Chapitre XIV Dans lequel on voit nombre de curieux profiter de cette occasion, non moins pour aller au Groenland que pour assister à la chute de l’extraordinaire bolide.

Le 5 juillet, dans la matinée, toute la population assistait au départ du steamer Mozik, qui allait quitter Charleston, le grand port de la Caroline du Sud. Toutes les cabines disponibles de ce navire de quinze cents tonneaux avaient été retenues depuis plusieurs jours, tant affluaient les curieux Américains qui voulaient se rendre au Groenland. Et non seulement le Mozik avait été frété pour cette destination, mais nombre d’autres paquebots de différentes nationalités se disposaient à remonter l’Atlantique jusqu’au détroit de Davis et à la mer de Baffin, au-delà des limites du cercle polaire arctique.

Cette prodigieuse affluence se comprendra dans l’état de surexcitation où se trouvaient les esprits. L’Observatoire de Boston ne pouvait avoir fait erreur, et des savants qui se fussent trompés dans des circonstances si exceptionnelles auraient été inexcusables, et eussent mérité d’être voués à l’indignation publique.

Qu’on se rassure, rien de plus exact. Ce n’était ni sur les territoires américains, anglais, russes, norvégiens, afghans, que devait tomber le bolide, ni sur les terres inabordables des contrées polaires, ni, non plus, dans les abîmes des océans dont aucun effort humain n’eût pu le retirer !…

Non, c’était le Groenland qui le recevrait sur son sol, c’était cette vaste région, appartenant au Danemark, que la fortune allait favoriser préférablement à tous les autres États de l’Europe, de l’Asie et de l’Amérique.

Il est vrai, elle est immense, cette contrée, et on ignore si elle est continent ou île. Il était donc à craindre que le météore ne s’abattît sur un point très éloigné du littoral, à des centaines de lieues vers l’intérieur, et les difficultés seraient grandes pour l’atteindre. N’importe ! on les vaincrait, ces difficultés, on braverait les froids arctiques et les tempêtes de neige, et quand même la chute se fût produite au pôle Nord, eh bien, nul doute qu’on aurait été au pôle Nord, et avec plus d’ardeur que ne l’ont fait jusqu’ici les navigateurs des latitudes hyperboréennes, Parry, Nansen ou autres, puisqu’il s’agirait d’y recueillir un bloc d’or valant quatre mille milliards !

Du reste, il y avait à espérer que le lieu de chute ne tarderait pas à être désigné avec plus de précision, comme la date à laquelle tomberait le météore. On ne doutait donc pas d’être fixé à cet égard dès l’arrivée des premiers navires sur la côte groenlandaise.

Si le lecteur eut pris passage sur le Mozik, au milieu des centaines de personnes – parmi elles quelques femmes, et non des moins curieuses – il eût remarqué quatre voyageurs qui ne lui sont pas inconnus. Leur présence, ou tout au moins la présence de trois de ces passagers, ne l’aurait pas autrement surpris.

L’un était M. Dean Forsyth, accompagné d’Omicron, qui avait quitté la tour d’Elizabeth-street, le troisième était M. Stanley Hudelson qui avait quitté le donjon de Morris-street.

En effet, dès que les compagnies de transport, bien avisées, eurent organisé ces voyages au Groenland, les deux rivaux n’hésitèrent point à prendre leur billet d’aller et retour. Au besoin, ils eussent affrété chacun un navire à destination d’Upernavik, capitale de la colonie danoise. Qu’ils eussent l’idée d’être les premiers à mettre la main sur le bloc d’or, de se l’approprier, de le rapporter à Whaston, non, évidemment. Mais on ne s’étonnera pas que tous deux voulussent se trouver là au moment de la chute…

Et qui sait si le gouvernement danois, ayant pris possession du bolide, ne leur attribuerait pas une certaine part de ces milliards tombés du ciel ?… Qui sait même s’il ne résoudrait pas la question pendante, s’il ne la trancherait pas en attribuant définitivement la découverte aux deux notables de la cité virginienne, si ce météore, l’un des plus extraordinaires qui eût jamais paru sur un horizon terrestre, ne serait pas catalogué sous la double appellation de Forsyth-Hudelson, de manière à lui donner rang au milieu des noms d’Herschel, d’Arago, de Le Verrier, illustres dans les fastes astronomiques ?…

Il va de soi que, à bord du Mozik, M. Forsyth et le docteur n’avaient point pris deux cabines voisines. Au cours de cette navigation, ils ne se tiendraient pas moins éloignés l’un de l’autre qu’à Whaston. Ils n’auraient aucun rapport, et quelques-uns de leurs partisans, embarqués avec eux, garderaient la même attitude.

Mrs Hudelson, cela est à noter, n’avait point déconseillé le départ de son mari, pas plus que la vieille Mitz n’avait essayé de dissuader son maître d’entreprendre ce voyage. Peut-être avaient-elles l’espoir qu’ils en reviendraient réconciliés. Pourquoi ne se présenterait-il pas des circonstances qui les ramèneraient à de meilleurs sentiments ? C’était bien l’opinion de miss Loo, et la fillette avait même proposé d’accompagner son père au Groenland. Peut-être n’était-ce pas là une mauvaise idée. Mais Mrs Hudelson n’avait point voulu y consentir. Ce voyage, qui exigerait une vingtaine de jours à l’aller, autant au retour, pouvait occasionner d’extrêmes fatigues. En outre, savait-on combien durerait le séjour sur la terre groenlandaise ?… Et si la chute tardait ?… Et si la mauvaise saison, très précoce sous ce climat si dur, arrivait avant que la campagne eût pris fin ?… Et si, ce qui était possible, M. Forsyth et M. Hudelson s’obstinaient à hiverner dans cette contrée, au-dessus du cercle polaire, comme des Lapons ou des Esquimaux ?… Non, il eût été imprudent de laisser partir miss Loo, qui ne renonça pas sans peine à ce voyage. Elle resterait donc près de sa mère, déjà trop inquiète pour le docteur, et près de sa sœur Jenny qui aurait tant besoin de consolations.

En effet, si la fillette n’avait point pris passage à bord du Mozik, Francis Gordon s’était résolu à accompagner son oncle. Assurément, pendant l’absence du docteur, il n’aurait pas voulu transgresser ses ordres formels en se présentant à la maison de Morris-street. Mieux valait donc qu’il prît part au voyage, tout comme le faisait Omicron, pour s’interposer le cas échéant entre les deux adversaires, et profiter de toute éventualité qui pourrait modifier cette déplorable situation. Il lui semblait bien qu’elle se détendrait d’elle-même, qu’après la chute du bolide, soit qu’il fût devenu propriété de la nation danoise, soit qu’il eût été se perdre dans les profondeurs de l’océan Arctique. Car, en dépit de leurs déclarations, les astronomes de Boston pouvaient s’être trompés en affirmant qu’il tomberait sur le territoire groenlandais. Ce pays n’est-il pas situé entre deux mers, lesquelles, à cette latitude, ne sont point séparées par plus d’une trentaine de degrés. Il suffirait, d’ailleurs, d’une déviation provoquée par quelque circonstance atmosphérique, pour que l’objet de tant de convoitises échappât à l’avidité humaine.

C’est là, on ne l’a point oublié, ce que désirait miss Loo, et Francis Gordon donnait absolument raison à la fillette.

Par exemple, un personnage que ce dénouement n’eût point satisfait, se trouvait au nombre des passagers du steamer. Ce n’était rien moins que M. Ewald de Schack, le délégué du Danemark à la Commission internationale. Le petit État du roi Christian allait tout simplement devenir le plus riche du monde. Si les coffres du gouvernement de Copenhague n’étaient pas assez grands, on les agrandirait, s’ils n’étaient pas assez nombreux, on augmenterait leur nombre. C’est là que les trillions devaient s’entasser et non au fond des mers.

Heureuse circonstance, d’ailleurs, qui avait favorisé ce petit royaume, où n’existait plus aucun impôt d’aucune sorte, et où serait anéantie l’indigence ! Étant donné la sagesse, la prudence danoise, nul doute que cette énorme masse d’or ne s’écoulerait qu’avec une extrême réserve. Il y avait donc lieu d’espérer que le marché monétaire ne subirait aucun trouble par le fait de cette pluie dont Jupiter inonda la jolie Danaé, s’il faut en croire les récits mythologiques.

Bref, M. de Schack allait être le héros du bord, et il était homme à tenir son rang. Les personnalités de M. Dean Forsyth et du docteur Hudelson s’effaçaient devant celle de ce représentant du Danemark, et, cette fois, c’était dans une haine commune que les deux rivaux se rencontraient envers ledit représentant d’un État, qui ne leur laissait aucune part dans leur immortelle découverte.

Et peut-être Francis Gordon ne s’illusionnait-il pas en tablant sur cette circonstance pour tenter un rapprochement de son oncle et du docteur.

La traversée de Charleston à la capitale groenlandaise peut être estimée à deux mille six cents milles, soit près de cinq mille kilomètres. On estimait qu’elle durerait une vingtaine de jours, y compris la relâche à Boston, où le Mozik se réapprovisionnerait de charbon. Du reste, il emportait des vivres pour plusieurs mois, ce que feraient les autres navires à même destination, car, par suite de l’affluence des curieux, il eût été impossible d’assurer leur existence à Upernavik.

Le Mozik remontait donc vers le nord, en longeant la côte orientale des États-Unis. Presque toujours la terre restait en vue, et, dès le lendemain du départ, le cap Hatteras, à la pointe de la Caroline du Nord, fut laissé en arrière.

Au mois de juillet, le ciel est généralement beau dans ces parages de l’Atlantique, et, tant que la brise soufflait de l’ouest, le steamer glissait sur une mer calme, couverte par la côte. Mais, parfois, le vent venait du large, et alors roulis et tangage produisaient leurs effets accoutumés.

Si M. de Schack avait un cœur solide de trillionnaire, si le mal de mer n’était point pour éprouver ce chanceux Omicron, il n’en fut pas ainsi de M. Dean Forsyth et du docteur Hudelson. C’était leur début en navigation, et ils payèrent largement tribut au dieu Neptune. Mais, pas un instant, ils n’en vinrent à regretter de s’être lancés dans une semblable aventure. Si on ne consentait pas à leur accorder quelques parcelles du bolide, ils seraient là, du moins, au moment de sa chute, ils le contempleraient, ils le palperaient, et, positivement, ils en étaient à croire que, s’il avait paru sur l’horizon terrestre, c’était grâce à eux !…

Il va sans dire que Francis Gordon ne donnait point prise au mal de mer. Ni nausées ni haut-le-cœur ne devaient le troubler pendant ce voyage. Aussi s’empressait-il à soigner son oncle et celui qui aurait dû être son beau-père depuis plusieurs semaines avec la même sollicitude. Et, lorsque la houle moins forte épargnait ses secousses au Mozik, il les conduisait hors de leurs cabines, il les amenait au grand air sur le spardeck, il les asseyait chacun sur un fauteuil canné, pas très loin l’un de l’autre, en ayant soin de diminuer graduellement cette distance.

« Comment allez-vous ?, disait-il en ramenant une couverture sur les jambes de son oncle.

– Pas très bien, Francis, répondait M. Forsyth, mais j’espère que je m’y ferai…

– N’en doutez pas, mon oncle ! »

Et, en accotant le docteur contre les coussins bien disposés :

« Comment cela va-t-il, monsieur Hudelson ? », répétait-il d’un ton affable, comme s’il n’eût jamais été congédié de la maison de Morris-street.

Et les deux rivaux restaient là quelques heures, ne cherchant point à se regarder mais n’évitant pas non plus leurs regards. Seulement, lorsque M. de Schack venait à passer près d’eux, solide sur ses jambes, sûr de lui comme un gabier qui se rit de la houle, la tête haute de l’homme qui ne rêve que rêves d’or, qui voit tout en or, M. Forsyth et M. Hudelson se redressaient, leurs yeux lançaient des éclairs, et s’ils avaient été doués d’une tension électrique suffisante, ils auraient foudroyé le commissaire danois.

« Ce détrousseur de bolides, murmurait M. Forsyth.

– Ce voleur de météores ! », ajoutait M. Hudelson.

Mais M. de Schack n’y prenait garde ; il ne voulait même pas remarquer leur présence à bord. Il allait et venait dédaigneusement avec l’aplomb d’un homme qui va rapporter à son pays plus d’argent qu’il n’en faudrait pour racheter le Holstein et le Schleswig à l’Allemagne, même pour rembourser la dette du monde entier, puisqu’elle ne dépasse pas cent soixante milliards.

Cependant, la navigation se poursuivait dans des conditions assez heureuses, en somme. D’autres navires, partis des ports de la côte est, remontaient au nord, en se dirigeant vers le détroit de Davis. Et il était probable qu’au large, nombre d’autres traversaient l’Atlantique à même destination.

Le Mozik passa devant la baie de New York sans s’arrêter, et, cap au nord-est, suivit le littoral de la Nouvelle-Angleterre jusqu’à la hauteur de Boston ; puis, dans la matinée du 13 juillet, vint relâcher devant cette capitale de l’État de Massachusetts. Il ne devait y passer qu’une journée pour remplir ses soutes, car ce n’est pas au Groenland qu’il aurait pu renouveler son combustible.

Si la traversée n’avait pas été mauvaise, cependant les passagers, pour la plupart, venaient d’être très éprouvés par le mal de mer. Aussi plusieurs renoncèrent-ils à prolonger leur séjour à bord du Mozik, et on en compta une demi-douzaine qui débarquèrent à Boston. Qu’on en soit sûr, ce n’étaient ni M. Dean Forsyth ni le docteur Hudelson ! Ne point persister à se rendre au Groenland, eût-ce été admissible de la part de ces deux personnages ? Dussent-ils, sous les coups de roulis et de tangage, en arriver à leur dernier souffle, du moins le rendraient-ils en face du météore aérien, devenu météore terrestre.

Le débarquement de ces quelques passagers, moins endurants ou moins passionnés, laissa libre plusieurs des cabines du Mozik. Mais elles ne manquèrent pas d’occupants qui en profitèrent pour prendre passage à Boston.

Parmi ceux-ci, on aurait pu remarquer un gentleman de belle allure, qui s’était présenté des premiers pour prendre possession de l’une des cabines vacantes et qu’il n’eût permis à personne de lui disputer. Ce gentleman qui ne cachait point son extrême satisfaction d’avoir trouvé place à bord, n’était autre que M. Seth Stanfort, l’époux divorcé de miss Arcadia Walker, dont le mariage s’accomplit dans les conditions que l’on sait, par devant le juge Proth de Whaston.

Après la séparation, qui remontait déjà à plus de deux mois, M. Seth Stanfort était rentré à Boston. Toujours possédé du goût des voyages, il avait été visiter les principales villes du Canada, Québec, Toronto, Montréal, Ottawa. Cherchait-il à oublier son ancienne femme, ou ne lui restait-il aucun souvenir de mistress Arcadia Stanfort, cela semblait peu probable. Les deux époux s’étaient plu d’abord, ils s’étaient déplu ensuite. Un divorce aussi original que le fut leur mariage les avait séparés l’un de l’autre. Ils ne se reverraient jamais sans doute, ou, s’ils se revoyaient, peut-être ne se reconnaîtraient-ils même pas ?…

Bref, M. Seth Stanfort venait d’arriver à Toronto, la capitale actuelle du Dominion, lorsqu’il eut connaissance des télégrammes relatifs au bolide. Que la chute eût dû s’effectuer à quelques milliers de là dans les régions les plus reculées de l’Asie ou de l’Afrique, il aurait assurément fait l’impossible pour s’y rendre. Ce n’est point que ce phénomène astronomique l’intéressât autrement, mais, assister à un spectacle qui ne compterait qu’un nombre relativement infime de spectateurs, voir ce que des millions d’êtres humains ne verraient pas, cela était bien pour tenter un aventureux gentleman, grand amateur des déplacements, et auquel sa fortune permettait les plus fantaisistes voyages.

Or, cette fois, il ne s’agissait pas de partir pour les antipodes. Le théâtre de cette féerie astronomique se trouvait à la porte du Canada. Sans doute, ce serait une foule qui assisterait au dénouement de cette histoire météoro-fantastique. M. Seth Stanfort ne formerait qu’une unité dans cette foule… Néanmoins, cet événement, assez curieux en somme, ne se reproduirait probablement pas de sitôt du moins, et il convenait d’avoir été de ceux qui se seraient rendus au Groenland.

M. Seth Stanfort prit donc le premier train qui partait pour Québec, puis de là celui qui courait vers Boston à travers les plaines du Dominion et de la Nouvelle-Angleterre. Mais, en arrivant à Boston, plus de navire en partance. Le dernier bâtiment avait pris la mer deux jours avant avec un nombre considérable de passagers.

M. Seth Stanfort dut attendre. Les feuilles maritimes lui avaient annoncé que le Mozik, de Charleston, devait faire escale à Boston, et peut-être trouverait-il à s’y embarquer. En réalité, il n’y avait point de temps à perdre. La chute, d’après les informations de l’Observatoire, se produirait entre le 7 et le 15 août. Or, on était au 11 juillet, et de la capitale du Massachusetts à la capitale groenlandaise, le steamer n’aurait pas moins de dix-huit cents milles à franchir dans des mers souvent troublées par les courants venus des hauteurs du pôle Nord.

Quarante-huit heures après l’arrivée de M. Seth Stanfort à Boston, le Mozik entra dans le port, et on sait grâce à quelles circonstances le chanceux gentleman put disposer d’une cabine devenue libre.

En quittant Boston, le Mozik, sans perdre la terre de vue, passa au large de Portsmouth, de Portland, prêt à recueillir les informations que lui enverraient les sémaphores relativement au bolide. Les passagers le voyaient bien passer au-dessus de leur tête, lorsque l’espace se dégageait, mais ils n’auraient pu apprécier la décroissance de sa vitesse de manière à connaître plus exactement et la date et le lieu de sa chute. Les postes sémaphoriques restèrent muets. Peut-être celui d’Halifax serait-il plus loquace, lorsque le steamer se trouverait à l’ouvert de ce grand port de la Nouvelle-Écosse.

Il n’en fut rien, et combien les voyageurs durent regretter que la baie de Fundy, entre la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick, n’offrît pas d’issue vers l’est ! Ils n’auraient pas eu à supporter les violentes mers qui les assaillirent jusqu’à l’île du Cap-Breton. Et, malgré les réconfortantes recommandations de Francis Gordon, M. Forsyth et M. Hudelson ne s’y faisaient pas plus l’un que l’autre. Et même, il échappa au premier que relevait Omicron, alors qu’un rude coup de roulis venait de les plaquer côte à côte sur le spardeck :

« C’est pourtant votre bolide qui est cause de tout cela !

– Le vôtre, s’il vous plaît, le vôtre ! », répondit le docteur que Francis aidait à se remettre d’aplomb.

Eh ! ils n’en étaient plus à se battre sur une question de priorité ! Mais de là à une réconciliation, il y avait loin encore.

Heureusement, le commandant du Mozik eut l’excellente idée, en voyant les passagers si malades, de leur épargner les terribles houles du large. À s’engager dans le golfe du Saint-Laurent, en s’abritant du littoral de Terre-Neuve, il regagnerait la haute mer par le détroit de Belle-Isle, et leur assurerait une navigation plus calme. Puis, après avoir traversé dans toute sa largeur le détroit de Davis, il irait chercher la côte occidentale du Groenland.

C’est ce qui se fit les jours suivants, et le cap Farewell, à l’extrémité de la terre groenlandaise fut signalé dans la matinée du 21 juillet. C’est contre ce cap que viennent se briser les lames de l’océan Atlantique septentrional, et avec quelle furie, ils ne le savaient que trop, les courageux pêcheurs du banc de Terre-Neuve et de l’Islande !

Par bonheur, il n’était point question de remonter le long de la côte est du Groenland, puisque, d’après les astronomes, le bolide tomberait dans le voisinage du détroit de Davis ou de la mer de Baffin plutôt qu’au large des terres américaines. Cette côte, d’ailleurs, est à peu près inabordable, elle n’offre aucun port où les bâtiments puissent relâcher, et les houles de la haute mer la battent de plein fouet. Au contraire, une fois engagé dans le détroit de Davis, les abris ne manquent ni au fond des fjords, ni derrière les îles, et, sauf lorsque les vents du sud donnent directement, la navigation s’effectue dans des conditions favorables.

Un peu au-dessus du cap Farewell s’ouvre le petit port de Lichtenau, où venait d’arriver un rapide croiseur anglais expédié de Saint-Jean de Terre-Neuve. Ce croiseur était porteur d’une nouvelle des plus intéressantes pour les voyageurs qu’une si extraordinaire curiosité amenait vers ces parages au-delà du cercle polaire arctique.

Des récentes observations faites à l’Observatoire de Boston, les astronomes avaient pu calculer avec plus de précision quelle partie du Groenland recevrait le météore. Ce serait aux environs d’Upernavik, dans un rayon qui ne dépasserait pas cinq à six lieues. Information heureuse s’il en fut et que le sémaphore transmit au Mozik, alors qu’il passait en vue de Lichtenau.

Il n’y avait plus à craindre que le globe d’or allât se perdre dans les profondeurs de la mer. Il ne serait pas nécessaire de s’aventurer au milieu de ces affreuses solitudes, de ces régions inhabitables qui s’étendent vers le nord du Groenland. Le champ de chute était circonscrit à quelque vingt ou trente milles carrés. Ce fut une joie pour les passagers, qui, en ayant fini avec les fatigues de l’aller, ne voulaient même pas songer aux épreuves du retour. Et, dans le salon du Mozik, M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson ne furent pas les derniers à répondre aux toasts que le généreux Seth Stanfort porta en l’honneur du bolide, en offrant le champagne à ses compagnons de voyage.

Assurément, la satisfaction eût été plus complète, non seulement à bord du paquebot, mais dans le monde entier, pourrait-on dire, si la date du grand événement avait pu être fixée plus exactement, sinon à une heure, du moins à un jour près. Mais les calculs ne l’avaient pas établie encore, et il y avait toujours lieu de l’attendre pour la seconde semaine du mois d’août.

La traversée se continua sans que les passagers eussent à trop se plaindre. Le vent, en forte brise, venait maintenant du nord-est, et sur le littoral opposé du Groenland, la houle devait battre avec une redoutable violence. C’était donc une très favorable circonstance que l’itinéraire du Mozik dût s’effectuer par le détroit de Davis, même en se prolongeant jusqu’aux parages de la mer de Baffin, déjà très élevés en latitude.

Toute cette partie de la côte groenlandaise, depuis le cap Farewell jusqu’à l’île Disko, présente surtout des falaises de roches primitives dont l’altitude est considérable. Les vents du large sont arrêtés par cette barrière, et les navires n’ont que l’embarras du choix entre les multiples rades, criques, ports qui leur offrent de sûrs abris. Même pendant la période hivernale, ce littoral est moins obstrué par les glaces que les courants du pôle accumulent dans l’océan boréal. Il est vrai, les montagnes de l’intérieur sont couvertes de neiges perpétuelles, et il eût été très difficile de retrouver le bolide s’il fut tombé au milieu de leur dédale.

Ce fut dans ces conditions que le Mozik battit de sa rapide hélice les eaux de la baie Gilbert. Il vint relâcher quelques heures à Godthaab où le cuisinier du bord put se procurer du poisson frais en grande quantité, et n’est-ce pas de la mer que les peuplades groenlandaises tirent leur principale nourriture ? Puis, il passa successivement à l’ouvert des ports de Holsteinborg et de Christianshaab, tellement enfermés dans leurs murailles de roches qu’on ne saurait en soupçonner l’existence. Ce sont là d’utiles retraites pour les nombreux pêcheurs du détroit de Davis. Ces bourgades offrent toujours une certaine animation pendant la saison hivernale. Nombre de bâtiments, d’ailleurs, font la chasse des baleines, des narvals, des morses, des phoques dans ces parages, en s’élevant parfois jusqu’aux dernières limites de la mer de Baffin qui communique par le détroit de Smyth avec les mers arctiques.

L’île Disko, que le steamer atteignit dans la journée du 22 juillet, est la plus importante de toutes celles dont le chapelet s’égrène le long du littoral groenlandais. Cette île aux falaises basaltiques possède une capitale, Godhavn, bâtie sur sa côte méridionale. Cette station danoise se compose, non de maisons en pierre, mais de maisons en bois, avec murs de poutres à peine équarries, enduites d’une épaisse couche de goudron qui s’oppose à la pénétration de l’air. En sa qualité de passager que n’hypnotisait pas le météore, Francis Gordon fut vivement impressionné à la vue de cette bourgade noirâtre, que relevait çà et là la teinte rouge des toitures et des fenêtres. Il se demandait ce que devait être la vie pendant les hivers de ce climat, et on l’eût bien étonné en lui assurant qu’elle était à peu près celle des familles de Copenhague. Certaines maisons n’y sont point dépourvues de confortable, bien que peu meublées, ayant salon, salle à manger, bibliothèques même, car « la haute société », si l’on peut s’exprimer de la sorte, est danoise d’origine. L’autorité y est représentée par un inspecteur qui, chaque année, se transporte jusqu’à la cité d’Upernavik, située plus au nord, et qui est la véritable capitale du Groenland.

Après avoir laissé en arrière l’île Disko, le Mozik s’engagea à travers le détroit de Waigat qui sépare l’île du continent américain, et le 25 juillet, vers six heures du soir, il vint mouiller dans le port d’Upernavik.

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