IV Mystérieuse existence

La Terre de Feu est la partie la plus considérable du domaine magellanique. Au nord et à l’ouest, elle a pour limite un littoral, très déchiqueté, avec la saillie des caps Orange, Catherine, Nombre, San Diego, avec les baies Saint-Sébastien, Aguirre, depuis le promontoire d’Espiritu-Santo jusqu’au Magdanela Sound. Après avoir projeté vers l’ouest cette presqu’île toute effilochée que domine le mont Sarmiento, elle se prolonge au sud-est par la pointe de San Diego – sorte de sphinx accroupi, dont la queue trempe dans les eaux du détroit de Le Maire.

C’est le long de sa côte méridionale que se développe le canal du Beagle, bordé sur sa rive opposée par les îles Gordon, Hoste, Navarin et Picton. Plus au sud, s’éparpille le capricieux archipel du cap Horn.

Le canal que venait de descendre vers l’est la chaloupe qui ramenait au campement de Wallah le corps de l’Indien était précisément ce canal du Beagle. Après avoir pris congé des familles fuégiennes établies sur cette partie du littoral, le Kaw-djer et son compagnon se dirigèrent vers l’une des îles situées à l’entrée du détroit. Là, résidait sans doute ce mystérieux personnage, en quelque retraite solitaire, presque en dehors du monde habité.

Dans tous les cas, semblait-il, le Kaw-djer ne devait avoir de rapport qu’avec ces indigènes de la Terre de Feu, ces Pêcherais, ainsi nommés parce qu’ils font de la pêche leur principal métier. En effet, jamais on ne le voyait s’aventurer sur cette portion du continent américain que couvrent les territoires de la Patagonie, ni plus au nord dans les possessions de la République argentine, ni plus à l’ouest dans les provinces de la République chilienne. Peut-être même, la Wel-Kiej ne naviguait-elle pas entre les rives du détroit de Magellan et n’avait-elle jamais relâché en un point quelconque de la presqu’île de Brunswick.

À cette époque, d’ailleurs, si l’Argentine, d’un côté, le Chili de l’autre, émettaient des prétentions sur la Patagonie, et si le départ entre les deux Républiques n’était pas encore établi, ces prétentions restaient à la limite du détroit, et toute la Magellanie pouvait être considérée comme un domaine indépendant, où vivaient, errantes ou sédentaires, les diverses tribus des Indiens Yacanas. C’était une terre libre entre toutes, qu’aucune puissance n’avait encore accaparée, pas même l’Angleterre, sa voisine des îles Falkland, territoire en grande partie désert, et dont les indigènes n’auraient pas même pu revendiquer la propriété.

Était-ce donc la raison déterminante dont s’était inspiré cet étranger pour s’expatrier en cette contrée lointaine ? Quel motif – et combien grave, c’est probable, – l’avait obligé à quitter son pays d’origine, volontairement ou involontairement ? Dans tous les cas, pas un seul de ces êtres à peine civilisés auxquels sa société semblait maintenant réduite, ces Fuégiens dont il partageait l’existence, n’eût songé à le lui demander. D’ailleurs, il est probable que la demande fût restée sans réponse.

Cinq ou six ans auparavant, celui que les Indiens devaient plus tard appeler le Kaw-djer, fut pour la première fois rencontré sur le littoral de la Terre de Feu. Comment s’y était-il transporté ?… Sans doute à bord de l’un de ces bâtiments anglais qui font le cabotage entre les Falkland et les îles de la Magellanie. Des unes aux autres fonctionnent des services maritimes fréquents, sinon réguliers, voiliers ou steamers, qui commercent avec les étrangers sur divers points de ce vaste archipel. Au surplus, ce commerce n’est pas limité au domaine magellanique. Il s’étend au-delà sur l’océan Pacifique, à toutes les grandes îles Hanovre, Wellington, Chiloé, à l’archipel des Chonos, voisins de la République chilienne, où se sont fondées des colonies anglaises, françaises, allemandes. Et, en outre, avec les Fuégiens, il se fait un important trafic d’échange contre les pelleteries de guanaques, de vigognes, de nandous, de loups marins. Enfin, la pêche de la baleine, qu’elle s’effectue soit sur les parages magellaniques, soit sur les latitudes de la mer polaire, attire un certain nombre de navires, habitués aux détours de ce labyrinthe maritime.

Assurément, l’arrivée de cet étranger pouvait s’expliquer de la sorte, mais, on le répète, elle ne devait pas remonter à plus de cinq ou six ans, époque à laquelle il avait commencé sa vie errante à travers les tribus yacanas et autres d’origine fuégienne.

Quant à l’autre question, quel était cet homme ?… De quelle nationalité relevait-il ?… Se rattachait-il par sa naissance à l’Ancien ou au Nouveau Monde ?… Ce point d’interrogation se dressait toujours devant sa personne.

On ignorait tout de lui, non seulement sa situation, son origine, mais jusqu’à son nom. D’ailleurs, sur ces territoires libres, sur lesquels ne s’exerçait aucune autorité, cette Magellanie indépendante, qui eût pu le questionner à ce sujet ? Il n’était pas là dans un de ces États de l’Amérique ou de l’Europe, où la police s’inquiète du passé des gens, et où il est impossible de demeurer longtemps inconnu… Ici, ni dans la grande île fuégienne, ni dans les archipels voisins, ne se rencontrait le représentant d’une puissance quelconque, et le pouvoir administratif du gouverneur de Punta Arenas ne s’étendait pas encore au-delà du détroit de Magellan. Donc, en ce qui concernait cet étranger, personne n’eût pu l’obliger à établir son identité. Et ils sont rares, en attendant qu’ils aient totalement disparu, les pays dans lesquels on puisse vivre en dehors de toutes coutumes, de toutes lois, dans la plus complète indépendance, sans être gêné par aucun lien social.

Pendant les deux premières années depuis son arrivée à la Terre de Feu, le Kaw-djer ne chercha point à se fixer sur un point plutôt que sur un autre. C’était seulement avec les indigènes qu’il se mettait en relations constantes, et jamais même il ne s’approchait des factoreries exploitées çà et là par des colons, de quelque nationalité qu’ils fussent. Il allait de tribu en tribu, de campement en campement, partout bien accueilli parce qu’on le savait serviable et bon. Il vivait de la vie de ces indigènes, des produits de sa chasse et de sa pêche, tantôt parmi les familles du littoral, tantôt chez les peuplades de l’intérieur, partageant leur ajoupa, leur wigwam, ou leur tente. Vigoureux, d’une santé de fer, doué d’une extraordinaire endurance, il aurait pu accomplir de grandes choses, étant de la race des Livingstone, des Stanley, des Nansen, s’il eût été pris de la passion des découvertes. Mais alors, il lui eût fallu un autre théâtre que ce domaine magellanique, dont la reconnaissance n’était plus à faire depuis les travaux de Fitz-Roy et de King.

Que le Kaw-djer fût un homme instruit, aucun doute à cet égard, et principalement dans les sciences expérimentales. Il avait dû faire des études très complètes en médecine, et, chez lui, le docteur se doublait d’un naturaliste très entendu à la classification comme à la vertu des plantes. Il parlait aussi plusieurs langues, et s’il avait eu des rapports avec les commerçants anglais, français, allemands, norvégiens, espagnols, pas un qui n’aurait pu le prendre pour un compatriote. Du reste, après quelques demandes qui, dans les premiers temps, lui furent posées relativement à sa nationalité, et qu’il éluda, il ne fut plus question de percer son incognito.

Il convient d’ajouter que cet énigmatique personnage n’avait pas tardé à apprendre le yaghon. Il parlait couramment cet idiome qui est le plus employé dans la Magellanie, et dont les missionnaires se sont servi pour traduire quelques passages de la Bible. D’ailleurs, il n’entrait jamais en relation avec les navires qui relâchaient sur quelque point du détroit de Magellan, du canal du Beagle, ou des autres sounds de l’archipel du cap Horn, que pour renouveler ses munitions et ses substances pharmaceutiques. Ces achats, il les payait tantôt en échanges, tantôt en monnaie espagnole ou anglaise dont il ne semblait pas être dépourvu. Très adroit, en outre, la chasse et la pêche eussent suffi à ses besoins, réduits au strict nécessaire.

Cependant, si c’était le dégoût de l’humanité, une irrésistible misanthropie qui l’avait poussé à fuir ses semblables pour se réfugier en cette contrée perdue, pourquoi cette bonté, cette générosité, ce dévouement qu’il témoignait aux indigènes de la Magellanie ? Tout ce que l’on pouvait déduire de sa physionomie grave et triste, c’est que l’existence lui avait réservé bien des déceptions, peut-être des rêves d’ambitions qui n’avaient pu être réalisés, peut-être celui de réformer un état social qu’il ne pouvait admettre… Et qui sait si cette misanthropie ne se doublait pas de haine contre l’humanité, à l’exception de ces pauvres Indiens de la terre fuégienne ?…

Pendant les premiers temps de son séjour, – dix-huit mois environ, – le Kaw-djer ne quitta point la grande île sur laquelle il avait débarqué. La confiance qu’il inspirait aux indigènes, son influence sur leurs tribus ne tarda pas à s’accroître. Des autres îles on venait le consulter, d’Hoste, de Navarin, de Wollaston. Ces diverses îles sont habitées par des Indiens un peu différents de la race des Yacanas, les Canoés ou Indiens à pirogues, qui, comme leurs congénères, vivent de chasse et de pêche. Ils se rendaient près du bienfaiteur, lorsque celui-ci se trouvait en quelque campement sur le littoral du canal du Beagle. Le Kaw-djer ne refusait à personne ni ses conseils ni ses soins. Souvent même, dans certaines circonstances graves, lorsque quelque épidémie s’abattait sur l’un ou l’autre des établissements où les indigènes s’aggloméraient autour des missionnaires, il s’empressait de combattre le fléau, tout en gardant une extrême réserve en ce qui le concernait. Bientôt, sa renommée se fut répandue dans toute cette contrée. Elle franchit le détroit de Magellan. On sut qu’un étranger, installé sur la Terre de Feu, avait reçu de ces Pêcherais reconnaissants ce titre de Kaw-djer. Mais, lorsqu’il lui fut demandé à plusieurs reprises de venir à Punta Arenas, c’est-à-dire d’entrer en rapport avec la bourgade chilienne, il répondit invariablement par un refus dont aucune instance ne put triompher. Il semblait qu’il ne voulût pas remettre le pied là où il ne sentirait plus le sol libre.

C’est alors, – après dix-huit mois, – que se produisit un incident dont les conséquences allaient changer le genre de vie de cet étranger dans une certaine mesure.

Si le Kaw-djer mettait cette obstination à ne point se transporter sur l’île de Brunswick, qui appartient au territoire de la Patagonie, les Patagons ne se faisaient pas faute d’envahir parfois le territoire fuégien. Leurs embarcations les transportaient en quelques heures sur la rive opposée du détroit de Magellan.

Et non seulement ils y venaient de leur personne, mais aussi avec un matériel de campement. Montés sur leurs chevaux, ils faisaient de longues excursions à l’intérieur, – ce qu’on appelle en Amérique de grands « raids » – d’une extrémité à l’autre de la Terre de Feu.

C’est ainsi que ces infatigables cavaliers se montraient, tantôt aux environs du cap Orange, à l’ouverture du second goulet, tantôt au cap Espiritu-Santo, à l’entrée même du détroit, après avoir parcouru la vaste région montagneuse qui forme le relief orographique septentrional de l’île. On les voyait également sur le littoral de l’Atlantique, allant de baie en baie, rançonnant les Fuégiens, les attaquant s’ils résistaient, les pillant ensuite, les dépouillant des produits de leur chasse et de leur pêche, volant les enfants qu’ils ramenaient dans les tribus patagones et qu’ils retenaient en esclavage jusqu’à leur âge d’adulte. Ils poussaient parfois une pointe jusqu’au cap San Diego, jusqu’à ce détroit de Le Maire sur lequel se dessinent les dernières lignes de la terre fuégienne. À plusieurs reprises, le Kaw-djer les avait rencontrés lorsqu’ils remontaient le canal du Beagle, se dirigeant vers cette presqu’île, étrangement sillonnée par les ramifications du mont Darwin et du mont Sarmiento. Mais il les évitait, il les fuyait, il prévenait les Indiens de se tenir sur leurs gardes lorsqu’il avait reconnu leurs traces aux approches de quelque campement, et jusqu’alors, il n’avait jamais pris contact avec ces farouches déprédateurs que le Chili et l’Argentine sont impuissants à contenir.

Entre les Patagons et les Fuégiens, il existe des différences ethniques assez sensibles, tant sous le rapport de la race que des mœurs, – les premiers étant infiniment plus redoutables que les seconds.

Les Patagons sont des Téhuelhets , les Fuégiens sont des Yacanas . Peut-être leur habitat d’origine à tous fût-il la Patagonie, c’est-à-dire cette étendue de territoire comprise entre le Chili, l’Argentine et l’Atlantique. Mais les forts eurent raison des faibles, et les Fuégiens, repoussés et chassés, durent quitter le continent et se réfugier dans les îles.

Les Patagons ont dû décroître dans l’opinion publique, – de taille s’entend, car il a fallu abandonner la légende de Sarmiento et autres navigateurs. Mesurant en moyenne un mètre soixante-treize, bien proportionnés, ils sont olivâtres de peau, noirs de cheveux, maintenus au front par un bandeau, qui pendent par derrière sur leurs épaules, et n’ont ni poils ni barbe. La figure est plus large aux mâchoires qu’aux tempes, les yeux s’allongent quelque peu suivant le type mongol, le nez est épaté, les yeux brillent au fond d’une orbite assez rétrécie.

S’il se rencontre encore quelques familles de Pêcherais sur le continent américain, de l’autre côté du détroit de Magellan, ce n’est qu’au littoral, et peut-être dans la partie occidentale, celle des forêts et des montagnes. Mais le centre, avec ses plaines à perte de vue, ses prairies interminables, est par excellence le territoire des Patagons. Intrépides et infatigables cavaliers, il leur faut de larges espaces à franchir avec leurs non moins infatigables montures, d’immenses pâturages pour la nourriture de leurs chevaux, des terrains de chasse où ils poursuivent le guanaque, la vigogne et l’autruche.

Il est encore, entre les deux races d’indiens, une différence qu’il convient de noter.

Alors que les Patagons forment des tribus compactes sous l’autorité d’un chef, tel ce superbe Kongre, ce cacique, cité par Dumont d’Urville, les Pêcherais sont à peu près dépourvus d’organisation sociale, et se réunissent plutôt par familles dans un même campement. Ils ne sont point chasseurs, mais pêcheurs. Ce n’est pas à dos de cheval qu’ils passent la plus grande partie de leur existence, mais à bord de leurs pirogues, à travers les multiples sinuosités de la Magellanie.

Les Fuégiens sont d’une taille un peu inférieure à celle des Patagons. On les reconnaît à leur grosse tête carrée, leur face à pommettes saillantes, leurs sourcils clairsemés, la dépression de leur crâne plus accentuée. En somme, on les tient pour des êtres assez misérables, dont la race n’est pas près de finir cependant, car le nombre des enfants est considérable, – autant, pourrait-on dire, que celui des chiens qui grouillent autour des campements.

Il est certain que, même à l’époque actuelle, comme à l’époque où l’Astrolabe et la Zélée accomplissaient leur voyage, les Pêcherais ont beaucoup à souffrir du voisinage des Patagons. Ceux-ci envahissent fréquemment la Terre de Feu, ainsi que cela a été dit, ils pourchassent ces malheureux Yacanas, qui ne peuvent se défendre, et enlèvent les jeunes enfants dont ils font des esclaves jusqu’à l’âge de dix-huit à vingt ans.

Or, ce fut précisément en novembre 1877, alors que ses pérégrinations l’avaient conduit sur la côte ouest de la Fuégie, le long du détroit de Magellan, que le Kaw-djer eut à intervenir dans une attaque contre les Pêcherais de la baie Useless.

Cette baie, limitée au nord par des marécages, forme une profonde découpure, à peu près en face de l’emplacement où Sarmiento avait établi sa colonie de Port Famine.

Un parti de Téhuelhets, après avoir débarqué avec ses canots sur la rive méridionale de la baie Useless, se jeta sur un campement de Yacanas, qui ne comptait qu’une vingtaine de familles. La supériorité numérique se trouvait du côté des assaillants, car ils étaient une centaine, en même temps plus robustes et mieux armés que les indigènes, incapables de résister à cette attaque.

Ils essayèrent de résister, cependant, et avec courage, grâce à la présence d’un Indien Canoé, qui venait d’arriver au campement avec sa pirogue.

Cet homme s’appelait Karroly, – l’Indien dont il a été question. Il faisait le métier de pratique, et pilotait les bâtiments de cabotage, qui s’aventuraient entre les rives du canal du Beagle et les îles de l’archipel du cap Horn.

C’était même à son retour de Punta Arenas, où il avait conduit un navire norvégien, entré par le Darwin Sound, qu’il venait de relâcher dans la baie Useless, avant de regagner le canal du Beagle.

Karroly organisa la résistance, et, aidé des Yacanas, tenta de repousser les agresseurs. Mais la partie était par trop inégale. Les Pêcherais ne pouvaient opposer une défense sérieuse. Le campement fut envahi, les tentes furent renversées, le sang coula. Rien ne put empêcher le pillage et la dispersion de ces familles, réduites à fuir vers l’intérieur de l’île.

Dans la pirogue de Karroly se trouvait son fils Halg, un garçon d’une dizaine d’années, qui l’aidait à son métier de pilote, et dont il ne se séparait jamais depuis la mort de sa mère, une Fuégienne, qu’il avait perdue quelques années auparavant.

Or, pendant la lutte, cet enfant, resté à bord de la pirogue, attendait que son père le rejoignît, afin de gagner le large, lorsque deux Patagons se précipitèrent de ce côté.

Le jeune garçon ne voulut pas repousser la pirogue de la grève, ce qui l’eût mis hors d’atteinte, mais ce qui eût aussi empêché son père d’y chercher refuge.

Un des Téhuelhets sauta dans l’embarcation, saisit l’enfant entre ses bras…

À ce moment, Karroly fuyait le campement au pouvoir des agresseurs. Il aperçut son fils que le Téhuelhet emportait à travers la grève. Il courut vers lui… Une flèche, tirée par l’autre Patagon, siffla à son oreille, sans le toucher…

À l’instant, retentit la détonation d’une arme à feu…

Le ravisseur, mortellement frappé, roula à terre, et le jeune garçon, délivré, revint vers son père.

Quant à l’autre Patagon, il prit la fuite du côté du campement…

Le coup de feu avait été tiré par un homme qui venait d’arriver sur le lieu du combat, et, cet homme, c’était le Kaw-djer.

Il n’y avait pas à s’attarder un instant. La pirogue fut vigoureusement halée par son amarre. Le Kaw-djer, Karroly et l’enfant sautèrent à bord, elle était déjà à une encablure du rivage lorsque les Patagons la couvrirent d’une nuée de flèches, dont l’une atteignit le jeune garçon.

Quant au campement, il fut entièrement détruit, et les Yacanas, dont plusieurs avaient succombé dans l’attaque, se dispersèrent à travers la campagne.

Telles sont les circonstances dans lesquelles le Kaw-djer et l’Indien Canoé furent mis en rapport. Ils se connaissaient déjà pour s’être rencontrés, lorsque le « bienfaiteur », pendant ses incessantes tournées à travers la Terre de Feu, se trouvait aux campements du littoral.

La blessure, reçue par l’enfant, présentait une certaine gravité. Aussi le Kaw-djer ne voulut-il point le quitter, tant que ses soins seraient nécessaires. Le père s’était jeté à ses genoux, répétant :

« Guéris-le… guéris-le !

– Je le guérirai » répondit le Kaw-djer, après s’être assuré que la blessure n’était pas mortelle.

Sa voile hissée, la pirogue, en longeant la rive méridionale, sortit de la baie Useless, favorisée par une brise du nord. Elle descendit le détroit, après avoir doublé le cap Valentyn à la pointe de l’île Dawson ; et, par le Clarence Sound, en contournant l’île de ce nom, et par le canal de Cockburn, elle gagna le canal du Beagle. Quarante-huit heures après, elle venait s’arrêter dans une petite crique bien abritée de l’île Neuve, située à l’entrée est du canal.

Alors, il n’y avait plus rien à craindre pour le jeune garçon. Sa blessure était en voie de se cicatriser. Karroly ne savait comment exprimer sa reconnaissance pour le Kaw-djer, qui lui avait deux fois sauvé son enfant.

Lorsque la pirogue eut été amarrée au fond de la crique, lorsque l’Indien eut débarqué, il pria le Kaw-djer de le suivre.

« Ma maison est là, lui dit-il. C’est là que je vis avec mon enfant… Désires-tu que je t’y conduise ?…

– Oui, Karroly.

– Si tu n’y veux rester que quelques jours, tu seras le bienvenu, puis ma pirogue te ramènera de l’autre côté du canal. Si tu veux y rester toujours, ma demeure sera la tienne, et je serai ton compagnon. Ici, tu seras chez toi…

– Peut-être, » répondit le Kaw-djer, profondément touché de l’affection que lui témoignait l’Indien.

À cette époque, l’enfant n’avait encore qu’une dizaine d’années. Il était fort pour son âge, très endurci au rude métier de son père. D’ordinaire, il l’accompagnait à bord des navires pendant ses pilotages. Mais, lorsque quelques années se furent écoulées, il lui arriva souvent de rester à l’île Neuve, et on a vu qu’il ne se trouvait pas avec son père lorsque le Kaw-djer et Karroly, ainsi que cela a été raconté au début de cette histoire, avaient ramené l’Indien blessé par le jaguar au campement de Wallah.

À partir de ce jour, le Kaw-djer ne quitta plus l’île Neuve, ni Karroly ni son enfant. Leur maison était devenue sa résidence habituelle. Tous trois vivaient d’une vie commune, à laquelle certaines améliorations furent apportées, et dans des conditions meilleures.

Entre autres, grâce aux ressources dont le Kaw-djer disposait, l’habitation de l’île Neuve devint plus confortable. Mais cette nouvelle existence ne détourna pas le « bienfaiteur » de son œuvre charitable. Ses visites aux tribus indigènes ne furent pas diminuées, et le plus souvent Karroly l’accompagnait, lorsqu’on venait le chercher.

Il faut savoir également que Karroly fut bientôt à même d’exercer son métier de pilote avec plus de profit et moins de dangers. À sa fragile pirogue s’était substituée cette solide chaloupe, la Wel-Kiej, achetée à la suite du naufrage d’un navire norvégien dans les passes de l’île Wollaston. Karroly, excellent marin, eut donc une embarcation qui lui permettait de longues traversées, et put étendre ses pilotages sur toute la partie est du détroit de Magellan.

Plusieurs années se passèrent ainsi, et il ne paraissait pas que cette existence du Kaw-djer, volontairement établie dans ces conditions d’indépendance sur une terre libre, pût jamais être inquiétée, lorsqu’un événement imprévu, improbable, vint en troubler le cours.

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