Chapitre VIII Dans lequel la situation continue à s’aggraver, et cela grâce aux journaux de Whaston qui prennent parti, qui pour M. Forsyth, qui pour M. Hudelson.

Cependant, le temps marquait une sérieuse tendance à s’améliorer. En ce second mois de la saison printanière, le baromètre paraît jouir d’un repos bien mérité après ses agitations de l’hiver. Son aiguille, fatiguée par les secousses fréquentes, les hausses et les baisses qu’elle a subies, s’immobilise volontiers au-dessus du variable. Les astronomes peuvent donc compter sur une série de beaux jours et de belles nuits, propices à leurs observations si minutieuses et si précises.

Il va de soi que les circonstances atmosphériques qui les favoriseraient seraient également favorables aux travaux du donjon et de la tour. En effet, dans la nuit du 20 au 21 mai, le bolide traversa l’horizon de Whaston du nord-est au sud-ouest, et fut simultanément aperçu par les deux rivaux.

« C’est lui, Omicron, c’est lui ! s’écria M. Dean Forsyth à dix heures trente-sept minutes du soir…

– Lui-même, déclara Omicron, qui remplaça son maître à l’oculaire du télescope, et ajouta :

– J’espère bien que ce docteur Hudelson n’est pas en ce moment sur son donjon !

– Ou, s’il y est, conclut M. Forsyth, qu’il n’aura pas su retrouver ce bolide…

– Votre bolide… dit Omicron.

– Mon bolide !… », répéta Dean Forsyth. Eh bien, ils se trompaient tous les deux.

« Ce » docteur Hudelson veillait en son donjon, la lunette braquée vers le nord-est, et il avait suivi le météore au moment où il sortait des vapeurs du nord-est, et, tout comme eux, son regard ne le perdit pas de vue sur son parcours jusqu’à l’instant où il disparut dans les brumes du sud-ouest.

Au surplus, ils ne furent pas les seuls à le signaler dans cette partie du ciel. Aux Observatoires de Pittsburg et de Cincinnati et aussi en maint autre de l’Ancien et du Nouveau Continent, on constata ladite apparition du météore. Il était probable, d’ailleurs, que sa marche eût été relevée d’une façon régulière, si, depuis plusieurs semaines, les vapeurs ne l’eussent obstinément caché aux regards. Avec quelle régularité, à quelle distance, et dans quel délai il accomplissait son tour du Monde, cela eût été mathématiquement établi, et il est à supposer qu’il le faisait en moins de temps que les Ziegler (sic) et autres globe-trotters qui détenaient le record à cette époque.

Il était naturel que les journaux se fussent préoccupés de tenir les lecteurs au courant de tout ce qui se rapportait à ce bolide. L’attention des astronomes et, par suite, celle du public, avait été attirée sur lui. Que les gazettes de Whaston se montrassent plus empressées que d’autres à fournir des informations exactes, puisque les deux premiers découvreurs habitaient leur ville, rien de plus compréhensible. Mais, en somme, il se présentait dans des conditions telles que son étude s’imposait aux calculs des observatoires. Ce n’était pas une de ces étoiles filantes qui passent et disparaissent après avoir effleuré les dernières couches atmosphériques, un de ces astéroïdes qui se montrent une fois et vont se perdre à travers l’espace, un de ces aérolithes dont la chute ne tarde pas à suivre l’apparition… Non ! il revenait, ce météore, il circulait autour de la terre comme un second satellite, il méritait que l’on s’occupât de lui, et on s’en occupait, et, ainsi que cela résultera de ce fidèle récit, le phénomène devait prendre rang parmi les plus curieux qu’aient jamais enregistrés les annales astronomiques.

Donc, que l’on n’excuse pas l’amour-propre que mettaient M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson à se le disputer, l’âpreté de leurs réclamations, les très fâcheuses conséquences qui en résultèrent, soit ! Mais on le comprendra, et même on n’allait pas tarder à le comprendre.

Le météore pouvait maintenant être étudié avec quelque exactitude, et il le fut, par les hommes de l’art, ou, plus exactement, par les hommes de science. Les meilleurs instruments se braquèrent sur lui dans les divers observatoires, et les yeux les plus compétents s’appliquèrent aux oculaires desdits instruments.

En premier lieu, d’après les notes qui leur furent communiquées, les journaux firent connaître au public quelle trajectoire suivait le bolide.

Cette trajectoire se développait du nord-est au sud-ouest, en passant précisément au zénith de Whaston et il tomberait sur la ville si sa chute se produisait à ce point.

« Mais quelle apparence qu’il tombe ! déclara le Whaston Morning, dans le dessein très légitime de rassurer ses abonnés. Il se meut avec une vitesse régulière, constante, uniforme, il n’y a pas lieu d’admettre la rencontre d’un obstacle sur sa route et qu’il puisse être arrêté dans son mouvement de translation. »

C’était l’évidence même, et en n’importe quelle ville, située comme Whaston sous sa trajectoire, il n’y avait aucune inquiétude à concevoir de ce chef.

« Assurément fit observer le Whaston Evening, il y a de ces aérolithes qui sont tombés, qui tombent encore. Mais ceux-là, le plus généralement de petites dimensions, divaguent dans l’espace, et ne choient que si l’attraction terrestre les saisit au passage. »

Cette explication était juste et il ne semblait pas qu’elle pût s’appliquer au bolide en question, d’une marche si régulière, et dont la chute ne devait pas être plus à craindre que celle de la Lune. Il est certain que, à certaines époques, le ciel est sillonné par un flux de météores, et, pour ne citer que cet exemple, dans la nuit du 12 au 13 novembre 1833, en moins de neuf heures, il « plut » un nombre d’étoiles filantes, mélangées de bolides, estimé à deux cent mille rien que dans une seule station.

« N’y a-t-il même pas à se demander, étant donné la fréquence de ces phénomènes, si notre globe, depuis sa formation, ne s’est pas alourdi considérablement du poids de ces milliers, de ces millions, de ces milliards d’aérolithes, et si ce poids ne s’accroîtra pas énormément dans la suite des siècles ?… Et, alors, grâce à l’accroissement de son volume, par conséquent de sa masse, par conséquent de sa puissance attractive, son mouvement de translation autour du Soleil, son mouvement de rotation sur son axe ne seront-ils pas modifiés ?… Qui sait même si l’orbite de la Lune ne subira pas quelque changement et si sa distance à la Terre n’en sera pas diminuée ?… »

C’était le Standard Whaston qui avait fait cette observation, et, aussitôt, le Punch d’y ajouter la sienne sous la forme qui lui était habituelle :

« Allons bon !… ce n’est pas assez d’un nouveau bolide qui menace de nous écraser !… Voici que la Lune risque de nous tomber sur la tête !… Tout cela, c’est la faute à M. Dean Forsyth… c’est la faute au docteur Hudelson, et nous les dénonçons comme des malfaiteurs publics ! »

Il faut croire que ce diable de journal satisfaisait aussi des rancunes particulières en attaquant ces deux personnages. Sans doute, ils avaient refusé de s’abonner au Whaston Punch !…

La question de la distance à laquelle se mouvait le météore fut également traitée avec une certaine précision. Comprise entre vingt-six et trente kilomètres au-dessus du sol, elle égalait à peu près celle qui fut attribuée au magnifique bolide qui fut observé le 14 mars 1864, en Hollande, en Belgique, en Allemagne, en Angleterre, en France, et dont la vitesse atteignait soixante-cinq kilomètres par seconde, soit trois mille neuf cents kilomètres par minute, soit cinq mille huit cents lieues par heure ; vitesse très supérieure à celle de la Terre sur son orbite. Celle du nouveau météore ne l’égalait point, tant s’en faut, n’étant que de quatre cent dix à quatre cents kilomètres à l’heure. D’ailleurs, son altitude était suffisante pour qu’il ne pût heurter les sommets de l’Ancien et du Nouveau Continent, puisque les plus élevés, ceux de la chaîne du Tibet, le Dawalagiri, et le Chamalari ne dépassent pas dix mille mètres au-dessus du niveau de la mer.

Ainsi donc, étant donné que le bolide faisait du quatre cent vingt lieues, soit plus de dix mille lieues par vingt-quatre heures, à peu près ce que font les points de l’Équateur terrestre pendant la rotation de notre globe sur son axe, étant donné, d’autre part, cette distance de deux cents kilomètres environ qui le séparait du sol, voici ce qui en résultait : c’est que c’était précisément en vingt-quatre heures qu’il circulait autour de la Terre, alors que la Lune y emploie vingt-huit jours. Il suit de là que si l’atmosphère eut été constamment pure, il aurait toujours été visible pour les contrées situées au-dessous de sa trajectoire qu’il décrivait du nord-est au sud-ouest.

Mais, y a-t-il lieu de demander comment, à cette distance de cinquante lieues, le météore pouvait être visible, au moins pour les instruments d’une certaine portée ? Ne fallait-il pas que son volume fût assez considérable ?

C’est à cette question qui s’imposait naturellement, que le Standard Whaston répondit en ces termes :

« D’après la hauteur et la dimension apparente du bolide, son diamètre doit être de cinq à six cents mètres. Voilà ce que les observations ont permis d’établir jusqu’ici. Mais il n’a pas encore été possible de déterminer sa nature d’une manière suffisante. Ce qui le rend visible, en se servant de jumelles assez puissantes, c’est qu’il est vivement éclairé, et probablement grâce à son frottement à travers les couches atmosphériques, bien que leur densité soit très faible à cette altitude, puisque rien qu’à la distance de dix-huit kilomètres, cette densité est déjà dix fois moindre qu’à la surface du sol. Mais n’est-ce qu’un amas de matière gazeuse, ce bolide ? Ne se compose-t-il pas, au contraire, d’un noyau solide entouré d’une chevelure lumineuse ?… Et quelle est la grosseur, quelle est la nature de ce noyau, c’est ce qu’on ne sait pas, ce qu’on ne saura jamais peut-être…

« Maintenant, y a-t-il à prévoir une chute dudit bolide ? Non, évidemment. Sans doute, depuis un temps qu’il est impossible d’évaluer, il trace son orbite autour de la Terre, et si les astronomes de profession ne l’avaient pas encore aperçu, il ne faut s’en prendre qu’à eux. C’est à nos deux compatriotes, M. Dean Forsyth et le docteur Sydney Hudelson qu’était réservée la gloire de cette magnifique découverte.

« Quant à la question de savoir si ledit bolide fera explosion comme cela arrive fréquemment pour des météores similaires, voici ce qu’on peut répondre avec Herschel, réponse qui est en même temps une sérieuse explication : "La chaleur que les météorites possèdent lorsqu’elles tombent sur le sol, les phénomènes ignés qui les accompagnent, leur explosion lorsqu’elles pénètrent dans les couches plus denses de l’atmosphère, tout cela est suffisamment expliqué à l’aide de lois physiques par la condensation que l’air éprouve en conséquence de leur énorme vitesse de translation, et par les relations qui existent entre l’air très raréfié et la chaleur". Quant à ce qui concerne l’explosion, c’est à la pression supportée par la masse solide qu’elle doit être attribuée. C’est ce qui se produisit pour le bolide de 1863. Bien que la densité de l’air fût dix fois moindre à la distance où il se trouvait, il supportait une pression de six cent soixante quinze atmosphères, que seule une masse de fer peut subir sans éclater. »

Telles furent les explications données au public. En somme, ce bolide se présentait dans des conditions ordinaires, et, jusqu’alors, il ne se distinguait en aucune façon de ses pareils. Ou il sortirait de l’attraction terrestre, ou il continuerait à circuler autour du globe, ou il éclaterait et projetterait ses débris sur le sol, ou il tomberait comme tant d’autres sont tombés déjà et tomberont encore. En tout cela, il n’y avait rien d’extraordinaire. Aussi le monde savant ne s’en occupa-t-il que dans la mesure habituelle, et le monde ignorant n’y porta-t-il aucun intérêt spécial.

Seuls, – et c’est le fait sur lequel il convient d’insister – les habitants de Whaston s’attachèrent plus vivement à tout ce qui concernait ce météore. Cela tenait à ce que sa découverte était due à deux honorables personnages de la ville, et il semblait qu’il fût devenu leur bien, leur chose propre. D’ailleurs, peut-être, comme les autres créatures sublunaires, fussent-ils restés presque indifférents devant cet incident cosmique que le Punch appelait « comique », si les journaux n’avaient fait connaître la rivalité qui se prononçait de jour en jour plus sérieuse entre M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson.

Mais, pour tout dire, bien qu’il n’y eût pas lieu de se passionner pour ce bolide, combien les circonstances allaient modifier les dispositions de l’opinion publique dans un délai très court. On verra jusqu’où peut aller la passion humaine, lorsqu’elle s’abandonne au désordre de ses appétits.

En attendant, la date du mariage approchait, et il s’en fallait d’une semaine seulement. Mrs Hudelson, Jenny, Loo, d’une part, Francis Gordon et la bonne Mitz de l’autre, vivaient dans une inquiétude croissante. Ils en étaient toujours à craindre un éclat, dû à quelque circonstance imprévue, cette rencontre de deux nuages chargés de courants contraires et qui fait tonner la foudre ! On savait que M. Forsyth ne décolérait pas, et que la fureur de M. Hudelson cherchait toutes les occasions de se manifester. Le ciel était généralement beau, l’atmosphère pure, les horizons de Whaston très dégagés. Les deux rivaux pouvaient, chaque vingt-quatre heures et pendant un certain temps, apercevoir le météore, passant au-dessus de leur tête, splendidement orné d’une brillante auréole ! Ils le dévoraient du regard, ils le caressaient des yeux, ils l’appelaient de leur propre nom, le bolide Forsyth, le bolide Hudelson ! C’était leur enfant, la chair de leur chair ! Il leur appartenait comme le fils à ses parents ! Sa vue ne cessait de les surexciter. Les observations qu’ils faisaient, les hypothèses qu’ils déduisaient de sa marche, de sa forme, ils les adressaient, celui-ci à l’Observatoire de Cincinnati, celui-là à l’Observatoire de Pittsburg, n’oubliant jamais de réclamer la priorité de leur découverte !…

Il parut même dans le Whaston Standard une note passablement agressive contre le docteur Hudelson, note qui fut attribuée à M. Dean Forsyth. Elle disait que certaines gens ont vraiment de trop bons yeux, quand ils regardent à travers les lunettes d’un autre et aperçoivent trop facilement ce qui a été aperçu déjà…

En réponse à cette note, il fut dit dès le lendemain dans le Whaston Evening qu’en fait de lunettes, il en est qui sont sans doute mal essuyées, et dont l’objectif est semé de petites taches qu’il n’est pas très adroit de prendre pour des météorites !…

Et, en même temps, le Punch publiait la très ressemblante caricature des deux rivaux, munis d’ailes gigantesques, et luttant de vitesse pour attraper leur bolide, figurant une tête de zèbre qui leur tirait la langue.

Cependant, bien que par suite de ces articles, de ces allusions vexatoires, la situation des deux adversaires tendît à s’aggraver de jour en jour, ils n’avaient pas encore eu l’occasion d’intervenir dans la question du mariage. S’ils n’en parlaient pas, du moins laissaient-ils aller les choses. Dussent-ils même ne point assister, – ce qui serait vraiment déplorable – pour éviter de se trouver face à face, la cérémonie se ferait quand même. Francis Gordon et Jenny Hudelson n’en seraient pas moins liés.

Avec un lien d’or,

Qui ne finit qu’à la mort

ainsi que le dit une vieille chanson de la Bretagne. Après, s’il convenait à ces deux entêtés de se brouiller tout à fait, du moins le révérend O’Garth aurait-il accompli l’œuvre matrimoniale dans l’église de Saint-Andrew.

Aucun incident ne vint modifier la situation pendant les journées du 22 et du 23 mai. Mais si elle ne s’aggrava pas, aucune amélioration ne lui fut apportée. Pendant les repas chez M. Hudelson, on ne faisait pas la plus petite allusion au météore, et miss Loo enrageait de ne pouvoir le traiter comme il le méritait. Sa mère lui avait fait comprendre que mieux valait se taire à ce sujet afin de ne point envenimer les choses. Toutefois, rien qu’à la voir couper sa côtelette, il était visible que la fillette pensait au bolide et eût voulu le réduire en si minces bouchées qu’on n’en pût retrouver la trace. Quant à Jenny, elle ne pouvait dissimuler sa tristesse, dont le docteur ne voulait pas s’apercevoir. Et peut-être, en réalité, ne le remarquait-il pas, tant l’absorbaient ses préoccupations astronomiques.

Il va de soi que Francis Gordon ne paraissait point à ces repas, et tout ce qu’il se permettait, c’était sa visite quotidienne, alors que le docteur Hudelson avait réintégré son donjon.

Du reste, lorsqu’il se trouvait à table avec son oncle, les repas n’étaient pas plus gais dans la maison d’Elizabeth-street. M. Dean Forsyth ne parlait guère, et, lorsqu’il s’adressait à la vieille Mitz, celle-ci ne répondait que par un oui ou un non aussi secs que le temps l’était alors.

Une seule fois, le 24 mai, M. Dean Forsyth, au moment où il se levait de table, après le déjeuner, dit à son neveu : « Est-ce que tu vas toujours chez les Hudelson ?…

– Certainement, mon oncle, répondit Francis d’une voix ferme.

– Et pourquoi n’irait-il pas chez les Hudelson ?… demanda la vieille servante.

– Ce n’est pas à vous que je parle, Mitz ! grommela M. Forsyth, c’est à Francis…

– Et je vous ai répondu, mon oncle. Oui, je vais chaque jour…

– Où vous devriez aller vous-même, Monsieur !… ne put retenir Mitz qui s’était croisé les bras et regardait son maître bien en face…

– Après ce que ce docteur m’a fait ! s’écria M. Dean Forsyth.

– Et que vous a-t-il fait, mon oncle ?…

– Il s’est permis de découvrir…

– Ce que vous découvriez vous-même… ce que tout le monde avait le droit de découvrir… ce que d’autres auraient bientôt découvert… car, de quoi s’agit-il ?… d’un bolide comme il en passe des milliers en vue de Whaston…

– Et il n’y a pas à en faire plus de cas que de la borne qui est au coin de notre maison… une pierre… un misérable caillou ! »

Ainsi, s’exprima Mitz, qui cherchait vainement à se contenir. Et alors, M. Dean Forsyth que cette réplique eut le don d’exaspérer, de répondre en homme qui ne se possède plus :

« Eh bien… moi… Francis, je te défends de remettre le pied chez le docteur…

– Je regrette de vous désobéir, mon oncle, déclara Francis Gordon en se maîtrisant non sans grands efforts, tant le révoltait cette prétention de son oncle, mais j’irai…

– Oui… il ira… s’écria à son tour la vieille Mitz… il ira voir mistress Hudelson… il ira voir miss Jenny, sa fiancée…

– Ma fiancée… celle que je dois épouser… mon oncle !…

– Épouser ?…

– Oui… et rien au monde ne m’en empêchera ! …

– C’est ce que nous verrons ! »

Et sur ces paroles, les premières qui indiquaient la résolution de s’opposer à ce mariage, M. Dean Forsyth, quittant la salle, prit l’escalier de la tour, dont il referma la porte avec fracas.

Et, de fait, malgré son oncle, Francis Gordon était bien décidé à retourner comme d’habitude dans la famille Hudelson. Mais, à l’exemple de M. Dean Forsyth, si le docteur allait lui interdire sa porte… si M. Hudelson s’opposait à ce mariage ?… Et ne pouvait-on tout craindre de ces deux ennemis maintenant aveuglés par une jalousie réciproque, une haine d’inventeurs, la pire de toutes ? …

Ce jour-là, que de peine Francis Gordon eut à cacher sa tristesse, lorsqu’il se retrouva en présence de Mrs Hudelson et de ses deux filles. Il ne voulut rien dire de la scène qu’il venait d’avoir avec son oncle. À quoi bon accroître les inquiétudes de la famille… N’était-il pas résolu à ne point tenir compte des injonctions de son oncle ?… S’il fallait se passer de son consentement, il s’en passerait… Il était libre après tout, et pourvu que le docteur n’en vînt point à un refus… Ce que pouvait faire Francis, malgré son oncle, Jenny ne pouvait le faire malgré son père !…

C’est alors que Loo eut l’idée d’une démarche personnelle près de M. Dean Forsyth ! Voyez-vous cette fillette de quinze ans s’essayant à ce métier de conciliatrice, se disant qu’elle réussirait là où les autres avaient échoué… Mais, ne point oublier que c’était une jeune miss américaine, et que les jeunes misses de la grande République ne doutent de rien. Elles jouissent d’une franche liberté, elles vont, elles viennent, comme il leur plaît, elles raisonnent et déraisonnent même à leur convenance. Aussi, le lendemain, sans prévenir ni sa mère ni sa sœur, la fillette partit de son pied léger, habituée à sortir seule d’ailleurs, et Mrs Hudelson put croire qu’elle se rendait à l’église.

Miss Loo ne se rendait point à l’église où elle eût peut-être mieux fait d’aller en somme, et elle arriva à la maison de M. Dean Forsyth.

Francis Gordon ne s’y trouvait pas, et ce fut la bonne Mitz qui reçut la fillette.

Dès qu’elle connut le motif de sa visite, cette vieille servante, pleine de raison, lui dit :

« Chère miss Loo, cela part d’un bien bon cœur, mais croyez-moi, votre démarche n’aboutirait pas… Mon maître est fou… positivement fou… et toute ma crainte est que votre père le devienne aussi, car alors le malheur serait complet…

– Vous ne me conseillez pas de voir M. Forsyth ?… reprit Loo en insistant.

– Non… ce serait inutile… il refuserait de vous recevoir… ou s’il vous recevait, qui sait s’il ne se laisserait pas aller à vous dire des choses qui amèneraient une rupture définitive ?…

– Il me semble pourtant, bonne Mitz, que je parviendrais à le prendre par les sentiments… et lorsque je lui dirais en riant, en gazouillant Voyons, monsieur Forsyth, est-ce que tout cela ne va pas finir ?… Est-ce qu’il est permis de se fâcher pour un malheureux bolide ?… Est-ce que vous irez jusqu’à faire le malheur de votre neveu, de ma sœur… notre malheur à tous…

– Non, chère miss Loo, répondit la vieille servante. Je le connais, vous n’obtiendrez rien… Il a la tête trop montée… il est fou, je vous le répète, et écoutez-moi, puisque moi, je n’ai pu en avoir raison, vous perdriez votre temps et vos démarches… Ne cherchez donc pas à voir M. Forsyth… Je craindrais quelque éclat qui rendrait la situation plus difficile encore, et peut-être le mariage impossible…

– Mais que faire… que faire ?… s’écriait la fillette en joignant les mains.

– Attendre, ma chère miss Loo. Il n’y a plus que quelques jours de patience !… Non… suivez mon conseil… il est bon… Rentrez chez vous, mais en passant, une petite prière à Saint-Andrew, et demandez au bon Dieu d’arranger les choses… Je suis sûre qu’il vous écoutera !… »

Et là-dessus, la vieille servante embrassa la fillette sur ses deux fraîches joues, et la reconduisit jusqu’à la porte.

Loo suivit le conseil de Mitz, mais, d’abord, comme elle passait devant le magasin de sa couturière, elle s’assura que sa robe serait prête au jour indiqué… et elle était charmante cette robe. Puis, Loo entra dans l’église, et pria Dieu « d’arranger les choses », dût-il pour cela envoyer à chacun des deux rivaux un nouveau bolide, plus précieux, plus extraordinaire, dont il leur assurerait la découverte, et qui ne leur ferait pas regretter l’ancien, cause de tant de misères !

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