XV Troubles

La saison d’été s’acheva dans des conditions climatériques très favorables. Cette septième année, depuis la fondation de la colonie, eut le bénéfice d’une récolte exceptionnelle. D’autre part, de nouvelles scieries s’étaient établies à l’intérieur de l’île, les unes mues par la vapeur, les autres, employant l’électricité engendrée par les chutes des petits affluents du rio Yacana. De même les pêcheries et les fabriques de conserves donnèrent lieu à un trafic considérable, et le mouvement des navires, à l’entrée et à la sortie du port de Libéria, se chiffra par trois mille sept cent soixante-quinze tonnes.

Avec l’hiver, les travaux entrepris au cap Horn pour l’érection du phare, les salles où devaient être installées les machines motrices et les dynamos qui devaient fournir l’énergie électrique, durent être suspendus. Ce qui rendait l’opération plus difficile, c’est que l’île du cap Horn est située à une quarantaine de kilomètres de la presqu’île Hardy, et le matériel ne pouvait y être transporté que par mer à travers la passe de l’île Hermitte, encombrée d’îlots et d’écueils.

L’hiver vint, et ce qui occasionna le plus de peines aux chefs des établissements agricoles, ce furent les animaux domestiques – actuellement cinq mille têtes. Dans l’impossibilité de les laisser à travers les campos, il fallait leur assurer la nourriture et l’abri. Aussi toutes les précautions avaient été prises, et les pertes furent minimes.

D’ailleurs, si la mauvaise saison amena de grands coups de vent, des tourmentes d’une excessive violence, elle ne provoqua pas des froids excessifs, et, même en juillet, la température ne dépassa jamais dix degrés sous zéro.

Libéria et les deux autres bourgades offraient alors ce confort que l’aisance générale avait introduit dans toutes les familles. Il n’y avait pas de misère sur l’île Hoste, et les crimes contre les personnes ou les propriétés n’y avaient jamais troublé l’ordre public. De rares contestations civiles seulement, toujours arrangées par les justes décisions du Kaw-djer et du comité d’administration qui fonctionnait auprès de lui.

Il semblait donc qu’aucun trouble ne devait menacer la colonie, lorsque, vers la fin du mois d’août, se répandit une nouvelle dont les conséquences, étant donné l’avidité humaine, pouvaient être extrêmement graves.

Un gisement aurifère venait d’être découvert dans le nord-ouest de l’île.

En apprenant cette nouvelle, le Kaw-djer en ressentit une très fâcheuse impression que la réflexion ne fit qu’aggraver. Il eut l’instinctif pressentiment de prochains malheurs, et tel fut l’objet de la conversation qu’il eût le jour même avec M. Rhodes dans son cabinet de la résidence.

Ces deux sages furent d’ailleurs en complet accord sur ce point, c’est qu’il ne sortirait rien de bon pour la colonie de cette découverte.

« Ainsi donc, dit le Kaw-djer, c’est au moment où notre œuvre est achevée, lorsque nous n’avons plus qu’à recueillir le fruit de nos efforts, que le hasard, un hasard maudit, va jeter parmi nos colons ce ferment de trouble et de ruines… Oui ! de ruines, car la découverte de l’or n’a jamais laissé que la ruine après elle !

– Je pense comme vous, mon ami, répondit M. Rhodes, et je crains bien que notre population ne puisse résister à cette influence funeste ! Qui sait si les cultivateurs ne vont pas abandonner leurs champs, et les ouvriers leurs usines pour courir aux placers ?…

– L’or !… l’or !… la soif de l’or ! répétait le Kaw-djer. Aucun plus terrible fléau ne pouvait s’abattre sur notre colonie !…

– Malheureusement, répondit M. Rhodes, il n’est pas en notre puissance de le conjurer !…

– Non ! mon cher Rhodes. Il est possible de lutter contre une épidémie, de l’enrayer, de la détruire !… Mais à cette fièvre de l’or, il n’y a pas de remèdes, et c’est l’agent le plus destructif de toute organisation sociale. Et, en peut-on douter après ce qui s’est passé dans les districts aurifères de l’Ancien ou du Nouveau Monde, en Australie, en Californie, et dans le sud de l’Afrique ?… Les travaux utiles ont été abandonnés du jour au lendemain, les colons ont déserté les champs et les villes, les familles se sont dispersées sur les gisements… Et, pour la plupart des chercheurs, cet or extrait avec tant d’avidité, s’est, comme tout gain trop facile, dissipé en folies abominables, et ces misérables n’y ont trouvé que la misère ! »

Le Kaw-djer parlait avec une animation qui prouvait toute la vivacité de ses inquiétudes.

« Et non seulement il y a le danger du dedans, ajouta-t-il, mais il y a le danger du dehors, tous ces aventuriers, tous ces déclassés qui envahissent un pays, qui le troublent, qui le bouleversent, pour arracher de ses entrailles le métal maudit ! Il en vient de tous les coins du monde ! C’est une avalanche qui ne laisse que le néant après son passage ! Ah ! pourquoi faut-il que notre île soit menacée de pareils désastres !

– Ne pouvons-nous encore espérer ? dit M. Rhodes. Si cette nouvelle ne s’ébruite pas, nous serons préservés de l’invasion des étrangers ?…

– Non, répondit le Kaw-djer, et il est déjà trop tard pour empêcher le mal ! On ne se figure pas avec quelle rapidité le monde entier apprend que des gisements aurifères viennent d’être découverts dans une contrée ! On croirait vraiment que cela se transmet par l’air, que les vents apportent cette peste si contagieuse que trop souvent les meilleurs et les plus sages en sont atteints et y succombent ! C’est affreux, et si je savais où trouver un refuge hors de notre chère et malheureuse île, je la quitterais à l’instant…

– Nous quitter, s’écria M. Rhodes, qui avait saisi la main du Kaw-djer comme pour le retenir… déserter votre poste au moment du danger ?… »

Le Kaw-djer ne répondit pas. Qu’il fût en proie à un tel trouble moral, cet homme si sûr, si énergique, cela était à peine croyable. Certainement, il n’exagérait pas, et la découverte allait amener les plus grands maux sur la colonie. Enfin il reprit possession de lui-même. Non ! il ne partirait pas, il ferait tout pour conjurer le mal dans la mesure du possible, et, après cet instant de défaillance, il se releva et pour la première fois, ces paroles lui échappèrent comme malgré lui :

« Dieu nous vienne en aide ! »

C’était dans la matinée du 25 août que la découverte avait été faite et voici en quelles circonstances.

Pendant une chasse dont faisait partie Marc Rhodes, quelques colons, après avoir quitté Libéria vers sept heures en mail-coach, se rendirent à une vingtaine de kilomètres au pied des collines de la presqu’île Hardy vers le nord-ouest.

Là s’étendait une forêt profonde, non encore exploitée, où se réfugiaient d’ordinaire les fauves de l’île Hoste, certains couples de pumas et de jaguars qu’il convenait de détruire jusqu’au dernier, car nombre de moutons avaient été leurs victimes.

Les chasseurs battirent la forêt, et ils avaient tué deux pumas, lorsqu’ils atteignirent la lisière opposée.

Là apparut un jaguar de grande taille au moment où il essayait de s’enfuir en remontant le talus de la colline. En cet endroit tombait un ruisseau torrentueux qui contournait la forêt pour se jeter dans le rio Yacana à travers un sol de boue humide, hérissé d’herbes aquatiques.

Marc Rhodes, ayant aperçu l’animal, et l’estimant à bonne portée, lui envoya un premier coup de fusil qui l’atteignit au flanc gauche. Mais le jaguar n’avait pas été blessé mortellement, car, après un rugissement de colère plutôt que de douleur, il fit un bond dans la direction du torrent, rentra sous bois et se mit hors de vue.

Une seconde détonation retentit cependant au moment où fuyait le fauve. La balle alla frapper un angle de roche, à la base de la colline, sur le bord du marécage et la pierre vola en éclats.

Peut-être les chasseurs eussent-ils alors quitté la place pour se remettre à la poursuite du jaguar, si un des éclats projetés n’eût atteint légèrement Marc Rhodes qui eut la curiosité de l’examiner et le ramassa.

C’était un morceau de quartz, présentant des veines caractéristiques, dans lesquelles il fut facile de reconnaître quelques parcelles d’or.

De l’or !… Il y avait de l’or dans le sol de l’île Hoste ! Rien que cet éclat de roche en témoignait. Et, d’ailleurs, y avait-il lieu de s’en étonner ? Est-ce que les filons du précieux métal n’ont pas été révélés à l’île de Brunswick, autour de Punta Arenas, comme à la Terre de Feu, en Patagonie comme en Magellanie ?… les laveurs d’or ne sont-ils pas répandus à la surface de ces territoires comme une vermine qui les ronge ?… Enfin de l’Alaska au cap Horn, n’est-ce pas comme une chaîne d’or qui enrichit l’épine dorsale des deux Amériques, et en quatre siècles n’en a-t-on pas extrait pour quarante-cinq milliards de francs ?…

Marc Rhodes, lui aussi, avait compris la gravité de cette découverte ; il aurait voulu la tenir secrète, n’en parler qu’à son père qui eût mis le Kaw-djer au courant. Mais il n’était pas seul à la connaître. Ses compagnons de chasse avaient examiné le morceau de roche, ils avaient ramassé d’autres éclats qui tous renfermaient des parcelles d’or.

Il n’y avait donc plus à compter sur le secret, et, le jour même, l’île entière savait qu’elle n’aurait rien à envier aux îles de l’archipel. Ce fut la traînée de poudre qu’une étincelle suffit à enflammer et qui courut de Libéria aux autres bourgades.

En premier lieu, chacun se fit cette très naturelle réflexion : c’est que, vraisemblablement, les gisements aurifères ne se rencontraient pas uniquement dans cette partie marécageuse, située au pied de la colline sur le bord du petit cours d’eau. Il était probable que de nouvelles recherches en signaleraient ailleurs. À défaut des colons, les chercheurs, venus de tous les points de la Magellanie, sauraient fouiller et retourner ce sol auquel on n’avait demandé jusqu’alors que les profits de sa culture. Ils se jetteraient sur la colonie, ces aventuriers, ces insociables, dont on ne connaît ni le nom ni l’origine, mais seulement les surnoms dont ils s’appellent ! Ils iraient à la découverte de nouveaux placers, ils lutteraient contre les colons pour les chasser, même contre leurs compagnons, toujours prêts à se dépouiller, à se déchirer entre eux ! Et était-ce la milice de l’île, en admettant qu’elle ne se fût pas désorganisée, étaient-ce les hommes de Tom Land, qui pourraient réduire à l’impuissance ces hordes malfaisantes ?…

Dans tous les cas, puisque les premières traces d’or avaient été relevées au Golden Creek – ainsi fut dénommé le petit tributaire du rio Yakana –, c’est là que se portèrent les plus avides des Libériens que les efforts du Kaw-djer et de ses amis ne purent retenir. Plusieurs centaines de colons, abandonnant leurs demeures, leurs usines, leurs champs, laissant en suspens les travaux commencés, se précipitèrent vers les gisements, et dans les roches quartzeuses découvrirent de riches filons.

Il n’eût pas été de bonne administration que le Kaw-djer et son conseil, quoi qu’ils pussent penser, n’intervinssent pas pour régulariser l’exploitation, pour maintenir l’ordre. Ils eurent même la pensée de faire rentrer les produits de ces gisements dans la propriété commune, d’extraire cet or au profit de la colonie de manière à partager également les profits entre tous. Mais, dès les premiers jours, ils furent débordés. Chacun n’entendait travailler que pour son propre compte, ayant l’espoir de tomber sur une poche bien pleine, de trouver quelque pépite de grande valeur, de déterrer la fortune d’un coup de pioche, et les sages avis ne furent point écoutés.

Du reste, l’exploitation des placers ne comportait guère de difficultés matérielles. Il suffisait d’attaquer la roche avec le pic, d’en concasser les morceaux pour en extraire les parcelles d’or. En outre, les terres boueuses du marécage, voisines du Golden Creek, étaient aisément exploitables, et il suffisait d’établir des claims où elles se lavaient pour recueillir le métal, entraîné avec elles.

On sait que les territoires aurifères sont le plus souvent composés de ces boues qui ont été charriées par les glaces de la période hivernale, délayées par les eaux, tamisées par le filtre du sol. Elles proviennent des affouillements qui se produisent lors des grandes pluies, du désagrégement du quartz, rongé par les torrents. Il suffit alors d’un simple plat pour recueillir ces boues, et d’un peu d’eau pour les laver. C’est avec cet appareil si rudimentaire que, dès le début, les colons obtinrent de l’or pour une somme qui variait par jour et par tête entre (…) et (…) piastres.

Sur ce placer du Golden Creek, une couche de boue de cinq pieds de profondeur sur une superficie de trente à quarante pieds produisait de neuf à dix plats par pied cube, et il était bien rare que chaque lavage ne donnât pas l’or en parcelles ou en pépites. Ces pépites, il est vrai, n’étaient qu’à l’état de grains de poussière, et ces claims, dont la dimension a été indiquée plus haut, n’en étaient pas à produire les vingt millions de francs qu’ils ont parfois donnés en d’autres régions.

Ce ne fut pas dès le début que les placers de Golden Creek produisirent de pareils rendements, cela va sans dire ; mais d’autres furent signalés dans le voisinage qui permettaient des bénéfices très considérables. Aussi la fascination des esprits s’accrut-elle de jour en jour. Ce fut une irrésistible folie qui vida Libéria du plus grand nombre de familles, hommes, femmes, enfants, allant travailler sur les claims. Quelques-uns s’enrichissaient en découvrant dans les interstices des roches une de ces poches où les pépites se sont accumulées sous l’action des pluies torrentielles. L’espoir n’abandonnait même pas ceux qui, pendant de longs jours, au prix de mille fatigues, avaient travaillé en pure perte. Mais tous y venaient, non seulement de la capitale, mais des autres bourgades délaissées et des comptoirs, des pêcheries, des usines du littoral. À Libéria, il ne resta bientôt plus qu’une centaine de colons, demeurés fidèles à leur intérieur, à leur famille, à leurs affaires, bien éprouvées cependant par un tel état de choses. Cet or, il semblait qu’il fût doué d’une puissance magnétique, à laquelle la raison humaine ne peut résister.

Bien que le Kaw-djer ne se fût pas abandonné un seul instant, déployant une énergie qui ne se démentit en aucune occasion, ses amis ne furent pas sans reconnaître chez lui un profond découragement. Et comment en être surpris, lorsqu’il s’agit d’un homme, sur lequel les passions humaines n’avaient jamais eu prise, si ce n’est la passion pour le bien. N’était-ce pas en elle que s’était concentrée toute sa vie ? Ne lui avait-il pas tout sacrifié ?… Et, à cette heure, après s’être rattaché par tant de liens à cette humanité, après y être revenu après une si longue rupture, voici qu’elle lui réapparaissait avec tous ses défauts, toutes ses hontes, tous ses vices ! Son œuvre allait crouler, les ruines allaient s’accumuler sur cette malheureuse colonie, parce que le hasard avait fait jaillir quelques parcelles d’or d’un éclat de roche !

Et lorsque M. Rhodes, voulant réagir contre cet insurmontable dégoût, lui disait :

« Cela ne peut durer… les gisements s’épuiseront… Les colons reprendront leur existence d’autrefois…

– Et s’il est trop tard ! » répondait-il.

Il est à noter que si les efforts du Kaw-djer et de ses amis furent impuissants à retenir la population hostelienne, les missionnaires anglicans ou catholiques n’y réussirent pas davantage. Les pères Athanase et Séverin dans leur église, les ministres de la Mission Allen Gordon dans leur temple, prêchèrent vainement contre cette folie de l’or, contre ces appétits déplorables, gros de déceptions pour l’avenir ! Ils ne furent point écoutés, et ni prêche ni sermon n’attirèrent bientôt plus un seul auditeur.

Et quelque pénible, quelque désolant que soit cet aveu, il faut bien le faire, c’est que seuls de tous les habitants de l’île Hoste, les Indiens surent résister à l’entraînement général. Seuls ils ne s’abandonnèrent point à ces fureurs de convoitise. Il convient de le répéter à la louange, à l’honneur de ces humbles Fuégiens, si plusieurs établissements agricoles, plusieurs pêcheries ne furent pas délaissés, c’est que leur honnête nature, sous l’inspiration des missionnaires, les garda de pareils excès. D’ailleurs, ces pauvres gens n’avaient point désappris d’écouter le Kaw-djer, leur bienfaiteur ; ils n’oubliaient rien de ce qu’il avait fait pour eux, et le plus grand nombre lui resta fidèle comme Halg et Karroly.

Si la découverte s’était limitée aux gisements du Golden Creek, peut-être les claims auraient-ils été promptement épuisés ; les colons, déçus pour la plupart, eussent repris dans les champs et les villes leurs occupations habituelles. Mais d’autres filons se rencontrèrent dans le sud-ouest de l’île, aux environs de la pointe Rous, non moins riches et d’une exploitation plus facile.

Ce fut donc de ce côté que se précipitèrent les chercheurs par milliers alors, ayant peine à pourvoir aux nécessités de l’existence. Sur ces points les hommes avides qui se battaient pour la possession des placers étaient presque sans abris, exposés aux intempéries d’un climat souvent orageux pendant la saison chaude, à l’air des marécages dont ils remuaient les boues malsaines, et bientôt la maladie et la misère se déchaînèrent sur eux.

Leur nombre s’accroissait de jour en jour. Ainsi que cela était arrivé en d’autres pays, les étrangers affluaient sur l’île. Les équipages désertaient leur bord pour courir aux gisements. À peine mouillés dans le port de Libéria, les navires étaient abandonnés, les capitaines désobéis, et, parfois, les officiers donnant l’exemple de la désertion. À la population déjà si mélangée de l’île Hoste, s’ajoutaient ces marins de toute nationalité, des Anglais, des Danois, des Norvégiens, des Américains, des Allemands, nombre de ces aventuriers qui ne reculent devant aucune violence et dont la force brutale est l’unique loi. D’ailleurs, qu’auraient-ils fait à Libéria ? Les bâtiments, expédiés pour prendre des bois de construction, du bétail, des céréales, des fourrures, ne trouvaient plus à charger. Le stock des cargaisons avait été épuisé dès la première semaine. Aussi l’avenir ne laissait pas de préoccuper le Kaw-djer et il avait fallu son énergique intervention pour empêcher l’exportation des grains et des conserves qui eût réduit la colonie à toutes les horreurs de la famine. Cependant s’il put prévenir ce mal dans une certaine mesure, il demeura impuissant contre la misère qui ne cessait de s’accroître depuis que les bourgades et la campagne étaient laissées à l’abandon.

Ce fut vers la fin de janvier que le désordre prit d’effroyables proportions. Non seulement les colons et les déserteurs fourmillaient sur les gisements ; mais les laveurs d’or étaient accourus des divers points de l’archipel magellanique, des territoires de la Patagonie, et on sait s’ils y sont nombreux ! La plus riche veine du monde, n’est-ce pas cette cordillère qui se développe depuis les lointaines régions de l’Alaska à travers les États-Unis, le Mexique, la Colombie, l’Équateur, le Pérou, la Bolivie, le Chili et l’Argentine jusqu’aux dernières ramifications du cap Horn, et que tant d’efforts n’ont pas épuisée ? Aussi, l’exagération s’en mêlant, les imaginations se montant dans l’Ancien et le Nouveau Monde, l’île Hoste fut-elle regardée comme une poche extraordinaire, une île en or, où s’accumulaient les plus riches trésors de la chaîne. On ne s’étonnera donc pas que cette plèbe qui s’était jetée sur la Californie, sur l’Australie, sur l’Afrique méridionale, et qui allait, quelques années plus tard, se précipiter à l’assaut du Klondike alaskien, eût voulu envahir l’île Hoste !

Peut-être, alors, le gouvernement chilien eut-il le regret de l’avoir abandonnée aux naufragés du Jonathan ! Mais il fut bientôt renseigné très exactement par le gouverneur de Punta Arenas. Il fallait en rabattre, et on put prévoir que dans cette exploitation des placers de l’île, il y aurait plus de gens à se ruiner qu’à s’enrichir !

Néanmoins, vers la fin du mois de janvier, le Kaw-djer ne put pas estimer à moins de vingt mille le nombre des étrangers entassés sur quelques points, où ils finiraient par s’entre-dévorer ! Que ne pouvait-on attendre de ces forcenés, déjà en lutte sanglante pour la possession des claims, lorsque la famine les mettrait en face les uns des autres ?…

Le Kaw-djer était tenu au courant de ce qui se passait par Tom Land et Karroly, lesquels ne regardaient ni aux fatigues ni aux dangers. Et lui aussi n’hésita pas à payer de sa personne. Il se rendit à la pointe de Rous, et ses amis le suivirent. Ministres anglicans et missionnaires catholiques l’accompagnèrent. Il se lança au milieu de cette tourbe pour empêcher ses violences. Ce fut inutile. Ce rebut de toutes les nations ne le connaissait pas, ses colons ne le connaissaient plus. Son intervention faillit tourner très mal pour lui. On le repoussa, on le menaça et peu s’en fallut qu’il lui en coûta la vie pour avoir voulu accomplir son devoir.

Le Kaw-djer revint donc à Libéria, désespéré, écœuré de toute cette abomination, et, dans son entourage, on se prit à envisager l’éventualité d’un abandon de l’île Hoste.

Mais, avant d’en venir à cette extrémité, MM. Rhodes, Broks, O’Nark et quelques autres agitèrent la question de recourir au gouvernement chilien. La milice de Tom Land, déjà réduite par les désertions, ne pouvait plus rien, et peut-être convenait-il de tenter cette suprême chance d’arrêter le désordre.

« Le gouvernement chilien ne peut nous abandonner, fit observer M. Rhodes. Il va de son intérêt que la colonie retrouve toute sa tranquillité…

– Un appel à l’étranger ! s’écria le Kaw-djer.

– Il suffirait, reprit M. Broks, qu’un des navires de guerre de Punta Arenas vint croiser en vue de l’île, et ces misérables ne tarderaient pas à en être chassés…

– Que Karroly parte pour Punta Arenas, proposa M. O’Nark, et, avant quinze jours…

– Non, déclara le Kaw-djer, non ! Nous nous sommes faits nous-mêmes !… Nous nous sauverons nous-mêmes ! »

Et, devant cette volonté si formelle, digne du grand caractère de cet homme, il n’y avait qu’à s’incliner.

Mais si le Kaw-djer resta à son poste, s’il ne lui fut plus possible d’agir comme gouverneur, du moins le bienfaiteur, secondé par le jeune médecin, gendre de M. Rhodes, n’hésita-t-il pas à se dévouer aux malades dont le nombre croissait de jour en jour.

En effet, l’île Hoste était en proie à une épidémie provoquée par la misère et les excès de tout genre. Grâce à un zèle qui ne se démentit pas un instant, aux soins les mieux entendus, si quelques centaines de victimes ne purent échapper à la mort, – c’était à plus de vingt mille que se montait alors le chiffre des chercheurs d’or – du moins le plus grand nombre fut-il sauvé.

Enfin, vers la fin de mars, il se fit une sorte d’apaisement dans cette folie générale. Les filons étaient épuisés, et, pour de rares enrichis par un coup du hasard, combien y eut-il de malheureux, ruinés jusqu’à leur dernière piastre, leur santé compromise, leur avenir à jamais perdu ! Et encore, de ces fortunes, la plus grande part avait été dissipée, ainsi que cela arrive fatalement, dans les maisons de jeu, dans les tripots de bas étage, où les détonations de revolvers s’entremêlaient aux hurlements des joueurs. Si Libéria fut exempte de telles scènes, elles ne furent que trop fréquentes dans les deux autres bourgades.

En somme c’est à trois millions de francs que fut estimé le rendement des divers claims, ceux de la presqu’île Hardy et ceux de la pointe Rous. Au voisinage de la baie Nassau leur rendement avait été si minime qu’ils furent presque aussitôt abandonnés. Dans tous les cas, cet or ne profita guère aux colons, et tomba entre les mains des aventuriers que l’Europe et principalement l’Amérique avaient jetés sur l’île Hoste.

Enfin, tout ce ramassis de déclassés, toute cette tourbe finit par abandonner ce coin de l’archipel magellanique, où ils avaient accumulé tant de ruines. Les malheureuses familles hosteliennes, décimées pour la plupart, talonnées par la misère, dévorées par la faim, rentrèrent à Libéria. Elles y trouvèrent tous les secours à la disposition du Kaw-djer, et aussi le dévouement infatigable dont il avait donné tant de témoignages au milieu de ces épouvantables épreuves.

Quant à la colonie, se remettrait-elle d’un tel coup ?… Après avoir été si profondément découragé, le Kaw-djer retrouverait-il son énergie d’autrefois, et sa main serait-elle assez puissante pour procéder à une nouvelle réorganisation ?…

Et, d’ailleurs, le voudrait-il ?… Ses amis pouvaient craindre, en effet, que, après tant de désillusions, après s’être retrouvé face à face avec tous les vices de l’humanité, il ne voulut abandonner l’île Hoste !

Cependant, c’était là une noble tâche, digne d’un grand esprit, que de se vouer à cette œuvre de réparation. Après l’avoir une première fois sauvée des excès de l’anarchie, le Kaw-djer ne serait-il pas tenté de se remettre à l’œuvre, de travailler à la restauration de cette colonie qui était bien sienne, et qu’il avait faite si prospère !…

Et, cependant, quelques jours se passèrent sans que ses intentions se fussent manifestées. Quand il ne restait pas enfermé dans sa demeure, ne voulant communiquer avec personne, il allait seul errer sur les hauteurs de la presqu’île Hardy, et là, sur les dernières roches, le regard tourné comme jadis vers le sud, il demeurait immobile pendant de longues heures !…

Et qui sait si sa pensée ne le ramenait pas à l’extrémité de ce continent, au cap Horn, sur ce rocher dont il avait obtenu l’indépendance ?… N’était-ce pas là un refuge où Karroly le conduirait pour recommencer avec lui la vie solitaire de l’île Neuve ?…

Toutefois, Libéria avait peu à peu repris quelque animation. Les maisons s’étaient rouvertes. M. Rhodes et ses amis s’employaient de leur mieux à relever le courage des colons, à leur procurer des ressources, à les remettre en bon chemin au milieu de tant de ruines. C’était à croire qu’un épouvantable cyclone avait dévasté l’île, ou du moins ses habitants étaient aussi éprouvés que si l’un de ces météores eût passé sur leur tête. Pourtant, il fallait se dire que le retour de pareilles épreuves n’était plus à redouter. Le sol était vidé, bien vidé de tout l’or qu’il contenait. On l’avait fouillé jusqu’au fond de ses entrailles. Ce qu’on lui demandait maintenant, c’était de refaire du bois, du grain, de l’herbe… c’était d’assurer la nourriture de tous les êtres qui vivaient de lui, et non des morceaux de ce métal dont la découverte avait causé ce désastre !…

Enfin, ces quelques jours écoulés, pendant lesquels le Kaw-djer avait été absent pour ses amis, pour ses collaborateurs, pour ceux dont il n’avait pu qu’apprécier si souvent les services, le Kaw-djer les réunit à la résidence, et, d’une voix grave, mais ferme, dans laquelle on retrouvait toute l’énergie d’autrefois :

« À l’œuvre ! » dit-il.

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