Chapitre VII Dans lequel on verra Mrs Hudelson très chagrine de l’attitude du docteur vis-à-vis M. Dean Forsyth et on entendra la bonne Mitz rabrouer son maître d’une belle manière.

À ces plaisanteries du Whaston Punch, que répondirent M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson ? Rien, et peut-être même ne lurent-ils pas l’article de l’irrespectueux journal. Ne valait-il pas mieux, d’ailleurs, ne point le prendre au sérieux ? Mais enfin, ces moqueries, plus ou moins spirituelles, sont peu agréables pour les personnes qu’elles visent. Si, dans l’espèce, ces personnes n’en eurent point connaissance, leurs parents, leurs amis, ne purent les ignorer, et cela ne laissa point de leur causer quelque ennui. La bonne Mitz était furieuse. Accuser son maître d’avoir attiré ce bolide qui menaçait la sécurité publique !… À l’entendre, M. Dean Forsyth devrait poursuivre l’auteur de l’article, et le juge de paix, M. John Proth, saurait bien le condamner à de gros dommages-intérêts ; sans parler de la prison qu’il méritait pour ses calomnieuses déclarations. Il ne fallut rien moins que l’intervention de Francis Gordon pour calmer la vieille servante. Quant à cette petite Loo, elle prit la chose par le bon côté, et il fallait l’entendre répéter en riant aux éclats :

« Ah oui !… le journal a raison !… Pourquoi M. Forsyth et papa se sont-ils avisés de découvrir ce maudit caillou dans l’espace ?… Sans eux, il serait passé inaperçu comme tant d’autres qui ne nous ont point fait de mal ! »

Et ce mal, ou plutôt ce malheur, auquel pensait la fillette, c’était la rivalité qui allait exister entre l’oncle de Francis et le père de Jenny. C’étaient les conséquences de cette rivalité, à la veille d’une union qui devait resserrer plus étroitement encore les liens entre les deux familles.

En effet, elles ne se préoccupaient, ne s’inquiétaient guère, on peut l’affirmer, de la chute si peu probable du bolide sur Whaston. Cette ville n’était pas plus menacée que celles qui se trouvaient situées sous la trajectoire décrite par le météore dans son mouvement de translation autour du globe terrestre. Qu’il dût tomber quelque jour, possible après tout mais non pas certain, et pourquoi ne conserverait-il pas à jamais cette situation de satellite soumis comme une autre lune à la gravitation terrestre ? Non Les Whastoniens n’avaient qu’à rire des plaisantes prédictions du Punch et ils en riaient, n’ayant pas comme les familles Forsyth et Hudelson de sérieuses raisons pour s’en chagriner.

Ce qui devait arriver, arriva. Tant que M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson n’avaient eu que des soupçons l’un à l’égard de l’autre, tant qu’il n’était pas constaté qu’ils avaient suivi la même piste, aucun éclat ne s’était produit. Que leurs rapports se fussent un peu refroidis, soit ! Qu’ils eussent même évité de se rencontrer, soit encore ! Mais, à présent, depuis la publication des lettres des deux observatoires, il était publiquement établi que la découverte du même météore appartenait aux deux observateurs de Whaston. Qu’allaient-ils faire ?… Chacun d’eux revendiquerait-il par la voie des journaux, et, qui sait, devant la justice compétente, la priorité de cette découverte ?… Y aurait-il des débats retentissants à ce sujet et ne devait-on pas craindre que le Punch, dans ses fantaisistes articles, et avec le sans-gêne d’un journal plaisantin, ne vînt à pousser les deux rivaux à surexciter leur amour-propre, à jeter de l’huile sur ce feu, et mieux que de l’huile, du pétrole, puisque cela se passe en Amérique et que les sources de ce liquide minéral y sont inépuisables ?… Et, sans doute, la caricature ne tarderait pas à se joindre aux racontars des reporters et la situation deviendrait de plus en plus tendue entre le donjon de Morris-street et la tour d’Elizabeth-street.

Aussi ne s’étonnera-t-on pas si M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson ne faisaient jamais la moindre allusion au mariage dont la date approchait trop lentement, qu’on en soit assuré, au gré de Francis et de Jenny. C’était comme s’il n’en eût jamais été question. Lorsqu’on en parlait devant l’un ou devant l’autre, ils avaient toujours oublié quelque circonstance qui les rappelait à l’instant dans leur observatoire. C’était là, d’ailleurs, qu’ils passaient leurs journées, plus préoccupés, plus absorbés encore. Étaient-ils même au courant de l’indiscret et déplorable bavardage du journal satirique, il y avait lieu d’en douter. Comment les bruits du dehors auraient-ils atteint les hauteurs de la tour et du donjon ?… Francis Gordon, Mrs Hudelson s’ingéniaient à ne point les laisser arriver jusque-là, par crainte d’empirer les choses, et les deux rivaux avaient bien autre souci que de lire les journaux de la localité.

En effet, si le météore avait été revu par les astronomes des observatoires de l’Ohio et de la Pennsylvanie, c’est en vain que M. Dean Forsyth et Stanley Hudelson cherchaient à le retrouver sur sa trajectoire. S’était-il donc éloigné, et à une distance trop considérable pour la portée de leurs instruments ?… Hypothèse plausible après tout. Mais ils ne se départissaient pas d’une surveillance incessante, de jour, de nuit, profitant de toutes les éclaircies du ciel. Pour peu que cela continuât, ils finiraient par tomber malades !… Et si l’un allait le revoir avant l’autre, quel parti ne tirerait-il pas de cette circonstance, toute fortuite, cependant !…

Quant à calculer les éléments de ce nouvel astéroïde, la position exacte de son orbite, sa nature, sa forme, la distance à laquelle il se mouvait, la durée de sa révolution, cela dépassait évidemment les connaissances de M. Dean Forsyth et du docteur Hudelson. Aux savants spéciaux appartenait de déterminer ces éléments, et, d’ailleurs, le capricieux météore ne reparaissait pas sur l’horizon de Whaston, ou, du moins, ses deux observateurs ne parvenaient pas à le saisir au bout de leurs impuissantes lunettes ! De là, une constante et désagréable mauvaise humeur. On ne pouvait les approcher. M. Dean Forsyth, vingt fois par jour, se mettait en colère contre Omicron qui lui répondait sur le même ton. Quant au docteur, il en était réduit à passer sa colère sur lui-même, et il ne s’en faisait pas faute.

Dans ces conditions, qui se fût avisé de leur parler de contrat de mariage et de cérémonie nuptiale !

Cependant, une semaine venait de s’écouler depuis la publication de la note envoyée aux journaux par les Observatoires de Pittsburg et de Cincinnati. On était au 18 mai. Encore treize jours, et la grande date serait arrivée, bien que Loo prétendit qu’elle n’arriverait jamais et qu’elle n’existait pas dans le calendrier. Non ! à l’entendre, il n’y aurait pas de 31 mai cette année-là. Elle disait cela, la fillette, pour rire et elle riait pour dissiper l’inquiétude qui régnait dans les deux maisons.

Cependant, il importait de rappeler à l’oncle de Francis Gordon et au père de Jenny Hudelson ce mariage dont ils ne parlaient pas plus que s’il n’eût jamais dû se faire. À la moindre allusion qu’on leur en faisait, ils détournaient brusquement la conversation et quittaient la place. La question fut donc agitée de les mettre au pied du mur, pendant une des visites que Francis faisait chaque jour à la maison de Morris-street. Mais, Mrs Hudelson pensa que mieux valait ne rien faire vis-à-vis de son mari. Il n’avait point à s’occuper des préparatifs de la noce… pas plus qu’il ne s’occupait de son propre ménage. Non… au jour venu, Mrs Hudelson lui dirait :

« Voilà ton habit, voilà ton chapeau, voilà tes gants… Il est l’heure de se rendre à Saint-Andrew pour la cérémonie… Offre-moi ton bras et viens… »

Assurément, il irait, même sans s’en rendre compte, et, à ce moment-là, pourvu que le météore ne vînt pas à passer devant l’objectif de son télescope !

Mais si l’avis de Mrs Hudelson prévalut dans la maison de Morris-street, celui de Francis Gordon ne prévalut pas dans la maison d’Elizabeth-street. Si le docteur ne fut point mis en demeure de s’expliquer sur son attitude vis-à-vis de M. Dean Forsyth, celui-ci se vit rudement pressé à ce sujet par sa vieille servante. Mitz ne voulut rien écouter. Elle était furieuse contre son maître. Elle sentait que la situation devenait de plus en plus grave et que le moindre incident risquait de provoquer une rupture entre les familles. Et quelles en seraient les conséquences ? Le mariage retardé, rompu peut-être, le désespoir des deux fiancés, de son cher Francis auquel M. Forsyth imposerait de renoncer à la main de Jenny. Et que pourrait faire le pauvre jeune homme, après un éclat public qui aurait rendu toute réconciliation impossible ?…

Aussi dans l’après-midi du 19 mai, se trouvant seule avec M. Dean Forsyth dans la salle à manger, elle l’arrêta au moment où il allait reprendre l’escalier de la tour.

On le sait, M, Forsyth redoutait de s’expliquer avec Mitz. Il ne l’ignorait point, ces explications ne tournaient généralement point à son avantage. Il se voyait obligé de battre en retraite, et, à son avis, du moment qu’on est assuré d’être vaincu dans une rencontre, il est plus sage de ne point s’exposer.

En cette occasion, après avoir regardé en dessous le visage de Mitz, lequel lui fit l’effet d’une bombe dont la mèche brûle et qui ne tardera pas à éclater, M. Dean Forsyth, désireux de se mettre à l’abri des éclats, se dirigea vers le fond de la salle. Mais, avant qu’il eût tourné le bouton de la porte, la vieille servante s’était mise en travers, la tête haute, ses yeux dardés sur son maître qui roulait les siens pour ne point la fixer, et, d’une voix dont elle ne cherchait point à modérer le tremblement :

« Monsieur Forsyth, j’ai à vous parler, dit-elle.

– À me parler, Mitz… C’est que je n’ai pas trop le temps en ce moment…

– Il faut l’avoir, Monsieur…

– Je crois qu’Omicron m’appelle…

– Il ne vous appelle pas, et s’il vous appelait, il voudrait bien attendre…

– Mais si mon bolide…

– Votre bolide ferait comme Omicron, Monsieur… il attendrait…

– Par exemple ! s’écria M. Forsyth qui venait d’être touché au point sensible.

– D’ailleurs, reprit Mitz, le temps est couvert… il commence à tomber de grosses gouttes, et, pour l’instant, il n’y a rien à voir là-haut ! »

C’était vrai… Ce n’était que trop vrai, et il y avait de quoi rendre enragés M. Forsyth tout comme le docteur Hudelson. Depuis quelque quarante-huit heures, le ciel était envahi par d’épais nuages. Le jour, pas un rayon de soleil, la nuit, pas un rayonnement d’étoile ! De basses vapeurs se tendaient d’un horizon à l’autre, comme un voile de crêpe que la flèche du clocher de Saint-Andrew crevait parfois de sa pointe. Dans ces conditions, impossible d’observer l’espace, d’épier le passage des astéroïdes, de revoir le bolide si vivement disputé. On devait même tenir pour probable que les circonstances atmosphériques ne se montraient pas plus favorables aux astronomes de l’État de l’Ohio ou de l’État de Pennsylvanie qu’à ceux des autres observatoires de l’Ancien et du Nouveau Continent. Et, en effet, aucune nouvelle note concernant l’apparition de ce météore du 2 avril n’avait paru dans les journaux. Il est vrai, cette apparition, qui datait déjà de six semaines, ne présentait pas un intérêt tel que le monde scientifique dût s’en émouvoir. Il s’agissait là d’un fait cosmique qui n’est point rare, tant s’en faut, et il fallait être un Dean Forsyth ou un Stanley Hudelson pour guetter le retour de ce bolide avec cette impatience qui, chez eux, tournait à la rage.

La bonne Mitz, après que son maître eut bien constaté l’impossibilité absolue de lui échapper, reprit en ces termes, après s’être croisé les bras :

« Monsieur Forsyth, auriez-vous par hasard oublié que vous avez un neveu qui s’appelle Francis Gordon ?…

– Ah ! ce cher Francis, répondit M. Forsyth en hochant la tête d’un air bonhomme. Mais non… je ne l’oublie pas… Et comment va-t-il, ce cher Francis ?…

– Très bien, je vous assure…

– Il me semble que je ne l’ai pas vu depuis quelque temps…

– En effet, depuis deux heures environ, puisqu’il a déjeuné avec vous…

– Avec moi ?… Ah ! vraiment !…

– Mais vous ne voyez donc plus rien, mon maître ?… demanda Mitz, en l’obligeant à se retourner vers elle.

– Si… si… ma bonne Mitz ! … Que veux-tu ?… Je suis un peu préoccupé…

– Préoccupé au point que vous paraissez avoir oublié une chose assez importante…

– Oublié ?… Et laquelle ?…

– C’est que votre neveu va se marier…

– Se marier… se marier ?…

– N’allez-vous pas me demander de quel mariage il s’agit ?…

– Non… non… Mitz !… Mais à quoi tendent ces questions ?…

– À obtenir une réponse au sujet de votre conduite, Monsieur, envers la famille Hudelson ! … car vous n’ignorez pas qu’il y a une famille Hudelson, un docteur Hudelson, qui demeure Morris-street, une mistress Hudelson, mère de miss Jenny et de miss Loo Hudelson et que celle que doit épouser votre neveu, c’est Jenny Hudelson !… »

Et, à mesure que ce nom d’Hudelson s’échappait de la bouche de la bonne Mitz, en prenant chaque fois plus de force, M. Dean Forsyth portait la main à sa poitrine, à son côté, à sa tête, comme si ce nom faisait balle, l’eut frappé à bout portant. Il soufflait, il suffoquait, le sang lui montait aux yeux, et voyant qu’il ne répondait pas :

« Eh bien… avez-vous entendu ?… reprit Mitz.

– Si j’ai entendu ! », s’écria son maître.

Et, à travers ses mâchoires étroitement serrées, c’est à peine si quelques vagues phrases pouvaient sortir de sa bouche.

« Eh bien ?… demanda la vieille servante en forçant sa voix.

– Francis pense donc toujours à ce mariage ? dit-il enfin.

– S’il y pense ! s’écria Mitz, mais comme il pense à respirer… comme nous y pensons tous… comme vous y pensez vous-même, j’aime à le croire ! …

– Quoi !… mon neveu est toujours décidé à épouser la fille de ce docteur Hudelson ?…

– Miss Jenny, s’il vous plaît, mon maître, et il serait difficile de trouver une plus charmante personne…

– En admettant, reprit M. Forsyth, que la fille de l’homme qui… dont je ne peux prononcer le nom sans qu’il m’étouffe puisse être charmante…

– Ah ! c’est par trop fort, déclara Mitz, qui dénoua violemment son tablier, comme si elle allait le rendre.

– Voyons… Mitz… voyons ! », reprit son maître, quelque peu inquiet d’une attitude si menaçante.

De la main, la vieille servante retint son tablier dont le cordon pendait jusqu’à terre. « Ainsi… voilà les idées qui vous viennent par la tête, monsieur Forsyth ! …

– Mais… Mitz… tu ignores donc ce qu’il m’a fait, cet Hudelson…

– Et qu’est-ce qu’il vous a fait ?…

– Il m’a volé…

– Il vous a volé ?…

– Oui… volé… abominablement !

– Et que vous a-t-il volé ?… votre montre… votre bourse… votre mouchoir ?…

– Non… mon bolide !

– Ah ! votre bolide ! s’écria la vieille servante, en ricanant de la façon la plus ironique et la plus désagréable pour M. Forsyth. Votre fameux bolide !… que vous ne reverrez jamais, j’imagine…

– Mitz… Mitz !… prends garde à ce que tu dis là ! », répliqua M. Forsyth. Et, cette fois, c’était l’astronome qui venait d’être touché au cœur.

Il est vrai, rien n’aurait pu arrêter Mitz, qui était exaspérée et dont l’exaspération débordait.

« Votre bolide… répétait-elle, votre machine qui se promène là-haut… Eh bien, est-ce qu’il était à vous plus qu’à M. Hudelson ? Est-ce qu’il n’appartient pas à tout le monde… à n’importe qui comme à moi ?… Est-ce que vous l’avez acheté et payé de votre poche ?… Est-ce qu’il vous est arrivé par héritage ?… Est-ce que le bon Dieu vous en a fait cadeau, par hasard ?…

– Tais-toi… Mitz… tais-toi… cria à son tour M. Forsyth, car il ne se possédait plus.

– Non, Monsieur, non ! Je ne me tairai pas, et vous pouvez appeler ce bêta d’Omicron à votre aide…

– Bêta d’Omicron !…

– Oui… bêta… et il ne me fera pas taire… pas plus que notre président lui-même ne pourrait imposer silence à l’archange qui viendrait de la part du Tout-Puissant annoncer la fin du monde ! »

M. Dean Forsyth fut-il absolument interloqué en entendant cette terrible phrase, son larynx s’était rétréci au point de ne plus donner passage à la parole, ses glottes désorganisées ne pouvaient-elles plus émettre un son ?… Ce qui est certain, c’est qu’il ne parvint pas à répondre. Eût-il même voulu, au paroxysme de la colère, flanquer à la porte sa vieille servante, qu’il lui aurait été impossible de prononcer le traditionnel : « Sortez… sortez à l’instant !… et que je ne vous revoie plus ! »

D’ailleurs, Mitz ne lui eût point obéi, qu’on en ait l’assurance, et il aurait été le premier puni si elle l’avait pris au mot. Ce n’est pas après quarante-cinq ans de service qu’un maître et une servante se séparent à propos d’un malencontreux météore ! Il est vrai, si M. Forsyth finissait par céder sur la question du bolide, Mitz ne céderait pas sur la question du mariage de Francis Gordon et de Jenny Hudelson !

Cependant, il était temps que cette scène prît fin, surtout dans l’intérêt de M. Dean Forsyth, et, comprenant bien qu’il n’aurait pas le dessus, il cherchait à battre en retraite sans que ce mouvement ressemblât trop à une fuite.

Cette fois, ce fut le soleil qui lui vint en aide. Soudain le temps couvert se découvrit. Un vif rayon pénétra à travers les vitres de la fenêtre qui s’ouvrait sur le jardin. Il y avait au moins trois jours que l’astre radieux, caché derrière les brumes, ne s’était montré aux habitants de Whaston, et par conséquent, aux regards des deux importants personnages desquels sa réapparition était le plus vivement désirée.

À ce moment, sans nul doute, le docteur Hudelson était monté à son donjon, à moins qu’il n’y fût déjà, et c’est la pensée qui vint aussitôt à M. Dean Forsyth. Il voyait son rival profitant de cette heureuse éclaircie, à demi courbé sur sa terrasse, l’œil à l’oculaire de son télescope et parcourant les hautes zones de l’espace… Et qui sait si le météore ne sillonnait pas les airs et dans toute sa majestueuse visibilité ?…

Aussi M. Forsyth n’y put-il tenir. Il n’attendit pas, cette fois, que la voix d’Omicron retentît au sommet de la tour. Ce rayon de soleil faisait sur lui l’effet qu’il produit sur un ballon rempli de gaz. Il le gonflait, il accroissait sa force ascensionnelle. Il fallait qu’il s’élevât, il se dirigea vers la porte et, pour achever la comparaison, on peut dire qu’en fait de lest, il jeta toute la colère amassée contre sa vieille servante !

Mais Mitz se trouvait devant la porte et ne semblait point disposée à lui livrer passage. Serait-il donc dans la nécessité de la prendre par le bras, d’engager une lutte avec elle, de recourir à l’assistance d’Omicron ?… Non ! un autre moyen s’offrait à lui : en sortant de la salle, il se trouverait dans le jardin avec lequel la tour communiquait par une seconde porte, que ne défendait alors aucun cerbère, ni mâle ni femelle !…

Cette manœuvre ne fut pas nécessaire. À n’en pas douter, la vieille servante était très éprouvée par l’effort qu’elle venait de faire – physiquement du moins. Bien qu’elle eût assez l’habitude de morigéner son maître, jamais jusqu’alors, elle n’y avait mis une telle impétuosité. Le plus souvent, c’était à propos des oublis de M. Forsyth, quelques négligences dans sa toilette, de fréquents retards à l’heure des repas, son manque de précautions par les temps froids qui lui valaient des rhumes et des rhumatismes. Mais, cette fois, l’affaire présentait plus de gravité. Elle tenait au cœur de la bonne Mitz, qui luttait pour son cher Francis et aussi pour sa chère Jenny.

Et, en réfléchissant aux termes violents dont s’était servi M. Forsyth contre le docteur Hudelson, qu’il traitait tout simplement de voleur, ne devait-on pas craindre que la situation ne devînt plus inquiétante de jour en jour ?… Les deux rivaux ne sortaient guère, soit ! … Ils n’allaient plus l’un chez l’autre, soit encore. Mais enfin le hasard pouvait amener une rencontre dans la rue, chez un ami commun, et que résulterait-il de cette rencontre ?… Sans doute un éclat, suivi d’une rupture définitive entre les deux familles. Or, c’était, avant tout, ce qu’il fallait empêcher. Et c’est bien à cette tâche que s’employait la vieille servante ! Mais ce qui n’importait pas moins, c’était que son maître fût bien prévenu qu’elle ne lui céderait « pas ça » sur ce point.

Mitz avait donc quitté la place qu’elle occupait devant la porte et s’était laissée choir sur une chaise. Le passage se trouvait dégagé. Aussi, M. Dean Forsyth, tremblant à la pensée qu’un rideau de nuages ne vînt de nouveau voiler le soleil, et pour toute la journée peut-être, fit-il un pas pour sortir de la salle.

Mitz ne bougea pas. Mais, dès que la porte eut été ouverte, au moment où son maître se glissait dans le couloir qui conduisait au pied de la tour :

« Monsieur Forsyth, dit-elle, rappelez-vous bien que le mariage de Francis Gordon et de Jenny Hudelson se fera, et qu’il se fera exactement à la date convenue. C’est pour le 31 de ce mois. Rien ne vous manquera, votre chemise blanche, votre cravate blanche, votre gilet blanc, votre pantalon noir, votre habit noir, vos gants paille, vos bottines vernies, et votre chapeau de haute forme… D’ailleurs, je serai là !

M. Dean Forsyth ne répondit pas un seul mot, et ce fut en bonds précipités qu’il s’élança sur l’escalier de la tour.

Elle, la bonne Mitz, qui s’était relevée pour formuler cette dernière mise en demeure, retomba sur sa chaise, secoua la tête, et quelques grosses larmes s’échappèrent de ses yeux !

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