XVI Le phare du cap Horn

L’hiver allait arriver. Comment le supporterait cette île si durement éprouvée, dont une partie de la population était encore dispersée à l’intérieur, et que menaçait la famine ? Il est vrai, tous les étrangers étaient partis, il n’y avait plus rien à prendre.

Et s’ils n’en eussent emporté que l’or, peut-être n’y aurait-il pas eu lieu de le regretter. Ce n’est pas par ses gisements aurifères qu’un pays est riche, c’est par la fertilité de son sol, par son commerce, par son industrie, et c’est ce qui manque généralement aux régions de l’or. Avant la découverte du placer de Golden Creek, la colonie ne jouissait-elle pas d’une enviable prospérité, et le présent ne lui garantissait-il pas l’avenir ?…

Mais le malheur s’était déchaîné sur elle. Non seulement les usines, les pêcheries, les exploitations forestières, avaient été abandonnées, ce qui devait porter le désastre au comble, c’est que les cultivateurs avaient délaissé leurs champs, c’est que nombre d’animaux avaient péri faute de soins, livrés à eux-mêmes au milieu des pâturages, c’est que la terre n’avait pas été cultivée, c’est que la prochaine saison était irrémédiablement perdue.

Il s’agissait donc, avant tout, de prévenir la disette au moment où l’hiver allait couvrir de ses neiges et de ses glaces tout l’archipel magellanique. Le combustible manquait à Libéria et dans les deux autres bourgades de la pointe Rous et de la baie Nassau, et il fallait se mettre en garde contre le froid autant que contre la disette.

Dans une réunion qui fut tenue le 3 avril, à la résidence, le Kaw-djer eut l’occasion de s’exprimer en ces termes :

« Nous ne pouvons assurer le salut de la colonie qu’au prix des plus grands efforts, et ils ne seront efficaces que si chacun y tend, si chacun se résigne. Nous ne devons compter que sur nous seuls pour sortir de cette situation, et, en premier lieu, il convient de faire état des ressources de l’île.

– Nous le ferons, répondit M. Rhodes, et nous vous soutiendrons en vue du bien commun. J’ai d’ailleurs l’espoir qu’il ne surviendra aucun désaccord entre les colons et nous ! Ils ont été trop éprouvés, ils sont trop malheureux, pour ne pas comprendre qu’ils doivent se soumettre sans récriminations, sans protestations à votre autorité. Agissez en chef résolu, qui ne laissera pas discuter ses ordres, et qui est décidé à se faire obéir de tous. Nous avons pleine confiance en vous, en votre énergie, en votre esprit pratique. On sait qu’il n’y a de votre part aucune ambition personnelle. Vous n’avez jamais suivi d’autre route que celle du devoir, et nous vous y suivrons…

– Et, s’il vous faut un pouvoir sans limites, ajouta M. Broks, n’hésitez pas à le prendre ! »

Le Kaw-djer sentait bien ce qu’exigeait l’état actuel de la colonie. Pour se mettre à la hauteur des circonstances, si graves, en effet, n’était-ce pas ou jamais le cas d’agir en maître – en dictateur – c’est le mot juste, et, il ne l’ignorait pas, ce dictateur ne pouvait être que lui !

Mais alors M. O’Nark attira l’attention de ses amis sur ce point :

« Lorsque le désordre était au comble, lorsqu’il n’existait plus de sécurité ni pour les biens ni pour les personnes, alors que nous subissions les violences de ces étrangers, non moins redoutables par leur nombre que par leur audace, nous avions songé à réclamer l’aide du Chili…

– Et je m’y suis opposé, s’écria le Kaw-djer. C’était peut-être compromettre l’indépendance de l’île Hoste, et jamais je ne consentirai à en sacrifier si peu que ce soit !…

– Et nous vous avons approuvé, déclara M. Rhodes. Notre colonie doit rester libre, et si elle rentrait sous l’autorité chilienne, nous l’abandonnerions sans esprit de retour.

– Nous sommes d’accord là-dessus, reprit M. O’Nark, et l’île Hoste ne doit appartenir qu’à elle seule. Mais sans aliéner ses droits en aucune façon…

– Où voulez-vous en venir ?… demanda le Kaw-djer.

– À ceci, c’est que si le gouvernement chilien offrait ses bons offices, non plus pour rétablir l’ordre, mais en pourvoyant à nos besoins les plus pressants, nous devrions les accepter, et même faire appel…

– Je n’y contredis pas, répondit le Kaw-djer, à la condition expresse que ces rapports avec la République chilienne ne puissent en aucun cas lui constituer des droits sur l’île…

– C’est bien ainsi que nous l’entendons, affirma M. Rhodes, et ne fût-il question que d’un protectorat, nous le refuserions…

– Notre pavillon, rien que notre pavillon, déclara le Kaw-djer, et je ne souffrirai pas qu’il s’abaisse devant n’importe quel autre ! »

Et d’une voix éclatante, il s’écria :

« Vive l’île Hoste indépendante ! »

À partir de ce jour, l’autorité du Kaw-djer fut sans limites, et pas une note discordante ne se fit entendre dans toute la colonie. Lui qui n’avait jamais pu admettre que l’homme acceptât le joug d’un maître absolu, il fut ce maître, et grâce à lui, l’île Hoste allait se relever de sa ruine.

Du reste, les colons l’avaient compris, la main d’un seul devait tout diriger. Le premier soin du Kaw-djer fut de procéder à une minutieuse enquête sur les ressources de chaque famille, en même temps que sur ce qui restait des réserves de l’île, qui avaient échappé au pillage. Puis, sans privilège pour personne, un rationnement serait établi en attendant l’arrivage des céréales qui suffiraient jusqu’à la prochaine récolte. Pourvoir, pendant la saison d’hiver, à la nourriture de trois mille habitants, alors que la mortalité avait fait périr la plus grande partie du bétail, et que la farine était réduite à quelques centaines de quintaux, ce fut à cette difficile tâche que se donna le Kaw-djer.

Dès le début, ces mesures de rationnement, cependant si indispensables, provoquèrent quelques tentatives de rébellion. L’obligation de livrer ce qu’elles possédaient encore, et de le verser dans le fond commun, fut mal accueillie de certaines familles, contraintes d’abandonner plus que ne leur rendrait la répartition générale. Mais ces mesures s’imposaient, et, d’ailleurs, les ordres du Kaw-djer durent être exécutés dans toute leur rigueur. La police coloniale, ayant été réorganisée dès les premiers jours, Tom Land en avait repris la direction et poursuivit tous ceux qui refusaient de subir le partage dans l’intérêt commun. Bref, après quelques exemples, le Kaw-djer, soutenu par l’opinion, eut raison des dernières résistances.

Il y eut aussi à organiser des corvées dans le but de procurer à la capitale et aux bourgades le combustible dont elles avaient besoin. Avec la fin d’avril, les froids s’étaient accentués, bien que la température de l’hiver ne dût pas dépasser sa moyenne normale. Toutefois, si la colonne thermométrique ne marqua pas des dépressions considérables, les Hosteliens eurent beaucoup à souffrir de l’humidité, due à des pluies et des neiges abondantes. Mais les forêts devaient fournir tout le bois nécessaire à la période hivernale, et tout le travail consistait, après l’abattage des arbres, à les débiter, puis à les transporter sur les lieux de consommation.

Des tournées furent également entreprises afin de ramener le bétail dans les fermes pour le service des villes. On eut ainsi de cinq à six cents animaux dont la plus grande partie servit à l’alimentation de la colonie.

Il va de soi que des demandes furent adressées au Chili, à l’Argentine et aux Falkland, en vue de l’ensemencement des champs en septembre et du repeuplement des bêtes bovines et ovines qui retrouveraient à cette époque les pâturages dégagés des dernières neiges. Il est vrai, trois ou quatre mois s’écouleraient avant que les passes de l’archipel magellanique fussent praticables au cabotage. On comprend donc que la colonie était réduite à ses seules réserves. Il avait fallu recourir au rationnement. Devant l’intérêt général devait céder l’intérêt particulier.

Ce fut avec le mois de juillet que l’hiver fit sentir son extrême rigueur. Mais, par suite des précautions prises, le combustible ne fit pas défaut, et les grands froids purent être combattus sans trop de peine. Ces temps si rudes parfois, n’enrayèrent point les efforts du Kaw-djer en ce qui concernait son œuvre de réorganisation. Il voulut tout voir, il serait plus juste de dire tout faire par lui-même. Les visites aux bourgades, les tournées à l’intérieur de l’île, aux divers points du littoral, aux comptoirs, aux usines, aux pêcheries, ne cessèrent de le mettre en contact avec la population. Il lui semblait qu’il eût repris son existence d’autrefois, alors qu’il parcourait les territoires fuégiens, et s’en allait de tribu en tribu, de campement en campement, mériter ce beau nom, acquérir ce beau titre de bienfaiteur. L’âge ne lui avait rien laissé perdre de son endurance, de son activité, et il retrouvait sur l’île Hoste toute la popularité acquise parmi les peuplades indiennes.

Il serait injuste de ne pas ajouter que ses amis le secondaient courageusement. Sans compter avec la fatigue, ils l’accompagnaient, ils lui apportaient leur concours avec un entier dévouement. D’ailleurs, tandis que le gendre de M. Rhodes s’occupait des soins de sa profession à Libéria, c’était lui qui reprenait ses fonctions de médecin et le suppléait dans les bourgades comme dans les campagnes.

En outre, Karroly, auquel le pilotage faisait des loisirs pendant la mauvaise saison, ne quittait plus le Kaw-djer. C’était toujours l’ami dévoué qui suivait partout son maître, tandis que Halg, resté près de sa jeune femme, qui venait d’avoir un enfant, s’occupait de chasse et de pêche.

Enfin, l’hiver prit fin au commencement d’octobre, et, sous l’action du soleil qui remontait vers l’Équateur, l’archipel sortit de son manteau de neige. Alors parurent les premiers navires des Falkland et du Chili ; les cargaisons arrivèrent aux magasins de Libéria, et il n’y eut plus à redouter la famine.

« Il était temps, dit le Kaw-djer à M. Rhodes ! Un mois encore, et nous étions au bout de nos réserves ! Avant la fin de la semaine, il n’y aurait plus eu de pain ! Maintenant, plus rien à craindre…

– Grâce à vous, mon ami, répondit M. Rhodes, grâce à votre administration aussi prévoyante qu’énergique, et vous ne nous refuserez pas les témoignages de notre reconnaissance…

– Votre reconnaissance ?… répondit le Kaw-djer. N’avez-vous donc pas droit à celle de toute la colonie pour le dévouement que vous avez montré ? Mais, contentons-nous de la satisfaction d’avoir accompli notre devoir…

– Soit, reprit M. Rhodes, qui, sans doute, tenait à dire toute sa pensée, estimant que le moment était venu de la dire. Mais aussi, mon ami, nous avons à remercier Dieu de vous avoir mis sur notre route, et pour sauver les naufragés du Jonathan, et pour sauver notre île…

– Dieu ?… » murmura le Kaw-djer dont les yeux se levèrent presque involontairement vers le ciel.

Ce qui n’avait pu être fait pendant la mauvaise saison, on l’entreprit alors, tous les travaux qui se rapportaient à l’industrie, au commerce, à l’agriculture. Libéria retrouva toute son animation d’autrefois. Les affaires reprirent avec une nouvelle ardeur. Le port reçut des navires en plus grand nombre, n’ayant pas à craindre la désertion des équipages. Par une heureuse circonstance, la pêche à la baleine fut très fructueuse dans les parages magellaniques, et jusque dans les passes voisines de l’île Hoste. Les Américains et les Norvégiens, au cours de cette campagne, affluèrent au port de Libéria, et la préparation de l’huile occupa une centaine d’Hosteliens avec des salaires très rémunérateurs. Les entrepôts de la capitale se remplirent, et des marchandises que l’importation y apportait et de celles que les bâtiments vinrent charger pour le cabotage et le long cours.

En même temps, une nouvelle activité fut imprimée aux usines, scieries, fabriques de conserves ; et, sur les pêcheries de loups marins, se doubla le nombre des louviers. Plusieurs centaines de Pêcherais, abandonnant la Terre de Feu, où s’appesantissait trop lourdement la main de l’Argentine, transportèrent leurs campements sur le littoral de l’île où ils se fixèrent définitivement. D’ailleurs, d’autres colons, la plupart originaires du Canada et de l’Amérique septentrionale, y furent amenés par les Sociétés d’émigration et ils eurent bientôt triplé la population hostelienne.

Deux années se passèrent, et, grâce au gouvernement du Kaw-djer, il ne restait plus trace des bouleversements produits par la découverte des gisements aurifères. L’importance de la colonie se chiffrait par un mouvement d’affaires, évalué à plusieurs millions de piastres. Un second port s’était fondé au-dessus de la baie de Nassau, à la pointe que baignent les eaux du canal du Beagle, qu’il suffisait de suivre dans d’excellentes conditions de navigabilité jusqu’au détroit de Magellan. Les rapports commerciaux avec Punta Arenas devinrent de plus en plus fréquents et les échanges enrichissaient les deux capitales. Peut-être les négociants eussent-ils trouvé les mêmes avantages avec Ushaia, si cette colonie argentine eût joui des franchises octroyées à ses rivales et qui en assuraient l’étonnante prospérité.

Plusieurs maisons hosteliennes possédaient maintenant des caboteurs, qui allaient trafiquer vers l’est avec les Falkland, vers l’ouest avec les îles chiliennes. Ils recueillaient sur le littoral tous les produits manufacturés, et non seulement dans les deux bourgades de la baie Nassau et de la pointe de Rous, mais aussi dans celles qui furent fondées sur la passe de l’île Gordon et à l’entrée du Darwin Sound. Le dernier recensement donnait alors à l’île Hoste une population de cinq mille habitants dans laquelle les Indiens entraient pour un sixième.

Vers la fin de l’année 1890, la colonie fit l’acquisition d’un steamer de trois cents tonnes, construit à Valparaiso, et que vendit le gouvernement chilien. Ce steamer reçut le nom de Yacana. Il allait être utilisé pour les communications de la colonie avec les divers comptoirs de l’archipel et les visites que le gouverneur faisait fréquemment aux divers établissements du littoral. Mais il n’arriva jamais au Kaw-djer de mettre le pied sur une des îles attribuées par le traité de 1881 à l’une ou l’autre des deux républiques.

À cette époque, au milieu de la belle saison, les travaux entrepris à l’extrême pointe du cap Horn étaient entièrement achevés, le pylône métallique, haut de cinquante pieds, dont la lanterne dominait de six cents mètres le niveau de la mer, à la base du cap, les annexes où étaient installées les dynamos destinées à produire le courant électrique, le logement des gardiens, tout le matériel nécessaire au fonctionnement d’un phare de premier ordre.

Il fut décidé que l’inauguration du phare serait entourée de quelque éclat, une cérémonie dont les colons aimeraient à conserver le souvenir. Bien entendu, toute la population n’y pourrait assister, car les moyens de transport entre l’île Hoste et l’île Horn eussent fait défaut. Y prendraient part ceux auxquels leur situation personnelle donnait une notabilité volontiers reconnue dans la colonie.

Le Kaw-djer fit donc ses invitations en conséquence, et le jour de l’inauguration fut fixé au 15 janvier 1891. Le steamer Yacana y conduirait les invités du gouverneur, membres du conseil et autres, leurs familles, sans oublier Karroly et son fils Halg, justement considérés comme des personnages de marque à l’île Hoste.

Il va de soi, d’ailleurs, que les caboteurs du port, et autres embarcations susceptibles d’entreprendre cette traversée, pourraient accompagner le steamer.

Ce fut le 15, dans la matinée, vers onze heures, que le Yacana quitta le port de Libéria, après avoir pris à bord une centaine de passagers et de passagères ; puis, il longea la presqu’île Hardy jusqu’à sa pointe, escorté d’une douzaine d’embarcations.

Le temps était favorable pour ce voyage, puisque la brise soufflait du nord-est, à travers les bras de mer et les passes jusqu’au cap Horn.

On ne l’a pas oublié, la distance en droite ligne entre la presqu’île Hardy et la dernière île de l’archipel pouvait être évaluée à une dizaine de lieues marines.

La flottille, abritée par les hautes terres, effectua sa navigation sans accidents ni retards. Le Yacana n’eut pas même à ralentir sa marche, et les embarcations eurent toujours en vue les couleurs hosteliennes qui se déployaient à sa corne.

Le steamer, après avoir doublé la presqu’île Hardy, se dirigea vers l’extrémité septentrionale de l’île Hermitte, et, arrivé à cette hauteur, il la laissa sur tribord afin de s’engager dans la passe qui donne sur la pleine mer à l’ouest du cap.

L’île Horn fut atteinte vers trois heures de l’après-midi. Le steamer vint mouiller au fond de la crique d’où la Wel-Kiej pendant la tempête s’était portée au secours du Jonathan, et les embarcations envoyèrent leurs amarres à terre.

Environ cent cinquante personnes débarquèrent avec le Kaw-djer. Elles prirent pied sur une grève, encadrée de récifs noirâtres, semée de coquillages étincelants, et qui remontait en pente douce jusqu’à la base du cap. Là attendaient les ouvriers qui avaient mis la dernière main aux travaux du phare et avec lesquels Karroly avait été souvent en rapport, lorsque la chaloupe y conduisait le Kaw-djer avant l’acquisition du Yacana.

Dès qu’il eut mis pied sur la grève, le Kaw-djer se dirigea vers le sentier qui rampait sur le flanc du cap. Ses amis, comprenant qu’il désirait être seul, ne le suivirent pas. M. Rhodes, sa femme et ses enfants, les familles de MM. Broks et O’Nark, tous les invités, sous la conduite des gardiens du phare, commencèrent la visite des annexes.

Cependant, le Kaw-djer montait lentement, sans détourner la tête, absorbé dans ses réflexions, comme dix ans avant, alors qu’il fuyait, après avoir abandonné l’île Neuve, jusqu’aux dernières terres du continent…

Arrivé au sommet du cap, il s’arrêta un instant. Puis, franchissant les vingt pas qui le séparaient de la crête, il demeura immobile.

Et alors, dans son souvenir se réveilla sa vie passée, sa jeunesse studieuse, son âge mûr tout de lutte pour ses idées, le dédain qu’il conçut envers l’humanité, sa rupture avec ses semblables, son existence au milieu des Indiens de l’archipel magellanique, son installation sur l’île Neuve qu’il avait pu croire définitive, les années tranquilles près de Karroly, puis le traité qui le chassa de son refuge, son arrivée au cap Horn, le naufrage du Jonathan, et enfin son séjour sur l’île Hoste…

Et que de changements survenus en lui, depuis qu’il avait dû faire litière de ses théories d’autrefois, depuis qu’il se consacrait à l’organisation de la nouvelle colonie ! Était-il encore l’homme dont toute la doctrine se résumait dans cette abominable formule : « Ni Dieu ni maître ! »…

Non, et là, sur ce rocher, ce mot s’échappa de ses lèvres dans un irrésistible élan de la foi qui pénétra son âme :

« Dieu ! »

Mais, à cet instant, il aperçut un tas de pierres au bord du plateau, les débris qui avaient été retirés des fondations du phare.

L’une de ces pierres attira plus vivement son attention. Elle était posée sur le bord du plateau, et il eût suffi de la pousser du pied pour qu’elle allât s’engloutir sous les eaux du cap.

Le Kaw-djer s’approcha. Un feu brillait dans son regard, une flamme de mépris et de haine…

Il ne s’était pas trompé, cette pierre, zébrée de lignes brillantes, contenait de l’or, peut-être toute une fortune que les ouvriers n’avaient pas su reconnaître. Elle gisait là, délaissée comme un bloc sans valeur. Ainsi jusqu’à ce cap Horn, la longue chaîne du nouveau continent projetait ses ramifications aurifères, et les entrailles de ce rocher recelaient encore le précieux métal.

Le Kaw-djer revit tous les désastres qui s’étaient abattus sur l’île Hoste depuis la découverte des gisements du Golden Creek, l’affolement de la colonie, l’envahissement des aventuriers accourus de tous les points du monde, la faim, la misère, la ruine…

Et alors, repoussant du pied l’énorme pépite :

« Va, or maudit, s’écria-t-il, va, et que ne puis-je engloutir avec toi tous les maux de l’humanité ! »

La pierre roula et, rebondissant sur les saillies du rocher, disparut dans les profondeurs de la mer au pied du cap.

Quelques instants plus tard, sur un signe du Kaw-djer, les passagers du Yacana et des embarcations avaient gravi le sentier et atteignaient le plateau.

C’était ce jour-là, au coucher du soleil, que le phare devait être allumé pour la première fois. Il était formé d’une solide armature de fer ajourée qui ne donnait pas prise au vent, un pylône dont la lanterne s’élevait à cinquante pieds au-dessus du plateau, et, par suite, à près de dix huit cents au-dessus du niveau de la mer.

Le Kaw-djer et ses amis, tous les invités à cette cérémonie d’inauguration, étaient rangés autour du pylône.

M. Rhodes prit alors la parole, et, en quelques phrases émues, il s’adressa au Kaw-djer, et, par sa bouche, toute la colonie rendit un hommage de reconnaissance et d’affection à celui qui avait tant fait pour elle. Il rappela ce qui, dix ans auparavant, s’était passé en ces lieux mêmes, lorsque la tempête poussait à la côte le Jonathan désemparé ; il rappela ce qui s’était passé sur l’île Hoste, lorsque, non moins désemparée que le navire, elle faillit périr sous les coups de l’anarchie, puis sous l’envahissement de l’étranger.

Et alors, de toutes parts, aux éloquentes paroles de M. Rhodes, se joignirent ces cris :

« Vive le Kaw-djer !… Vive le Kaw-djer ! » et il se contentait de répondre en levant la main vers le ciel.

Et les hurrahs se poursuivirent avec toute l’ardeur du patriotisme, lorsque le pavillon aux couleurs hosteliennes, déroulé par la brise, monta jusqu’à la pointe du phare.

On redescendit sur la grève, vers cinq heures, où chacun prit sa part du repas servi dans la grande salle des annexes, et là, que de santés chaleureuses furent portées à la prospérité de la colonie et en l’honneur du Kaw-djer.

Puis, le dîner achevé, un peu après sept heures, toute l’assistance regagna le sommet du cap, voulant être là, lorsque les premiers faisceaux lumineux seraient lancés à travers l’espace.

Le disque solaire se balançait au-dessus de l’horizon de l’ouest. Le ciel se montrait dans toute sa pureté, et la brise mourante ne traînait pas une seule vapeur après elle.

Il régnait un profond silence, sous l’empire d’une émotion dont personne n’eût voulu se défendre. Les regards embrassaient un immense secteur déjà assombri du côté du levant, tandis que le couchant s’empourprait encore. Pas une voile sur toute cette étendue de mer, pas une fumée à son périmètre, immensité déserte.

L’astre radieux venait de prendre contact à l’horizon. Élargi par la réfraction, il fut bientôt réduit à une demi-sphère, dont les derniers faisceaux illuminèrent le ciel, puis, il n’en resta plus qu’un liseré ardent qui allait se noyer sous les eaux. Et alors s’échappa ce rayon d’un vert lumineux, la couleur complémentaire du rouge disparu.

À ce moment, le courant, envoyé d’en bas, fit jaillir l’arc électrique entre les bougies de la lanterne, dont les faisceaux, à travers les glaces lenticulaires, se projetèrent vers tous les points de l’horizon.

Le phare venait de jeter ses premiers éclats sur les parages magellaniques, et les deux canons du Yacana le saluèrent de leurs détonations, au milieu des mille hurrahs des spectateurs.

Et, maintenant, un navire, arrivant de l’est, après avoir eu connaissance du feu de l’île des États à l’extrémité du littoral fuégien, peut, avant d’apercevoir les feux des eaux chiliennes, relever ce phare du cap Horn, dressé par les colons de l’île Hoste, à la jonction de l’Atlantique et du Pacifique.

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