Chapitre I Dans lequel le juge de paix John Proth remplit un de ses plus agréables devoirs professionnels, avant de retourner à son jardin.

Il n’y a aucun motif pour cacher aux lecteurs que la ville dans laquelle se sont succédé les péripéties de cette histoire est située en Virginie, États-Unis d’Amérique. S’ils le veulent bien, nous l’appellerons Whaston, nous ajouterons qu’elle occupe dans le district oriental la rive droite du Potomac ; mais il nous paraît inutile de préciser davantage, en ce qui concerne cette cité, et il est inutile de la chercher même sur les meilleures cartes de l’Union.

Cette année-là, le 27 mars, dans la matinée, les habitants de Whaston, en traversant Exter-street, pouvaient s’étonner de voir un élégant cavalier remonter et redescendre la rue au petit pas de son cheval, puis, finalement, s’arrêter sur la place de la Constitution ; à peu près au centre de la ville.

Le cavalier ne devait pas avoir plus de trente ans. De sa personne se dégageait le type pur du Yankee, lequel n’est point exempt d’une originale distinction. Il était d’une taille au-dessus de la moyenne, de belle et robuste complexion, châtain de cheveux, brun de barbe, figure régulière, sans moustache. Un large ulster le recouvrait jusqu’aux jambes et s’arrondissait sur la croupe du cheval. Il maniait sa monture d’allure vive avec autant d’adresse que de fermeté. Tout dans son attitude indiquait l’homme d’action, l’homme résolu, et aussi l’homme de premier mouvement. Il ne devait jamais osciller entre le désir et la crainte, ce qui est la marque d’un caractère hésitant. En outre, un observateur eût constaté que son impatience naturelle ne se dissimulait qu’imparfaitement sous une apparence de froideur.

Ce jour-là, d’ailleurs, qu’était-il venu faire en cette ville où nul ne le connaissait, où nul ne se fût rappelé l’avoir jamais vu ?… Comptait-il y rester quelque temps ?… En tout cas, il ne semblait pas vouloir s’enquérir d’un hôtel. D’ailleurs, il n’aurait eu que l’embarras du choix. On peut citer Whaston sous ce rapport, et, en aucune autre ville des États-Unis, voyageur ne rencontrerait meilleur accueil, meilleur service, meilleure table, confort aussi complet, à des prix généralement modérés.

Cet étranger ne paraissait point en disposition de séjourner à Whaston. Les plus engageants sourires des hôteliers n’auraient sans doute aucune prise sur lui. Et ces propos de s’échanger entre les patrons et les gens de service qui se tenaient aux portes depuis que le cavalier avait paru sur la place de la Constitution : « Par où est-il venu ?…

– Par Exter-street…

– Et d’où venait-il ?…

– Il est entré, à ce qu’on dit, par le faubourg de Wilcox…

– Voilà bien une demi-heure que son cheval fait le tour de la place…

– Est-ce qu’il attend quelqu’un ?…

– C’est probable, et même avec une certaine impatience…

– Il ne cesse de regarder du côté d’Exter-street…

– C’est par là qu’on arrivera probablement…

– Et qui sera cet « on » ?… Il ou elle ?…

– Il a, ma foi, bonne tournure…

– Un rendez-vous alors ?…

– Oui… un rendez-vous, mais non dans le sens où vous l’entendez…

– Et pourquoi ?…

– Parce que voilà trois ou quatre fois que cet étranger s’arrête devant la porte de M. John Proth…

– Et comme M. John Proth est le juge de paix de Whaston…

– C’est que ce personnage est appelé devant lui pour quelque affaire…

– Et que son adversaire est en retard…

– Bon ! le juge Proth les aura conciliés et réconciliés en un tour de main…

– C’est un habile homme…

– Et un brave homme aussi. »

Il était possible que ce fût là le vrai motif de la présence de ce cavalier à Whaston. En effet, à plusieurs reprises, il avait fait halte devant la maison de M. John Proth, sans mettre pied à terre. Il en regardait la porte, il en regardait les fenêtres, il en regardait le frontispice sur lequel se lisaient ces trois mots : Justice de Paix… Puis, il restait immobile, comme s’il attendait que quelqu’un parût sur le seuil. Et ce fut là qu’une dernière fois, les gens d’hôtel le virent arrêter son cheval qui, lui aussi, piaffait d’impatience.

Or, voici que la porte s’ouvrit toute grande, et un homme se montra sur le palier du petit perron qui descendait au trottoir.

À peine l’étranger eut-il aperçu cet homme qu’il souleva son chapeau et dit :

« Monsieur John Proth, je suppose ?…

– Moi-même, répondit le juge de paix qui rendit le salut.

– Une simple question qui n’exigera qu’un oui ou un non de votre part…

– Faites, monsieur…

– Une personne serait-elle déjà venue, ce matin, vous demander Seth Stanfort ?…

– Pas que je sache…

– Merci. »

Et, ce mot prononcé, son chapeau soulevé une seconde fois, le cavalier rendit la main, et se dirigea au petit trot vers Exter-street.

Maintenant, – ce fut l’avis général, – il n’y avait plus à mettre en doute que cet inconnu eût affaire à M. John Proth. À la manière dont il venait de poser sa question, il était ce Seth Stanfort et se trouvait le premier à un rendez-vous convenu. Et, comme il y avait peut-être lieu de croire que l’heure dudit rendez-vous était passée, ne venait-il pas de quitter la ville pour n’y plus revenir ?…

On ne s’étonnera pas, puisque nous sommes en Amérique, chez le peuple le plus parieur qui soit en ce bas monde, si des paris s’établirent relativement au retour prochain ou au départ définitif de l’étranger. Quelques enjeux d’un demi-dollar ou même de cinq ou six cents entre le personnel des hôtels et les curieux arrêtés sur la place, pas plus, mais enfin enjeux qui seraient bel et bien payés par les perdants et encaissés par les gagnants, tous gens des plus honorables.

En ce qui concerne le juge John Proth, il s’était borné à suivre des yeux le cavalier qui remontait vers le faubourg de Wilcox. C’était un philosophe, un sage, ce magistrat, et qui ne comptait pas moins de cinquante ans de sagesse et de philosophie, bien qu’il ne fût âgé que d’un demi-siècle, – une façon de dire qu’en venant au monde, il devait être déjà philosophe et sage. Ajoutez à cela que, en sa qualité de célibataire, son existence ne fut jamais troublée par aucun souci. Il était né à Whaston, il n’avait que peu ou pas quitté Whaston, même en sa prime jeunesse. Whaston le savait dépourvu de toute ambition, et il était aussi considéré qu’aimé de ses justiciables. Un sens droit le guidait. Il se montrait toujours indulgent aux faiblesses et parfois aux fautes d’autrui. Arranger les affaires qui venaient devant lui, renvoyer amis les ennemis qui se présentaient à son modeste tribunal, adoucir des angles, huiler des rouages, faciliter les contacts inhérents à un ordre social, si perfectionné qu’il puisse être, c’est ainsi qu’il considérait la mission de juge de paix, et nul magistrat n’était plus que lui digne de ce nom, à proprement parler, le plus beau de tous. John Proth jouissait d’une certaine aisance.

S’il remplissait ces fonctions, c’était par goût, par instinct, et il ne songeait point à monter à de plus hautes juridictions. Il aimait la tranquillité pour lui comme pour les autres. Il considérait les hommes comme des voisins d’existence que rien ne doit jamais troubler. Il se levait tôt et se couchait tôt. Il lisait quelques auteurs favoris de l’Ancien et du Nouveau Monde. Il se contentait d’un bon et honnête journal de la ville, le Whaston Nouvellist , où les annonces tenaient plus de place que la politique. Chaque jour, une promenade d’une heure ou deux aux environs, et pendant lesquelles les chapeaux s’usaient à le saluer, ce qui l’obligeait pour son compte à renouveler le sien tous les trois mois. En dehors de ces promenades, sauf le temps consacré à l’exercice de sa profession, il vivait dans sa demeure paisible et confortable, il cultivait les fleurs de son jardin qui reconnaissaient ses bons soins en le charmant par leurs fraîches couleurs, en lui prodiguant leurs plus suaves parfums.

Ce portrait établi en quelques lignes, le caractère de M. John Proth étant placé dans son vrai cadre, on comprendra que ledit juge ne se fût pas autrement préoccupé de la question qui venait de lui être posée par l’étranger. Peut-être, si celui-ci, au lieu de s’adresser au maître de la maison, eut interrogé sa vieille servante Kate, Kate eût voulu en savoir davantage. Elle aurait insisté sur ce Seth Stanfort, demandé ce qu’il faudrait dire, en cas qu’il vînt un cavalier – ou une cavalière – s’enquérir de sa personne. Et même il n’aurait pas déplu à la digne Kate d’apprendre si l’étranger devait ou non, soit dans la matinée, soit dans l’après-midi, revenir à la justice de paix…

M. John Proth ne se fut point pardonné ces curiosités, ces indiscrétions, tout au plus excusables chez la servante, d’abord parce qu’elle était vieille et surtout parce qu’elle appartenait au sexe féminin. Non, M. John Proth ne s’aperçut même pas que l’arrivée, la présence, puis le départ de l’étranger produisait une certaine émotion chez les habitants de la place, et, après avoir refermé la porte de la cour, il vint donner à boire aux roses, aux iris, aux géraniums, aux résédas de son parterre. Les curieux ne l’imitèrent point et restèrent en observation.

Cependant, le cavalier s’était avancé jusqu’à l’extrémité d’Exter-street, qui dominait le côté ouest de la ville. Arrivé au faubourg de Wilcox, que cette rue met en communication avec le centre de Whaston, il arrêta son cheval, mais n’en descendit pas plus qu’il ne l’avait fait sur la place de la Constitution. De ce point, son regard pouvait s’étendre à un bon mille aux environs, suivre la route sinueuse qui descend pendant trois milles jusqu’à la bourgade de Steel, située au-delà du Potomac, et dont les clochers se profilaient à l’horizon. En vain ses yeux parcoururent-ils cette route. Ils n’y découvrirent sans doute pas ce qu’ils cherchaient. De là, vifs mouvements d’impatience qui se transmirent au cheval, dont les piaffements durent être réprimés par son maître.

Dix minutes s’écoulèrent, et le cavalier, reprenant au petit pas Exter-street, se dirigea pour la cinquième fois vers la place.

«Après tout, se répétait-il, non sans avoir consulté sa montre, il n’y a pas encore de retard… Ce n’est que pour dix heures sept, et il est à peine neuf heures et demie… La distance qui sépare Whaston de Steel, d’où elle doit venir, est égale à celle qui sépare Whaston de Brial, d’où je suis venu, et peut être franchie en moins de vingt-cinq minutes… La route est belle, le temps est au sec, et je ne sache pas que le pont ait été emporté par une crue du fleuve… Il n’y aura donc ni empêchement ni obstacle… Dans ces conditions, si elle manque au rendez-vous, c’est qu’elle n’y aura point apporté toute la diligence que j’y ai mise moi-même… D’ailleurs, l’exactitude consiste à être là juste à l’heure, et non à faire trop tôt acte de présence… Et, en réalité, c’est moi qui suis inexact, puisque je l’aurai devancée plus qu’un homme méthodique ne l’aurait dû… Il est vrai, même à défaut de tout autre sentiment, la politesse me commandait d’arriver le premier au rendez-vous ! »

Ce monologue se poursuivit tout le temps que l’étranger mit à redescendre Exter-street, et il ne prit fin qu’au moment où les pas du cheval laissèrent leurs empreintes sur le macadam de la place.

Décidément, ceux qui parièrent pour le retour de l’étranger avaient gagné leur pari. Et, lorsque celui-ci passa le long des hôtels, ils lui firent bon visage, tandis que les perdants ne le saluèrent que par des haussements d’épaule.

Dix heures sonnèrent en ce moment à l’horloge municipale, et, son cheval arrêté, sa montre tirée de son gousset, l’étranger en compta les dix coups et put constater que montre et horloge marchaient en parfait accord.

Il ne s’en fallait plus que de sept minutes pour que l’heure du rendez-vous fût atteinte, et de huit pour qu’elle fût dépassée.

Seth Stanfort revint donc à l’entrée d’Exter-street et assurément ni sa monture ni lui ne pouvaient se tenir au repos.

Un certain nombre de passants animaient alors cette rue. De ceux qui la remontaient, Seth Stanfort ne se préoccupait en aucune façon. Toute son attention allait à ceux qui la descendaient, et son regard les saisissait dès qu’ils se montraient à son extrémité. Elle était assez longue pour qu’un piéton dût mettre une dizaine de minutes à la parcourir ; mais trois eussent suffi à une voiture marchant rapidement ou à un cheval au trot pour atteindre la place de la Constitution.

Or, ce n’était point aux piétons que notre cavalier avait affaire. Il ne les voyait même pas. Son plus intime ami eût passé près de lui qu’il ne l’aurait pas aperçu, s’il eût été à pied. La personne attendue ne pouvait arriver qu’à cheval ou en voiture.

Mais arriverait-elle au rendez-vous ?… Il ne s’en fallait plus que de trois minutes, juste le temps nécessaire pour descendre Exter-street !… et aucun véhicule ne tournait le dernier coin de la rue, ni motocycle ni bicyclette, non plus qu’une automobile qui, en faisant du quatre-vingts à l’heure, serait encore arrivée en avance au rendez-vous.

Seth Stanfort lança un dernier coup d’œil sur Exter-street. Ce fut comme un vif éclair qui jaillit de sa prunelle, et, en le croisant, on aurait pu l’entendre se dire avec le ton d’une inébranlable résolution :

« Si elle n’est point ici à dix heures sept, je ne l’épouserai pas. »

Or, comme une réponse à cette déclaration, le galop d’un cheval se fit entendre vers le haut de la rue. L’animal, une bête superbe, était monté par une jeune personne qui le maniait avec autant de grâce que de sûreté. Devant lui s’écartaient les passants, et il ne trouverait aucun obstacle jusqu’à la place.

Évidemment, Seth Stanfort reconnut celle qu’il attendait. Son visage redevint impassible. Il ne prononça pas une seule parole, il ne fit pas un geste. Après avoir retourné son cheval, il se rendit d’un pas tranquille devant la maison du juge de paix.

Cela fut bien pour intriguer de nouveau les curieux ; et, cette fois, ils se rapprochèrent, sans que l’étranger leur prêtât la moindre attention.

Quelques instants plus tard, la cavalière débouchait sur la place, et, son cheval, blanc d’écume, s’arrêtait à quelques pas de la porte.

L’étranger se découvrit, et dit :

« Je salue miss Arcadia Walker…

– Et moi, Seth Stanfort », répondit Arcadia Walker, en s’inclinant d’un mouvement gracieux.

Et, l’on peut nous en croire, les regards ne perdaient pas de vue ce couple absolument inconnu des habitants de Whaston. Et ils disaient entre eux :

« S’ils sont venus pour un procès devant le juge Proth, il est à désirer que ce procès s’arrange au profit de tous deux !…

– Il s’arrangera, ou M. Proth ne serait pas l’habile homme qu’il est !…

– Et si ni l’un ni l’autre ne sont mariés, le mieux serait que cela finît par un mariage ! » Ainsi allaient les langues, ainsi s’échangeaient les propos. Mais ni Seth Stanfort ni miss Arcadia Walker ne semblaient se préoccuper de l’attention plutôt gênante dont ils étaient l’objet.

En ce moment, Seth Stanfort se préparait à descendre de cheval pour frapper à la porte de la Justice de Paix, lorsque cette porte s’ouvrit.

M. John Proth apparut de nouveau, et la vieille servante Kate, cette fois, se montra derrière lui.

Ils avaient entendu quelque bruit, un piétinement de chevaux devant la maison, et celui-ci quittant son jardin, celle-là quittant sa cuisine, voulurent savoir ce qui se passait.

Seth Stanfort resta donc en selle, et s’adressant au magistrat :

« Monsieur le juge de paix ?… demanda-t-il.

– C’est moi, monsieur…

– Je suis Seth Stanfort de Boston, Massachusetts…

– Très heureux de faire votre connaissance, monsieur Seth Stanfort…

– Et voici miss Arcadia Walker de Trenton, New-Jersey…

– Très honoré de me trouver en présence de miss Arcadia Walker. »

Et M. Proth, après avoir observé l’étranger, reporta toute son attention sur l’étrangère.

Miss Arcadia Walker était une charmante personne. Son âge, vingt-quatre ans. Ses yeux, d’un bleu pâle. Ses cheveux d’un châtain foncé. Son teint, d’une fraîcheur que le hâle du grand air altérait à peine. Ses dents, d’une blancheur et d’une régularité parfaites. Sa taille, un peu supérieure à la moyenne. Sa tournure ravissante. Sa démarche, d’une rare élégance, souple et flexible. Sous l’amazone qui la revêtait, elle se prêtait gracieusement aux mouvements de son cheval qui piaffait à l’exemple de celui de M. Seth Stanfort. Les rênes glissaient entre ses mains finement gantées, et un connaisseur eût deviné en elle une habile écuyère. Toute sa personne était empreinte d’une extrême distinction avec cet on ne sait quoi de particulier à la haute classe de l’Union, ce que l’on pourrait appeler l’aristocratie américaine, si ce mot ne jurait pas avec les instincts démocratiques des natifs du Nouveau-Monde.

Miss Arcadia Walker, originaire du New-Jersey, n’ayant plus que des parents éloignés, libre de ses actions, indépendante par sa fortune, douée de l’esprit aventureux des jeunes Américaines, menait une existence conforme à ses goûts, voyageant depuis plusieurs années déjà, ayant visité les principales contrées de l’Europe, au courant de ce qui se faisait et se disait à Paris, comme à Londres, à Berlin, à Vienne ou à Rome. Et ce qu’elle avait entendu et vu au cours de ses incessantes pérégrinations, elle pouvait en parler avec des Français, des Anglais, des Allemands, des Italiens dans leur propre langue. C’était une personne instruite, dont l’éducation, dirigée par un tuteur disparu de ce monde, avait été particulièrement soignée. La pratique des affaires ne lui manquait même pas, et, sa fortune, elle l’administrait avec une remarquable entente de ses intérêts.

Ce qui vient d’être dit de miss Arcadia Walker se fut appliqué symétriquement – c’est le mot juste – à M. Seth Stanfort. Libre aussi, riche aussi, aimant aussi les voyages, ayant couru le monde entier, il ne résidait guère à Boston, sa ville natale. L’hiver, il était l’hôte de l’Ancien Continent, l’hôte des grandes capitales où il avait déjà rencontré son aventureuse compatriote. L’été, il revenait à son pays d’origine vers les plages où se réunissaient les familles d’opulents Yankees. Là, miss Arcadia Walker et lui s’étaient encore retrouvés. Les mêmes instincts avaient rapproché ces deux êtres, jeunes et vaillants, que les curieux et surtout les curieuses de la place disaient si bien faits l’un pour l’autre, tous les deux avides de voyages, tous les deux ayant hâte de se transporter là où quelque incident de la vie politique ou militaire excitait l’attention publique… On ne saurait donc s’étonner de ce que M. Seth Stanfort et miss Arcadia Walker en fussent peu à peu venus à l’idée d’unir leurs existences, ce qui ne changerait rien à leurs habitudes. Ce ne seraient plus deux bâtiments qui marcheraient de conserve, mais un seul, et, on peut le croire, supérieurement construit, gréé, aménagé pour courir toutes les mers du globe.

Non ! ce n’était point une affaire en discussion, le règlement d’un procès qui amenait Seth Stanfort et miss Arcadia Walker devant le juge de paix de cette ville. Non ! après avoir rempli toutes les formalités légales devant les autorités compétentes du Massachusetts et du New-Jersey, ils s’étaient donné rendez-vous à Whaston, ce jour même, (27 mars), cette heure même dix heures sept, pour y accomplir cet acte, qui, au dire des connaisseurs, est le plus important de la vie humaine.

La présentation de M. Seth Stanfort et de miss Arcadia Walker au juge de paix ayant été faite, ainsi qu’il vient d’être rapporté, M. Proth n’eut plus qu’à demander au voyageur et à la voyageuse pour quel motif ils comparaissaient devant lui. « Seth Stanfort désire devenir le mari de miss Arcadia Walker, répondit l’un.

– Et miss Arcadia Walker désire devenir la femme de Seth Stanfort, » ajouta l’autre. Le magistrat s’inclina devant les deux fiancés en disant :

« Je suis entièrement à votre disposition, monsieur Stanfort, et à la vôtre, miss Arcadia Walker. »

Et tous deux s’inclinèrent à leur tour.

« Et quand vous conviendra-t-il qu’il soit procédé à ce mariage ? repris M. John Proth.

– Immédiatement… si vous êtes libre, déclara Seth Stanfort.

– Car nous quitterons Whaston dès que je serai mistress Stanfort », dit miss Arcadia Walker.

L’attitude de M. Proth indiqua combien il regretterait, et toute la ville avec lui, de ne pouvoir garder plus longtemps dans leurs murs ce couple charmant qui les honorait en ce moment de sa présence.

Puis il ajouta :

« Je suis entièrement à vos ordres. »

Et il recula de quelques pas afin de dégager la porte.

Mais M. Seth Stanfort de dire alors :

« Est-il bien nécessaire que miss Arcadia Walker et moi, nous descendions de…

– Aucunement, déclara M. Proth, et on peut aussi bien se marier à cheval qu’à pied. »

Il eût été difficile de rencontrer un magistrat plus accommodant, même en cet original pays d’Amérique !

« Une seule question, reprit M. Proth, toutes les formalités imposées par la loi sont-elles remplies ?…

– Elles le sont », répondit Stanfort.

Et il tendit au juge un double permis en bonne et due forme qui avait été rédigé par les greffes de Boston et de Trenton, après acquittement des droits de licence.

M. Proth prit les papiers, il affourcha sur son nez ses lunettes à monture d’or, il lut attentivement ces pièces, régulièrement légalisées et revêtues du timbre officiel, et dit :

« Ces papiers sont en règle, et je suis prêt à vous délivrer le certificat de mariage.»

Qu’on ne soit pas surpris si les curieux dont le nombre s’était accru se pressaient autour du couple, comme autant de témoins d’une union célébrée dans des conditions qui paraîtraient un peu extraordinaires en tout autre pays. Mais cela n’était ni pour gêner les deux fiancés ni pour leur déplaire.

M. Proth revint alors sur le seuil, et d’une voix qui fut entendue de tous, il dit :

« M. Seth Stanfort, vous consentez à prendre pour femme miss Arcadia Walker ?…

– Oui.

– Miss Arcadia Walker, vous consentez à prendre pour mari M. Stanfort ?…

– Oui. »

Le magistrat se recueillit pendant quelques secondes, et sérieux comme un photographe qui va prononcer le sacramentel : ne bougeons plus !… il reprit en ces termes :

« M. Seth Stanfort de Boston et miss Arcadia Walker de Trenton, je vous déclare unis par la loi ! »

Les deux époux se rapprochèrent alors et se prirent la main comme pour sceller l’acte de mariage qu’ils venaient d’accomplir.

Puis, Seth Stanfort, tirant de son portefeuille un billet de cinq cents dollars, le présenta en disant : « Pour honoraires », tandis que mistress Stanfort en présentait un second, disant :

« Pour les pauvres ».

Puis, tous deux, après s’être inclinés devant le juge qui les salua respectueusement, rendirent les rênes, et les deux chevaux s’élancèrent rapidement dans la direction du faubourg de Wilcox.

Et M. John Proth de se dire en philosophe qu’il était :

« J’admire vraiment combien il est facile de se marier en Amérique… presque autant que de divorcer ! »

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