. La Wel-Kiej donnait alors une bande plus accentuée, et Karroly, qui gouvernait, se tenait prêt à larguer l’écoute de la grand-voile et à mettre la barre au vent en cas de nécessité. Mais, on le répète, la brise mollissait graduellement avec le déclin du soleil, et, à une demi-heure de là, la chaloupe n’aurait plus que le courant pour elle.

Peu à peu, en se prolongeant vers l’est, le profil de la falaise s’abaissait, interrompu par de larges entailles. À l’aridité des roches succédait la verdure des plaines, de longues prairies, d’épaisses forêts. Les criques, la plupart arrosées par des rios tributaires du canal, s’élargissaient en multipliant les indentations de la côte.

Le Kaw-djer et Karroly n’échangeaient pas un seul mot. De temps en temps, le premier se baissait vers le tillac, observait l’Indien, tâtait sa poitrine que soulevaient à peine les derniers souffles de la vie, essayait de le ranimer en humectant ses lèvres pâles de quelques gouttes de cordial. Puis, il revenait prendre sa place à l’arrière, et demeurait abîmé dans un silence que son compagnon ne cherchait point à rompre.

La Wel-Kiej, drossée par le jusant, continua de descendre jusqu’à huit heures du soir. La lune, en son premier quartier, venait de disparaître à la suite du soleil. La nuit serait obscure. Il était nécessaire d’amarrer la chaloupe à l’abri des roches, car la marée montante ne tarderait pas à se faire sentir.

Karroly se dirigea vers une étroite anse, au revers d’un promontoire, dont les extrêmes assises trempaient dans le clapotis du ressac. L’embarcation, rangée à sa base, fut fixée par son grappin de fer, les deux voiles carguées pendirent le long des mâts, et le repas du soir fut préparé.

Rien de plus simple. Karroly ramassa quelques brassées de bois sec épars sur la grève, établit un foyer entre deux pierres, et l’alluma. Plusieurs poissons, péchés dans la matinée, entre autres des loches de petite dimension, les restes d’un cuissot de guanaque, des œufs de canard durcis sous la cendre, quelques galettes de biscuit dont la chaloupe était approvisionnée, pour boisson, l’eau douce d’un creek du voisinage, laquelle additionnée d’un peu de tafia, formèrent le menu de ce repas. Puis, Karroly nettoya les ustensiles de table et de cuisine qui avaient servi, il les replaça dans le coffre ménagé en abord, et, après un affectueux bonsoir au Kaw-djer et un échange de poignées de mains, il alla s’étendre sur l’avant du tillac, où il ne tarda pas à s’endormir.

Nuit silencieuse et sombre, bien que le firmament fût pointillé d’étoiles, parmi lesquelles à mi-distance de l’horizon et du zénith brillaient les diamants de la Croix du Sud. Nul autre bruit que les dernières palpitations de la houle sur les galets. Les oiseaux aquatiques avaient déjà regagné leur abri. Pas une lueur ne rompait l’obscurité de ce territoire, ni à la surface des prairies ni à travers la profondeur des forêts lointaines. Un seul être demeurait éveillé au milieu de cette nature plongée dans le sommeil.

Le Kaw-djer était assis à l’arrière de la chaloupe, un bras appuyé contre le bordage, les jambes protégées par une couverture contre le froid nocturne. Et, sans doute, il demeurerait ainsi, pensif, absorbé, jusqu’au renversement de la marée qui, dans six heures, lui permettrait de reprendre sa route.

À plusieurs instants, cependant, il fut tiré de sa rêverie, il se leva, prêtant l’oreille, regardant autour de lui, croyant avoir entendu quelque rumeur, soit du côté de la terre, soit du côté de la mer ; puis, son erreur reconnue, il se rasseyait, ramenait la couverture sur ses genoux, et retombait à son immobilité méditative.

Peut-être était-il assoupi vers deux heures du matin, lorsqu’il se redressa au moment même où Karroly en fit autant. Une secousse de la chaloupe, qui évitait, venait de les réveiller.

« Le jusant… dit Karroly.

– Partons » répondit le Kaw-djer.

Et, tout d’abord, il alla vers le tillac.

L’Indien respirait si faiblement qu’il fallût lui écouter les lèvres pour s’assurer que la vie ne l’avait pas encore abandonné.

Le vent s’était levé à l’étale de la mer, – une légère brise de terre très favorable. Aux premières pointes de l’aube, la Wel-Kiej pourrait donc avoir atteint ce campement de Wallah, vers lequel elle se dirigeait en descendant le canal.

Navigation silencieuse à la surface de ces eaux tachetées de quelques réverbérations et presque endormies encore. La chaloupe conservait sa route à quelques centaines de pieds du rivage, dont les premiers reliefs s’ébauchaient vaguement à l’est sur les fonds un peu moins sombres du ciel. Deux ou trois feux jetèrent leur clarté indécise dans l’ombre, des campements que le Kaw-djer aurait visités sans doute, suivant son habitude, s’il eût fait jour, et s’il n’avait eu hâte d’arriver à destination. Çà et là, sous l’abri des tentes, reposaient des familles d’indiens, que ces foyers, entretenus toute la nuit, défendaient contre l’agression des fauves.

Les heures s’écoulèrent, et le vent, qui fraîchissait à l’approche de l’aube, imprimait une plus grande vitesse à l’embarcation, dont les voiles tremblotaient légèrement au long de leurs ralingues.

Enfin, une imperceptible lueur commença à teinter l’orient sur l’horizon de mer. Quelques vapeurs s’empourprèrent d’abord, puis se dissipèrent, en s’abaissant, comme si elles se fussent volatilisées devant la gueule d’un four. Le zénith, bientôt, parut se maculer de petites taches lumineuses, et, en arrière, la gamme des couleurs du rouge au blanc étendit ses nuances insaisissables. Le soleil parut, – brutalement pourrait-on dire, et, ainsi qu’il arrive à ces heures matinales, un frisson de rayons d’or courut à la surface palpitante de la mer.

Il était six heures : la Wel-Kiej avait atteint l’extrémité du canal, indiquée par un ensemble d’îlots épars, sur lesquels les pingouins battaient l’air de leurs moignons d’ailes. Aux trois quarts du périmètre méridional se développait l’océan infini, cerclé de lumière par les obliques rayons du soleil. Au nord seulement se dessinait une côte basse, à grèves très plates, qui présentaient une grande largeur. En arrière de ces grèves, reculées de deux à trois milles, se massaient des forêts de hêtres, d’un vert tendre, dont les rameaux déployaient horizontalement leur vaste parasol. La côte allait à perte de vue, en remontant un peu vers le nord-est, et, à quelque vingt lieues de là, se dessinait son extrême pointe, affilée comme une serpe, qui se recourbait sur l’océan Atlantique.

En cet endroit, au bord d’un ruisseau, dont le lit empli d’une eau limpide sinuait entre les winterias aromatiques et les épines-vinettes, se dressaient sans ordre des tentes assujetties au moyen de pieux. De nombreux couples de chiens gambadaient autour, et leurs vifs aboiements annoncèrent l’arrivée de la chaloupe. Dans les environs, à même la prairie, pâturaient quelques chevaux de petite taille et d’aspect chétif. De minces filets de fumée s’échappaient çà et là du cône des tentes et également du toit de feuillage de cinq ou six ajoupas, établis sur la lisière voisine, à droite, dont les premiers arbres trempaient leurs racines dans la mer.

Dès que la Wel-Kiej eut été signalée, elle fut reconnue, et au nombre d’une soixantaine, hommes, femmes, vêtus d’étoffe indigène, drapés de couvertures en poils de guanaque, sortirent des tentes et dévalèrent en toute hâte vers le rivage. Une foule d’enfants couraient autour d’eux, à demi-nus, ne paraissant pas souffrir du froid, en dépit d’une brise assez piquante.

Assurément, le Kaw-djer allait être le bien venu à ce campement de Wallah. Il n’en était pas à sa première visite chez les familles indiennes, non plus qu’aux tribus sédentaires ou errantes, soit à l’intérieur de la contrée, soit sur les bords du canal.

Lorsque l’embarcation eut accosté au fond d’une étroite crique, à l’embouchure du rio, Karroly lança son grappin à terre, et un indigène se hâta de l’enfoncer dans le sable. Les voiles furent amenées, et le Kaw-djer prit pied aussitôt.

On s’empressa autour de lui, on lui serra les mains. L’accueil de ces Indiens témoignait d’une ardente cordialité, mêlée de reconnaissance. Ils devaient avoir reçu bien des services de la part du Kaw-djer. C’étaient eux qui avaient donné ce nom de bienfaiteur à cet étranger, venu sans doute des lointaines régions d’outre-mer.

Et alors, avec les uns et les autres, il s’entretint en leur langue. Il en suivit plusieurs à l’intérieur des tentes et des ajoupas, une femme le conduisit près de son enfant malade qu’il examina, auquel il fit prendre quelques gorgées d’une liqueur puisée à sa pharmacie de voyage. Il en fut de même chez plusieurs de ces familles, et toutes ces mères le remerciaient avec effusion, rassurées, consolées par sa présence. Bientôt, il ne sut plus à qui entendre. Chacun avait besoin de lui, réclamait ses soins. On voulait l’entraîner, on voulait qu’il fît la visite générale du campement, comme si elle eût été attendue depuis bien des mois déjà. Il semblait que ces Indiens, en cette contrée où ils étaient livrés à leurs seules ressources, voulussent faire provision de bons offices pour tout le temps que durerait sa prochaine absence.

Il ne paraissait pas que ce campement, qui réunissait une trentaine de familles, c’est-à-dire presque une tribu, fût sous l’autorité d’un chef. Du moins, aucune tente ne se distinguait par une apparence spéciale. En outre, pas un seul de ces indigènes ne s’était présenté au Kaw-djer avec cette qualité. Ces Indiens vivaient en commun, tout simplement.

Ce ne fut donc pas dans le but de rendre visite au personnage le plus important de cette tribu, puisqu’elle n’en reconnaissait pas, que le Kaw-djer se dirigea vers un des ajoupas, élevé près de la forêt.

Sur un geste qu’il fit, les Indiens le laissèrent s’y rendre sans l’accompagner. Il entra, et, quelques minutes après, il sortit. Deux femmes le suivaient, l’une âgée d’une cinquantaine d’années, paraissant plus vieille que son âge, la figure toute ridée, le corps fatigué, l’autre de taille moyenne, ayant au plus vingt ans, les traits agréables et réguliers, au cou un collier de graines, aux bras des bracelets de coquillages.

Cette dernière, se traînant plutôt qu’elle ne marchait, tenait un petit enfant par la main. Elle n’avait pas cette figure souriante, cette physionomie joyeuse des autres Indiennes du campement de Wallah. Accablée par le chagrin, elle s’abandonnait à une vive douleur, qui se trahissait par des cris et des larmes.

Le Kaw-djer revint vers la chaloupe. Karroly n’avait pas encore débarqué. Sur un mot qui lui fut adressé, il se pencha vers le tillac et en retira le corps de l’Indien.

Le blessé ne devait pas revenir à la vie. Deux heures auparavant, son dernier soupir s’était exhalé, malgré les soins dont il avait été l’objet. Sur son visage éteint, contracté par un dernier spasme, s’étendait la lividité de la mort.

Dès que le cadavre eut été déposé sur la grève, les deux femmes, l’une la mère, l’autre l’épouse du défunt, s’agenouillèrent, se jetèrent sur lui, éclatant en sanglots.

Autour d’elles s’étaient réunis les indigènes du campement. Ils connaissaient tous celui qui était parti depuis la veille avec son arc, ses flèches, son lasso pour chasser le guanaque à travers les plaines de l’ouest, celui que la Wel-Kiej venait de ramener mort à sa mère, à sa femme et à son enfant.

Alors le Kaw-djer dut faire le récit de ce qui s’était passé, et il se servit de la langue indigène qu’il parlait avec une extrême facilité. Il indiqua d’une manière très précise la partie du littoral où la rencontre avait eu lieu, dans quelles conditions son intervention s’était produite, comment le jaguar fut frappé d’une balle, mais trop tard, alors que ses griffes, déchirant la poitrine de l’Indien, lui faisaient une blessure mortelle.

Et, lorsque le fauve eut été débarqué, sur l’ordre que reçut Karroly, les compagnons du défunt l’entraînèrent avec des hurlements de fureur, l’accablèrent d’invectives, l’assaillirent de pierres, tandis que les deux femmes, à genoux, s’abîmaient dans leur douleur.

Le Kaw-djer laissa libre cours à ces sentiments de vengeance, bien que Karroly eût manifesté toute sa réprobation, en voyant quel dommage il en résulterait pour la fourrure du fauve.

Cependant, la jeune femme, restée près du corps de son mari, venait de se pencher sur lui. De la main, elle entrouvrit sa bouche, et il sembla qu’elle y recueillait un dernier souffle pour le répandre dans l’espace. C’était comme l’âme qu’elle délivrait de son enveloppe humaine et qu’elle regardait s’envoler vers le ciel.

Le Kaw-djer s’était reculé de quelques pas, en détournant la tête.

Puis, la veuve, imprimant à son bras une sorte de mouvement rythmique, fit entendre un chant plaintif, entrecoupé de sanglots, empreint d’une inexprimable douleur.

Ainsi donc, ces indigènes avaient en eux l’intuition d’une vie future, le sentiment de leur retour, après la vie, vers un monde supérieur. Mais la divinité qu’ils reconnaissaient, était-ce une de ces idoles païennes qu’adorent le plus généralement les peuplades sauvages ?… N’avaient-ils pas, au contraire, renoncé à leurs superstitions, à leurs pratiques d’autrefois pour se convertir aux enseignements de la religion chrétienne, dont l’influence ne cesse de s’accroître, grâce aux efforts des missionnaires répandus dans les contrées les plus reculées de l’Atlantique ou du Pacifique ?…

En tout cas, s’ils avaient été arrachés aux idolâtries ataviques, si la foi s’était propagée jusqu’à eux, ce ne pouvait être au Kaw-djer qu’ils le devaient. Si c’était un bienfaiteur qui les visitait, ce n’était pas un apôtre. On n’a pas oublié la formule d’athéisme et d’anarchie que ses lèvres avaient proférée, lorsque, la veille, debout sur la crête de la falaise, ses regards parcouraient la région environnante.

Non ! ce ne serait pas ce Blanc d’origine européenne ou américaine, – on ne savait – qui viendrait verser une dernière prière sur le corps de l’Indien, et planter une croix sur sa tombe.

Aussi, à présent que sa visite au campement de Wallah était terminée, laissant aux indigènes le soin d’accomplir leur funèbre besogne, allait-il rembarquer dans sa chaloupe et reprendre la mer, lorsqu’il se produisit une certaine agitation sur la lisière de la forêt.

Une douzaine d’indiens venaient de remonter la rive gauche du creek, en voyant apparaître deux hommes qui s’étaient arrêtés un instant à la première ligne d’arbres.

Ces hommes étaient des Blancs qui appartenaient aux missions apostoliques : l’un, ayant dépassé la cinquantaine, tête grisonnante aux cheveux et à la barbe ; l’autre, plus jeune de quelques années. Tous deux portaient le chapeau à larges bords et la longue robe ecclésiastique.

Ces missionnaires, d’origine canadienne, faisaient partie d’un établissement catholique, établi sur cette terre aux confins du monde. C’est là qu’ils luttaient avec courage et succès contre l’influence des clergymen de diverses sectes protestantes, méthodistes ou wesleyennes, si âpres en leurs campagnes de propagande.

De ces ardents prêcheurs, il en existe bon nombre dans les missions des îles voisines qui sont propriété de la Grande-Bretagne. Ces établissements possèdent quelques petits navires à vapeur avec lesquels ils font, pourrait-on dire, le cabotage religieux et commercial. Ils exportent des céréales, du bétail et aussi des cargaisons de bibles, non seulement en anglais, mais en langue indigène. Et même, ils ont soin d’accommoder les textes du livre sacré avec les circonstances, avec les particularités d’un climat rigoureux durant la saison hivernale, menaçant les pécheurs d’un enfer spécial, dans lequel, au lieu d’être brûlés dans un feu éternel, les damnés sont condamnés au supplice d’un froid dont le thermomètre Fahrenheit serait impuissant à chiffrer l’abaissement, au-dessous du zéro des glaces.

À cet instant, le Kaw-djer allait mettre pied à bord de la chaloupe, tandis que Karroly rapportait le corps du jaguar assez maltraité, il se retourna et ses yeux se portèrent vers la lisière du bois et il se préparait sans doute à pousser au large, lorsqu’il s’arrêta après quelque hésitation et resta sur la plage.

Dès que les missionnaires eurent été aperçus des indigènes, ceux-ci s’empressèrent à leur rencontre et les accueillirent comme ils avaient accueilli le Kaw-djer, avec autant de reconnaissance et de cordialité.

Ce n’était pas la première fois que les pères Athanase et Séverin visitaient le campement de Wallah, ni les autres peuplades éparses à la surface de ces territoires. Leurs tournées évangéliques les conduisaient chaque année de tribu en tribu soit à l’intérieur du pays, soit le long du canal et dans les îles voisines. Par leur origine canadienne, ces Pères avaient du sang français mêlé au sang de la race saxonne, et ils disputaient vaillamment aux clergymen la conquête de ces régions.

À plusieurs reprises, les deux missionnaires avaient eu l’occasion de se rencontrer avec le Kaw-djer. S’ils faisaient pour l’âme ce que celui-ci faisait pour le corps, si eux et lui remplissaient leurs fonctions avec le même zèle, avec la même charité, c’était en vain qu’ils avaient essayé de percer l’incognito dont s’entourait ce mystérieux personnage.

Celui-ci, d’ailleurs, lorsqu’ils s’approchèrent, ne manifesta point l’intention d’entrer en rapport avec eux. Étant donné ses opinions de libre-penseur, le dédain qu’il professait à l’égard de toutes pratiques religieuses, il ne pouvait accueillir favorablement l’intervention de ces missionnaires.

Cependant, les Pères avaient rejoint les deux femmes, encore agenouillées près du cadavre. Le plus âgé se pencha sur ce cadavre. En quelques mots, il fut mis au courant de ce qu’avait raconté le Kaw-djer, et aussi de la tâche qu’il s’était imposée en ramenant le corps de l’Indien à sa mère, à sa femme et à son enfant. Il lui appartenait, pensait-il, de l’en remercier.

Le père Athanase se releva alors, se dirigea vers la chaloupe, s’arrêta devant le Kaw-djer, et, s’adressant à lui en cette langue anglaise qu’ils parlaient couramment tous les deux :

« Vous avez fait tout ce que vous pouviez pour ce malheureux, dit-il. Nous savons combien vous êtes charitable… de quel dévouement vous êtes capable envers ces pauvres indigènes… »

Le Kaw-djer fit comprendre d’un geste que sa conduite ne méritait pas tant d’éloges.

« Je n’ai fait que mon devoir, se borna-t-il à dire.

– Si vous avez fait votre devoir, monsieur, répondit le Père, vous comprendrez que nous voulions faire aussi le nôtre ! »

Et, revenant près du cadavre, il s’agenouilla, il pria pour le repos de l’âme du mort avant que l’on donnât la sépulture du chrétien à cet Indien converti à la religion chrétienne.

Alors le cadavre fut soulevé de terre et porté à bras. La mère, l’épouse, les autres femmes de la tribu le suivirent. Les deux missionnaires prirent la tête du funèbre cortège, leur crucifix à la main, et, en récitant les dernières prières, ils se dirigèrent vers la forêt, où la tombe serait creusée sous l’abri des arbres.

Le Kaw-djer et Karroly s’étaient embarqués, et la Wel-Kiej, ses voiles hautes, servie par une petite brise de nord-ouest, faisait route vers la pleine mer.

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