Chapitre XV Dans lequel on verra se rencontrer un passager du Mozik avec une passagère de l’Orégon, en attendant la rencontre du merveilleux bolide avec le globe terrestre.

Le Groenland, c’est la « Terre Verte », et, sans doute, ce nom lui fut donné par ironie, car il aurait dû s’appeler plutôt la « Terre Blanche » ! Il est vrai, l’auteur de cette appellation, est un certain Erik le Rouge, un marin du Xe siècle, qui, probablement, n’était pas plus rouge que le Groenland n’est vert. Et peut-être ce Norvégien espérait-il décider ses compatriotes ou autres à venir coloniser cette vaste région hyperboréenne. En tout cas, il n’y aura guère réussi, les colons ne se sont point laissé prendre à ce nom enchanteur, et, actuellement, en y comprenant les indigènes, la population groenlandaise ne dépasse pas dix mille habitants.

Il faut l’avouer, si jamais pays ne fut point fait pour recevoir un bolide valant quatre mille milliards, c’était bien celui-ci, réflexion que dut se permettre cette foule de passagers que la curiosité venait d’amener dans le port d’Upernavik ! Ne lui était-il pas aussi facile de tomber quelques centaines de lieues plus au sud, à la surface des larges plaines du Dominion ou de l’Union, là où il eût été si aisé de le retrouver !… Et c’était la contrée la plus pénible à parcourir, la plus hérissée de montagnes, la plus embarrassée de glaciers, la plus creusée de précipices, avec des parties pour ainsi dire impraticables, qui allait être le théâtre de cette mémorable chute ! Et si elle se fut produite dans les régions du centre, ou de la côte orientale, comment aurait-on pu se mettre à la recherche du météore ?… Qui eût osé faire ce qu’avaient fait Whymper en 1867, Nordenskiold en 1870, Jensen en 1878, Nansen en 1888, se lancer à travers ces multiples obstacles qui exigent à la fois l’audace, l’adresse, l’endurance physique à un degré rare, s’aventurer au milieu d’un labyrinthe de montagnes, franchir des altitudes de deux à trois mille mètres, dans les tourbillons neigeux d’un pays où les froids de l’hiver oscillent entre quarante et soixante degrés au-dessous du zéro centigrade ?…

Et cependant, il y avait des précédents à invoquer, oui ! des précédents. Est-ce que des bolides n’ont pas déjà choisi le Groenland pour théâtre de leur chute ? Est-ce que, dans l’île Disko, à Ovifak, Nordenskiold n’a pas trouvé trois blocs de fer, pesant chacun vingt-quatre tonnes, très probablement des météorites, qui figurent actuellement dans le musée de Stockholm ?…

Très heureusement, si les astronomes n’avaient point fait erreur, le bolide devait choir sur une région plus abordable, et pendant ces mois d’été, précisément ce mois d’août qui relève la température au-dessus de la glace. Il est même constant que le Gulf Stream, en parcourant le détroit de Davis, la mer de Baffin, le détroit de Smyth, le canal de Kennedy, le détroit de Robeson jusqu’à l’océan paléocrystique de Nares, réchauffe le littoral ouest du Groenland, et la température y atteint parfois dix-huit degrés. C’est pour cette raison que les principales stations se sont établies sur cette contrée à Julianahaab, à Jakobshavn, à Godthaab, chef-lieu du Groenland du Nord, à Godhavn, sur l’île Disko, chef-lieu du Groenland du Sud, port le plus fréquenté de ces parages. En quelques endroits, le sol peut justifier cette qualification de Terre Verte, donnée à ce morceau du Nouveau Continent. Ce sol des jardins y nourrit quelques légumes, il y pousse certaines graminées, alors que, vers l’intérieur, le botaniste ne récolterait que mousses et phanérogames. Là, sur ce littoral, sous la glace dissoute, apparaissent les pâturages, ce qui permet d’entretenir quelque bétail. Certes, on n’y compterait ni les bœufs ni les vaches par centaines. Mais les chèvres d’une endurance toute rustique, d’une acclimatation si complaisante, s’y rencontrent, et aussi les poules au milieu de ces froides basses-cours, sans oublier les rennes et les chiens, dont on ne comptait pas moins de dix-huit cents, il y a une vingtaine d’années.

Puis, après deux ou trois mois d’été, tout au plus, l’hiver revient avec ses interminables nuits, les rudes courants atmosphériques partis des régions polaires, ses épouvantables chasse-neige qui embrouillent l’espace. Sur la carapace qui recouvre le sol voltige une sorte de poussière grise, dite poussière de glace, cette cryokonite, semée de plantes microscopiques, dont Nordenskiold recueillit les premiers échantillons, provenant peut-être, suivant l’observation de certains savants, des météorites qui sillonnent l’atmosphère de notre planète.

Y aurait-il donc encore à déduire de là que les astéroïdes, étoiles filantes – et, on le répète, à travers l’atmosphère terrestre, il en passe non moins d’un milliard en vingt-quatre heures – affectionnent cette partie de notre globe, ce qui expliquerait pourquoi le bolide Forsyth-Hudelson allait précisément y tomber ?…

Mais, de ce que sa chute ne se produirait pas à l’intérieur de la grande terre groenlandaise, il ne s’ensuivait pas que la possession en fût assurée aux intéressés, dans l’espèce le Danemark. Pendant la traversée, son représentant, M. de Schack, s’était maintes fois entretenu à ce sujet avec Francis Gordon. On le sait, ils causaient souvent ensemble. Francis Gordon lui avait fait connaître sa situation entre les deux rivaux, M. de Schack ne cachait point les sympathies que lui inspirait ce jeune homme, et peut-être pourrait-il intervenir en cette affaire, et décider le gouvernement danois à réserver à M. Dean Forsyth comme au docteur Hudelson une certaine part de ces trillions célestes.

« Mais, ajoutait-il, que nous mettions la main sur le trésor, rien n’est moins sûr, à mon avis…

– Cependant, répondait Francis Gordon, si les calculs des astronomes sont exacts…

– Sans doute, avait déclaré M. de Schack, et j’admets volontiers qu’ils le sont mais à une ou deux lieues près. Or, ici, nous ne disposons que d’une étendue de sol très restreinte, et les chances sont singulièrement grandes pour que le bolide aille s’engouffrer là où personne ne pourra en prendre possession…

– Eh ! s’était écrié Francis Gordon, qu’il se perde donc dans le plus profond des abîmes, si sa perte doit réconcilier le docteur et mon oncle ! Ils n’auront plus rien à prétendre sur ce damné météore, pas même l’honneur de lui donner leur nom !

– Eh ! monsieur Gordon, s’était à son tour écrié le délégué danois, ne faisons pas si bon marché de notre bolide !… Après tout, il vaudrait bien qu’on le regrettât !… Mais, je l’avoue, j’ai des inquiétudes, et je crains que l’événement ne les justifie ! …

En effet, la situation d’Upernavik était bien faite pour inquiéter M. de Schack. Cette station ne se trouve pas seulement au bord de la mer, c’est la mer qui l’entoure de toutes parts. Upernavik est une île au milieu d’un nombreux archipel d’îlots, semés le long du littoral groenlandais. Elle n’a pas dix lieues de tour, et, on en conviendra, ne présentait qu’une étroite cible au boulet aérien. S’il ne l’atteignait avec une justesse un peu bien extraordinaire, s’il passait à côté du but, ce serait les eaux de la mer de Baffin qui le recevraient et se refermeraient sur lui ! Et elles sont profondes en ces parages hyperboréens, et c’est à mille ou deux milles mètres que la sonde en atteint le fond sous-marin !… Allez donc repêcher dans un tel abîme une masse qui pèse douze cent soixante mille tonnes !… En vérité, mieux voudrait qu’elle se précipitât sur les vastes contrées de l’intérieur où il ne serait pas absolument impossible de la retrouver ! Et mieux eût valu également que la chute eût dû se produire quelques degrés plus bas sur cette côte, par exemple à Jakobshavn, ce port au large duquel le Mozik venait de passer en remontant jusqu’à Upernavik, dont la latitude, 67°15 nord, dépasse le cercle polaire arctique.

Là, en effet, au nord, au sud, à l’est de ce port se développent les immenses plaines groenlandaises. Là, peut relâcher toute une flotte, là les baleiniers, qui exploitent la mer de Baffin et le détroit de Davis, ont, pendant six mois, un refuge assuré contre les mauvais temps du large… Là, durant l’été, si court qu’il soit, la verdure se dégage des neiges de l’hiver. Enfin Jakobshavn est la plus importante station de l’inspectorat du Nord ; c’est plus qu’un hameau, c’est une bourgade tout comme Godhavn de l’île Disko. Les approvisionnements n’y manquent point au cours de la belle saison… Il est vrai, les navires à destination d’Upernavik, qui venaient d’y transporter plusieurs milliers de curieux, s’étaient pourvus de vivres en conséquence, pour un séjour qui ne durerait certainement pas plus d’une quinzaine. Il était probable que les passagers ne quitteraient le bord que le jour où le bolide serait signalé sur un point quelconque de l’île.

Enfin le Mozik et une dizaine d’autres bâtiments américains, anglais, français, allemands, russes, norvégiens, danois, steamers affrétés en vue de ce voyage au littoral groenlandais, se trouvaient à Upernavik. À quelques milles de la station, vers l’est, se découpaient les hauts sommets des montagnes de l’intérieur. En avant, se dressait la brusque arête des falaises, là où finissent les terrains éruptifs du Groenland.

Ce qui est à noter, c’est que le soleil ne se lève ni ne se couche à cette latitude pendant quatre-vingts jours de l’année. On y verrait donc clair pour rendre visite au météore, et, si une bonne chance l’amenait aux environs de la station, c’est de loin que les regards l’apercevraient, tout étincelant sous les rayons de l’astre radieux !

Dès le lendemain de l’arrivée, ce fut une foule composée d’éléments très divers, qui se répandit autour des quelques maisonnettes en bois d’Upernavik, dont la principale arbore le pavillon danois aux blanches et rouges couleurs. Jamais Groenlandais et Groenlandaises n’avaient vu tant de monde affluer sur leurs lointains rivages. Le nom indigène de ces peuplades est Kalalits ou Karalits de la race eskimau, dont le nombre peut être estimé à vingt mille. Depuis que les frères Moraves leur ont donné l’instruction religieuse, on en compte six mille qui sont convertis au catholicisme.

Des types assez curieux, ces Groenlandais, principalement sur la côte occidentale ; les hommes, petits ou de moyenne taille, trapus, vigoureux, courts de jambes, mains et attaches fines, carnation d’un blanc jaunâtre, figure large et aplatie, presque sans nez, yeux bruns et légèrement bridés, chevelure noire et rude qui leur retombe sur la face, ressemblant quelque peu à leurs phoques, dont ils ont la physionomie douce, et comme ces animaux, garantis contre le froid par la graisse. Vêtements à peu près les mêmes pour les hommes et les femmes, bottes, pantalons, « amaout » ou capuche ; mais celles-ci, gracieuses et rieuses dans la jeunesse, relèvent leurs cheveux en cimier, s’affublent d’étoffes modernes, s’ornent de rubans multicolores. Du reste, la mode du tatouage a disparu sous l’influence des missionnaires, et les deux sexes aiment avec passion le chant et la danse. Ces indigènes sont voraces. Dix kilogrammes de nourriture par jour, ils les absorberaient volontiers ; mais ils sont réduits à vivre de venaison, de chair de phoques, de poisson, de baies d’algues et de fucus comestibles. Quant à la boisson, l’eau-de-vie n’y entre que pour une faible part, et on n’en boit qu’une fois l’an à la fête du roi Christian IX.

On le comprend, l’arrivée d’un tel nombre d’étrangers à l’île Upernavik fut bien pour surprendre les quelques centaines d’indigènes qui habitent l’île. Et lorsqu’ils apprirent la cause de cette affluence, leur surprise ne diminua pas, bien au contraire. Ils n’en étaient plus, ces pauvres gens, à ignorer la valeur de l’or. Mais l’aubaine ne serait point pour eux. Si les milliards s’abattaient sur leur sol, ils n’iraient pas remplir leur poche, bien que les poches ne manquent point au vêtement groenlandais, qui n’est point celui des Polynésiens, et pour cause. Cependant, ils ne devaient pas se désintéresser de l’« affaire » qui amenait tant de voyageurs sur cette partie de l’archipel. Quelques familles eskimaudes quittèrent même Godhavn, Jacobshavn et autres ports du détroit de Davis pour se transporter à Upernavik. Et qui sait, après tout, si le Danemark tant emmilliardé n’étendrait pas à son domaine colonial du Nouveau Continent les bienfaits, les avantages, dont allaient profiter ses sujets européens ?…

Du reste, il commençait à être temps qu’il se produisît, le dénouement de ladite affaire, et, cela, pour plusieurs raisons.

D’abord, si d’autres steamers arrivaient encore sur ces parages, le port d’Upernavik ne suffirait plus à les contenir, et quels refuges trouveraient-ils au milieu de cet archipel ?…

Ensuite, le mois d’août allait s’ouvrir dans quelques jours, les bâtiments ne pouvaient s’attarder sous une latitude si élevée. Septembre, c’est l’hiver, puisqu’il ramène les glaces des détroits et des canaux du nord, et la mer de Baffin ne tarde pas à devenir impraticable. Il faut fuir, il faut sortir de ces parages, il faut laisser en arrière le cap Farewell, sous peine d’être pris dans les embâcles pour les sept ou huit mois des rudes hivers de l’océan Arctique.

Si donc, le bolide ne se décidait pas, pendant la première quinzaine d’août, à choir aux environs d’Upernavik, les steamers seraient bien forcés de quitter la place, car il ne venait à la pensée d’aucun de leurs passagers d’hiverner dans de telles conditions.

Qui sait, cependant, si M. Dean Forsyth et Omicron, si le docteur Hudelson consentiraient à partir, s’ils ne s’entêteraient pas à attendre leur bolide, si Francis Gordon parviendrait à leur faire entendre raison à ce sujet ! Assurément, si l’un restait, l’autre ne voudrait-il pas rester aussi ?…

Cependant, un raisonnement s’imposait, et M. de Schack, à l’occasion, l’avait fait devant eux sur la recommandation de Francis Gordon qui ne pouvait avoir l’influence d’un représentant du gouvernement danois, membre de la Commission internationale :

« Si le météore n’est pas tombé entre le 7 et le 15 août, comme l’ont indiqué les astronomes de Boston, c’est que les astronomes de Boston ont fait erreur… Et s’ils ont fait erreur sur l’époque, pourquoi ne se seraient-ils pas trompés sur le lieu ? »

C’était l’évidence. Nul doute que certains éléments eussent manqué aux calculateurs officiels pour obtenir des résultats précis. Et si, au lieu de tomber sur les parages d’Upernavik, le bolide allait prendre contact avec quelque autre point du globe terrestre situé sous sa trajectoire ?…

Et lorsqu’il entrevoyait cette éventualité, M. de Schack sentait un frisson lui courir dans le dos !

Il va sans dire que, pendant ces longues heures, les curieux faisaient de longues promenades à travers l’île. Son sol rocheux, presque plat, rehaussé seulement de quelques tumescences dans sa partie médiane, se prêtait facilement à la marche. Çà et là s’étendaient des plaines que recouvrait un tapis plus jaune que vert, où poussaient des arbustes qui ne deviendraient jamais des arbres, quelques séquoias rabougris, de ces bouleaux blancs qui poussent encore au-dessus du soixante-douzième parallèle, des mousses, des herbes, des broussailles.

Quant au ciel, il était généralement brumeux, et le plus souvent de gros nuages bas le traversaient sous le souffle des brises de l’est. La température ne dépassait guère quelques degrés au-dessus de zéro. Aussi les passagers étaient-ils heureux de retrouver à bord de leurs navires un confort que le village n’aurait pu leur offrir et une nourriture qu’ils n’eussent trouvée ni à Godhavn ni en aucune autre station du littoral.

Par malheur, à travers cette masse de vapeurs, il était difficile d’apercevoir le bolide à son passage. Sa vitesse continuait-elle à s’amoindrir ?… Diminuait-elle, la distance qui le séparait de la terre ?… Sa chute serait-elle prochaine ?… Autant de questions d’une extrême gravité que les plus savants de ces curieux n’auraient pu résoudre ! Il semblait bien présent cependant, à de certaines lueurs qui se montraient derrière les nuages, traçant une ligne du nord-est au sud-ouest. Certains sifflements que l’oreille percevait au milieu de la brise prouvaient que le météore décrivait toujours son orbite dans l’espace. Mais, en vérité, depuis trois jours que le Mozik avait pris son mouillage, l’impatience commençait à gagner ses passagers, et surtout l’inquiétude qu’ils eussent inutilement fait un pareil voyage.

L’un de ceux auquel le temps paraissait le moins long était sûrement M. Seth Stanfort. Il savait comme on dit « se tenir compagnie à lui-même », et, bien que quelques bonnes relations se fussent établies entre M. de Schack, Francis Gordon et lui, il ne s’ennuyait pas trop lorsque leur conversation venait à lui faire défaut. Il était venu à Upernavik en qualité de curieux, accourant volontiers là où il y avait un peu d’extraordinaire à voir. Si la chute s’effectuait, il serait heureux de contempler le météore. Si elle ne s’effectuait pas, personne n’en prendrait son parti plus volontiers que lui, et il reviendrait en Amérique, et il courrait à de nouvelles attractions, au gré de sa fantaisie et dans toute son indépendance.

Quatre jours s’étaient écoulés depuis l’arrivée du Mozik, lorsque, dans la matinée du 31 juillet, un dernier bâtiment fut signalé au large d’Upernavik. C’était un steamer qui se glissait à travers les îles et îlots de l’archipel pour venir prendre son mouillage.

À quelle nation appartenait ce navire ? Aux États-Unis, ainsi que l’indiqua bientôt le pavillon aux cinquante et une étoiles, qu’il portait à sa corne de brigantine.

À n’en pas douter, ce steamer annonçait un nouveau lot de curieux sur le théâtre du grand fait météorolique, des retardataires qui, d’ailleurs, n’arriveraient point en retard, puisque le globe d’or, s’il gravitait dans l’atmosphère terrestre, n’appartenait pas encore à la terre.

Mais peut-être ce steamer, qui venait évidemment de l’un des ports américains, apportait-il aussi quelque nouvelle relative au bolide ?… Qui sait si les astronomes n’avaient pas obtenu des calculs plus précis, sinon sur le lieu, du moins touchant la date de la chute ?…

Et, le toujours désolé Francis Gordon, de se répéter :

« Si la bonne chance voulait qu’il retournât là d’où il est venu, ce maudit météore, mon oncle et le docteur finiraient par n’y plus penser et alors… »

Mais si c’était le secret désir du jeune homme, ni M. Forsyth ni M. Hudelson ne le partageaient, on peut en être sûr, ni M. de Schack, ni personne des curieux venus sur cette île.

Vers onze heures du matin, le steamer Orégon laissait tomber son ancre au milieu de la flottille. Un canot s’en détachait et mettait à terre un des passagers, sans doute plus pressé que ses compagnons de voyage.

C’était, en effet, un des astronomes de l’Observatoire de Boston, M. Wharf, qui se fit conduire chez le chef de l’inspectorat du Nord, alors en tournée à Upernavik. Celui-ci prévint aussitôt M. de Schack, et le délégué du Danemark se rendit à la maisonnette au toit de laquelle se déployait le pavillon national.

L’anxiété fut grande, et chacun eut le pressentiment que le passager de l’Orégon apportait quelque importante nouvelle !… Est-ce que le bolide, par hasard, allait fausser compagnie à tout ce monde, et « filer à l’anglaise » vers d’autres parages célestes, selon le vœu de Francis Gordon ?…

On fut bientôt rassuré à cet égard. Il s’agissait bien d’une nouvelle, ou plutôt d’une information qui satisferait la curiosité générale et que l’inspecteur fit parvenir à bord de tous les navires.

Grâce aux dernières observations sur la marche du météore, la précision des calculs avait été poussée plus loin « jusqu’aux quatrièmes ou cinquièmes décimales » eût dit un mathématicien. Ils ne modifiaient en rien ce qui concernait la chute aux environs d’Upernavik, mais ils réduisaient le laps de temps antérieurement fixé entre le 7 et le 15 août… L’écart ne compterait plus dix jours, trois seulement, et ce serait du 3 au 5 que le bolide tomberait sur l’île à la grande joie des spectateurs et pour le plus grand profit du Danemark.

« Enfin !… enfin !… il ne nous échappera pas ! », s’écrièrent, chacun de son côté, M. Forsyth et le docteur Hudelson.

Et, ce que le délégué de la Commission internationale reçut de compliments ne saurait se chiffrer ! On le saluait comme s’il eût été le seul propriétaire du météore, et plus bas que ne furent jamais salués les milliardaires américains !… Et, en effet, n’était-ce pas un trillionnaire, en qui s’incarnait la race danoise ?…

On était au 31 juillet. Dans quatre-vingt-seize heures au plus tôt, mais dans cent heures au plus tard, le tant désiré bolide reposerait sur la terre groenlandaise…

« À moins qu’il ne s’en aille par le fond ! », murmurait Francis Gordon, seul, d’ailleurs, à concevoir cette pensée et à formuler cette espérance !

Mais que l’affaire dût, ou non, avoir ce dénouement, que le météore et le globe terrestre dussent ou non se rencontrer pour ne plus se séparer jamais, il y a lieu de noter qu’il se produisit une autre rencontre qui serait sans doute suivie d’une nouvelle séparation.

M. Seth Stanfort se promenait sur la plage pour assister au débarquement des passagers de l’Orégon, lorsqu’il s’arrêta soudain à la vue d’une passagère au moment où une des embarcations la déposait sur le sable.

Seth Stanfort redressa la tête, s’assura que ses yeux ne le trompaient pas, s’approcha, et d’une voix qui dénotait une surprise où ne se sentait aucun déplaisir :

« Mistress Arcadia Walker, si je ne fais point erreur, dit-il.

– M. Stanfort ! répondit la passagère.

– Je ne m’attendais pas, mistress Arcadia, à vous revoir sur cette île lointaine…

– Et moi, pas davantage, monsieur Stanfort…

– Et comment vous portez-vous, mistress Arcadia ?…

– On ne peut mieux, monsieur Stanfort… Et vous-même ?…

– Très bien, parfaitement bien !»

Et ils se mirent à causer comme deux anciennes connaissances qui viennent de se retrouver par un pur hasard.

Puis, tout d’abord, mistress Arcadia Walker de demander, en levant sa main vers l’espace :

« Il n’est pas encore tombé ?…

– Non… rassurez-vous, pas encore… mais, d’après ce que je viens d’apprendre, cela ne saurait plus tarder…

– Je serai donc là… dit mistress Arcadia Walker avec une vive satisfaction.

– Comme j’y suis moi-même ! », répondit M. Seth Stanfort.

Décidément, c’étaient deux personnes distinguées, deux personnes du monde, et pourquoi ne pas dire deux anciens amis que le même sentiment de curiosité venait de réunir sur cette plage d’Upernavik. On le sait, après leur seconde visite au juge de paix de Whaston, ils s’étaient séparés sans aucun reproche, sans aucune récrimination, deux époux qui ne se convenaient pas, et s’étaient séparés amiablement… M. Seth Stanfort avait voyagé de son côté, Mrs Arcadia Walker du sien… La même fantaisie les avait amenés tous les deux sur cette île groenlandaise, et pourquoi auraient-ils affecté de ne point se reconnaître, de ne pas se connaître ?… N’y a-t-il rien de plus vulgaire, de moins comme il faut, que la bouderie réciproque de deux êtres qui ont, en somme, conservé une véritable estime l’un pour l’autre ?…

Certes, Mrs Arcadia Walker n’avait point trouvé en Seth Stanfort son idéal, mais, très probablement, elle ne l’avait encore rencontré nulle part… Personne ne l’avait sauvée au péril de sa vie, comme elle eût désiré l’être. Quant à son ancien mari, il avait conservé d’elle un excellent souvenir, celui d’une personne intelligente, originale, qui n’avait que le seul tort d’être sa femme.

Donc, ces premiers propos échangés, sans faire d’allusion sur un passé qui datait de deux grands mois déjà, M. Seth Stanfort se mit à la disposition de Mrs Arcadia Walker. On ignorait qu’ils avaient été mari et femme, et il n’y aurait aucune raison de le dire. Ce seraient un ami et une amie qu’une heureuse fortune aurait destinés à se rencontrer au-delà du soixante-treizième degré de latitude septentrionale.

Mrs Arcadia Walker accepta très volontiers les services de M. Seth Stanfort, et il ne fut plus question entre eux que du phénomène météorologique dont le dénouement était si prochain.

La nouvelle apportée par l’Orégon produisit un effet énorme. Non seulement l’attente serait moins longue – pas même une centaine d’heures – mais il semblait qu’on devait accorder maintenant toute créance aux calculs des astronomes. Et puisqu’à une demi-journée près, pourrait-on dire, ils annonçaient la chute du bolide, il n’y avait pas à douter non plus que ce fût dans ces parages groenlandais. « Pourvu que ce soit bien sur l’île ! pensait M. Dean Forsyth.

– Et non à côté ! », pensait le docteur Hudelson.

Et l’on voit dans quelle commune préoccupation, qui était aussi celle de M. de Schack, ils se rencontraient tous deux.

En effet, c’était là le seul point un peu inquiétant.

Le 1er et le 2 août s’écoulèrent sans aucun incident. Par malheur, le temps devenait mauvais, la température commençait à baisser sensiblement, et peut-être cet hiver serait-il précoce. Les montagnes du littoral étaient blanches de neige, et lorsque le vent soufflait de ce côté, on le sentait si âpre, si pénétrant qu’il fallait se mettre à l’abri dans les salons des navires. Il n’y aurait donc pas lieu de s’attarder sous de pareilles latitudes, et, leur curiosité satisfaite, les curieux reprendraient volontiers les routes du sud.

Seul, sans doute, le délégué danois devrait rester à la garde du trésor, jusqu’au jour où son gouvernement en aurait opéré l’enlèvement. Et qui sait si, entêtés à faire valoir leurs réclamations, les deux rivaux ne voudraient pas demeurer avec lui. Voilà bien ce qui préoccupait Francis Gordon, cette perspective d’un long hivernage dans de telles conditions. Et il songeait à la pauvre Jenny, à sa mère, à sa sœur, à tous ces êtres chers qui comptaient les heures en attendant leur retour !

Dans la nuit du 2 au 3 août, ce fut une véritable tempête qui se déchaîna sur l’archipel. Vingt heures avant, l’astronome de Boston avait bien pu constater le passage au-dessus de l’île du bolide, dont la vitesse de translation diminuait sans cesse. Mais, à quelle hauteur, l’état de l’atmosphère avait empêché de le reconnaître. Et telle était la violence de la tourmente, que quelques braves curieux se demandaient si elle n’allait point « emporter le bolide au diable » !

Il fut impossible de demeurer à terre, et les maisonnettes d’Upernavik n’auraient pu loger tout ce monde. Donc, nécessité de se confiner à bord des bâtiments et il fut heureux que les rafales vinssent de l’est, car, à venir du large, aucun d’eux n’aurait pu tenir sur ses ancres.

Aucune accalmie ne se manifesta dans la journée du 3 août, et la nuit qui suivit fut tellement troublée que le capitaine du Mozik éprouva de graves inquiétudes pour son navire, tout comme celui de l’Orégon. Toute communication eût été impossible entre les deux navires, bien qu’ils fussent mouillés à une demi-encablure l’un de l’autre.

Cependant, au milieu de la nuit du 3 au 4 août, la tourmente parut diminuer. Si elle s’apaisait dans quelques heures, tous les passagers en profiteraient certainement pour se faire mettre à terre. Ce 4, n’était-ce pas la date presque exactement fixée pour la chute ?…

Et ne voilà-t-il pas que vers sept heures du matin, une sorte de coup sourd se fit entendre, et si rude que l’île en trembla sur sa base…

Un indigène venait d’accourir à la maison occupée par M. de Schack, et il apportait la grande nouvelle…

Le bolide était tombé sur la pointe nord-ouest de l’île Upernavik !

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