Chapitre III Où il est question du docteur Sydney Hudelson, de sa femme, mistress Flora Hudelson, de miss Jenny et de miss Loo, leurs deux filles.

« Pourvu qu’il ne l’ait pas aperçu, lui aussi, Dean Forsyth ! » Voici ce que venait de se dire aussi le docteur Sydney Hudelson.

Car il était docteur, et s’il n’exerçait pas la médecine à Whaston, c’est qu’il préférait consacrer tout son temps et toute son intelligence à ces hautes, à ces sublimes occupations de l’astronomie.

Du reste, le docteur Hudelson possédait une jolie fortune, tant de son chef que du chef de mistress Hudelson, née Flora Clarish. Sagement administrée, elle lui assurait l’avenir, et aussi celui de ses deux filles, Jenny et Loo Hudelson.

Ce docteur astronome était âgé de quarante-sept ans, sa femme de quarante ans, sa fille aînée de dix-huit ans, sa fille cadette de quatorze ans.

Assurément, bien que les familles Forsyth et Hudelson fussent très unies, il n’en existait pas moins une certaine rivalité entre Sydney Hudelson et Dean Forsyth. On ne dira pas qu’ils se disputaient telle ou telle planète, telle ou telle étoile, puisque les astres du ciel appartiennent à tous, même à ceux qui ne les ont pas découverts ; mais il leur arrivait fréquemment de se disputer à propos de telle ou telle observation météorologique. Ce qui eût pu envenimer les choses, et provoquer parfois de regrettables scènes, c’eût été l’existence d’une dame Dean Forsyth. Or, on le sait, ladite dame n’existait pas, puisque celui qui l’aurait épousée, était resté célibataire, et n’avait jamais eu, même en rêve, la pensée de se marier. Donc aucune épouse pour prendre le parti de l’époux et, par conséquent, toute chance qu’une brouille entre les deux astronomes-amateurs pût s’apaiser à bref délai.

Sans doute, dans la seconde famille, il y avait bien Mrs Flora Hudelson. Mais c’était une excellente femme, excellente mère, excellente ménagère, de nature très conciliatrice, incapable de tenir un propos malséant sur personne, ne déjeunant pas d’une médisance, ne dînant pas d’une calomnie, à l’exemple de tant de dames, même des plus considérées dans les diverses sociétés de l’Ancien et du Nouveau Monde. Ce modèle des conjointes s’appliquait surtout à calmer son mari, lorsqu’il rentrait, la tête en feu, à la suite de quelque discussion avec son intime ami Forsyth.

Il faut dire que Mrs Hudelson trouvait tout naturel que M. Hudelson s’occupât d’astronomie, qu’il vécût dans les profondeurs du firmament, à la condition qu’il en descendît, lorsqu’elle le priait d’en descendre. D’ailleurs, contrairement à la bonne Mitz qui harcelait son maître, elle ne harcelait point son mari ; elle ne maugréait point et s’ingéniait pour tenir quand même les plats à un bon degré de cuisson ; elle respectait son absorption, lorsqu’il était absorbé ; elle s’inquiétait aussi de ses travaux, et savait lui servir d’encourageantes paroles, s’il semblait inquiet de quelque découverte et s’égarait dans les espaces infinis au point de ne plus retrouver sa route.

Voilà une femme comme nous en souhaitons à tous les maris, surtout quand ils sont astronomes.

La fille aînée, cette charmante Jenny, promettait de suivre les traces de sa mère, de marcher du même pas sur les chemins de l’existence. Évidemment, Francis Gordon était destiné à devenir le plus heureux des hommes, s’il épousait Jenny Hudelson. Sans vouloir humilier les misses américaines, il est permis de dire que dans toute l’Amérique, il ne se rencontrait pas une jeune fille plus charmante, plus attrayante, plus douée de l’ensemble des perfections humaines. Une aimable blonde aux yeux bleus, à la carnation fraîche, de jolies mains, de jolis pieds, une jolie taille, autant de grâce que de modestie, autant de bonté que d’intelligence. Aussi, Francis Gordon l’appréciait-il non moins qu’elle appréciait Francis Gordon. Le neveu de M. Dean Forsyth possédait d’ailleurs toute l’amitié, toute la sympathie de la famille Hudelson. Cela n’avait point tardé à se traduire sous la forme d’une demande en mariage, qui fut acceptée de part et d’autre. Ces deux jeunes futurs se convenaient si bien ! Ce serait l’aisance dans le ménage que Jenny apporterait avec ses qualités familiales. Quant à Francis Gordon, il serait doté par son oncle, dont la fortune lui reviendrait un jour. Mais laissons de côté ces perspectives d’héritages. Il ne s’agissait pas de l’avenir qui était assuré, mais du présent dans lequel se réuniraient toutes les conditions de bonheur.

Donc, Francis Gordon était fiancé à Jenny Hudelson, Jenny Hudelson était fiancée à Francis Gordon, et le mariage, à une date prochainement fixée, serait célébré par les soins du révérend O’Garth à Saint-Andrew, la principale église de cette heureuse ville de Whaston.

Et vous pouvez être sûrs qu’il y aurait grande affluence à cette cérémonie nuptiale, car les deux familles jouissaient d’une estime qui n’avait d’égale que leur honorabilité. Et non moins sûrs, en outre, que la plus gaie, la plus vive, la plus envolée, ce jour-là, serait cette mignonne Loo, qui servirait de demoiselle d’honneur à sa sœur bien-aimée. Elle n’a pas quinze ans encore, cette fillette, et elle a bien le droit d’être aussi jeune que possible. Tout le monde la choie, tout le monde l’aime. C’est le mouvement perpétuel, et les savants ne le trouveront jamais que dans ces natures-là. Un peu espiègle, avec des reparties inattendues, elle ne se gênait point de plaisanter les « planètes à papa » ! Mais on lui pardonnait tout, on lui passait tout, et le docteur Hudelson était le premier à rire, et, pour unique punition, à mettre un baiser sur ses fraîches joues de fillette.

Au fond, M. Hudelson était un brave homme, mais d’un entêtement égal à sa susceptibilité. Sauf Loo, dont il admettait les plaisanteries sans importance, chacun respectait ses manies et ses habitudes. Très acharné à ses études météorologiques, très buté dans ses démonstrations, très jaloux des découvertes qu’il faisait ou prétendait faire, il sentait dans son ami Dean Forsyth un rival avec lequel s’engageaient parfois d’interminables discussions à propos de tel ou tel météore. Deux chasseurs sur le même terrain de chasse, et qui se disputent les coups de fusil ! Maintes fois, il en résultat des refroidissements qui auraient pu dégénérer en brouilles, n’eût été là cette bonne Mrs Hudelson pour dissiper ces orages. Et elle y était bien aidée par ses deux filles et par Francis Gordon. Du reste, lorsque le mariage de Francis et de Jenny aurait relié plus étroitement les familles, ces orages passagers seraient moins redoutables, et, qui sait, peut-être les deux amateurs, unis dans une sérieuse collaboration, poursuivraient-ils de conserve leurs recherches astronomiques ! Ils se partageraient équitablement le gibier découvert, sinon abattu, sur ces vastes champs de l’espace.

Il convient de le noter, en même temps qu’il faisait de la météorologie, M. Stanley Hudelson s’occupait de statistique – une statistique toute spéciale à la criminalité, dont les courbes, suivant des savants très autorisés, obéissent aux variations thermométriques ou barométriques. Ces concordances, le docteur Hudelson mettait tous ses soins à les relever. Ce graphique du crime, il ne négligeait rien de ce qui permettait de le tenir en état. Il était en correspondance suivie avec M. Linnoy, le directeur du service météorologique de l’Illinois, auquel il fournissait ses observations personnelles. Il n’aurait pas fallu le contredire, lorsque, d’accord avec ce savant de Chicago, il soutenait que « la progression criminelle marche de pair avec l’élévation de la température, sinon par jour, au moins pour les mois, les saisons et les années ». À les en croire, les crimes présentent une légère recrudescence par les temps clairs et une légère diminution par les temps brumeux. L’abaissement de la chaleur, surtout durant les mois d’hiver, et les pluies excessives en été, paraissent correspondre à une décroissance des attentats contre les propriétés et les personnes. Enfin leur nombre baisse quand le vent tourne au nord-est. En outre, il paraîtrait que les trois courbes météorologiques de la folie, du suicide et du crime se superposent assez exactement, dans les mêmes conditions de saison et de température.

Oui ! le docteur Hudelson était attaché tout entier à ces curieuses théories. En ce qui concernait la criminalité et les chances d’en être victimes, il conseillait de prendre plus de précautions pendant les « 4 mois criminels ». Aussi cette rieuse de Loo poussait-elle soigneusement le verrou de sa chambrette par les grandes chaleurs, les grandes sécheresses, et lorsque le vent ne soufflait pas du bon côté.

La maison du docteur Hudelson était des plus confortables – une mieux tenue, on l’aurait vraiment cherchée dans tout Whaston. Ce joli hôtel, au numéro 27 de Moriss-street, marquait le milieu de la rue, entre cour et jardin avec de beaux arbres et des pelouses verdoyantes. Il se composait d’un rez-de-chaussée et d’un premier étage sur sept fenêtres de façade. La haute toiture était dominée à gauche par une sorte de donjon carré, haut d’une trentaine de pieds, terminé par une terrasse à balustres. À l’un des angles se dressait le mât auquel les dimanches et jours fériés se hissait le pavillon aux cinquante et une étoiles des États-Unis d’Amérique.

La chambre supérieure de ce donjon avait été appropriée pour des travaux d’observatoire. C’est là que fonctionnaient les instruments du docteur, lunettes et télescopes, à moins que pendant les belles nuits, il ne les transportât sur la terrasse d’où ses regards pouvaient librement parcourir le dôme céleste. C’était là, d’ailleurs, qu’il attrapait ses rhumes les plus corsés, en dépit des recommandations de Mrs Hudelson.

« Papa finira même par enrhumer ses planètes ! répétait volontiers miss Loo. Cela se gagne, les coryzas. »

Mais le docteur n’écoutait rien et bravait parfois des sept ou huit degrés centigrades au-dessous de zéro pendant les grandes gelées d’hiver, alors que le firmament apparaissait dans toute sa pureté.

Il est à noter que, de l’observatoire de la maison de Morris-street, on distinguait sans peine la tour de la maison d’Elizabeth-street. Aucun monument ne s’élevait entre l’une et l’autre, aucun arbre n’interposait ses épaisses ramures. Un demi-mille, séparait les deux quartiers qu’elles occupaient. Avec une bonne jumelle, sans recourir au télescope à longue portée, on reconnaissait très aisément les personnes qui se tenaient sur la tour ou sur le donjon. Assurément, Dean Forsyth avait autre chose à faire que de regarder Stanley Hudelson, et Stanley Hudelson n’eût pas voulu perdre son temps à regarder Dean Forsyth. Leurs observations visaient plus haut, et ne s’adressaient point aux objets terrestres. Mais il était assez naturel que Francis Gordon cherchât à voir si Jenny Hudelson ne se trouvait pas sur la terrasse et souvent leurs yeux se parlaient à travers les lorgnettes. Il n’y avait pas de mal à cela, je pense.

Certes, il eût été facile d’établir une communication télégraphique ou téléphonique entre les deux maisons. Un fil tendu du donjon à la tour eût servi aux conversations les plus agréables ; du moins de Francis Gordon à Jenny et de Jenny à Francis Gordon. Et qu’on n’en doute pas, cette petite Loo eût souvent fait sa partie dans ce duo changé en trio. Mais Dean Forsyth et le docteur Hudelson ne tenaient point à échanger des communications, ni à être dérangés pendant leurs observations astronomiques. Aussi l’installation d’un fil était-elle restée à l’état de projet. Peut-être, lorsque les deux fiancés seraient époux définitifs, ce desideratum se réaliserait-il ?… Après le lien matrimonial, le lien électrique pour unir plus étroitement encore les deux familles.

Ce jour-là, dans l’après-midi, Francis Gordon vint faire sa visite habituelle à Mrs Hudelson et à ses filles. Il fut reçu dans le salon du rez-de-chaussée, et, il est permis de le dire, comme s’il eut été le fils de la maison. S’il n’était pas encore le mari de Jenny, Loo voulait qu’il fût déjà son frère, à elle, et ce qui se logeait dans la cervelle de cette fillette y était bien logé.

On ne s’étonnera pas que le docteur Hudelson se fût claquemuré dans le donjon. Il s’y était enfermé dès quatre heures du matin. Après avoir paru en retard pour son déjeuner, tout comme Dean Forsyth, on l’avait vu regagner précipitamment la terrasse au moment où le soleil se dégageait des nuages de la méridienne – toujours comme M. Dean Forsyth. Non moins préoccupé que lui, il ne semblait pas qu’il fût disposé à en redescendre.

Et, cependant, impossible de décider sans lui la grande question qui allait être soumise à l’assentiment général.

« Eh ! s’écria Loo, dès que le jeune homme eut franchi la porte du salon, voilà monsieur Francis… l’éternel monsieur Francis… et je me demande ce que vient faire monsieur Francis !… On ne voit que lui ici ! »

Francis Gordon avait d’abord pressé la main que lui tendait Jenny, toute souriante, et présenté ses compliments à Mrs Hudelson. Puis, pour toute réponse à Loo, il fit éclore le rouge de ses joues sous un bon baiser.

Puis, on s’assit, et la conversation s’établit, qui n’était vraiment qu’une suite à celle de la veille. Il semblait qu’on ne se fût pas quitté depuis hier, et, de fait, en pensée tout au moins, les deux fiancés ne se séparaient jamais l’un de l’autre. Miss Loo prétendait même que « l’éternel Francis » était toujours dans la maison, qu’il feignait de sortir par la porte de la rue et rentrait par la porte du jardin, et se cachait dans les coins pour ne point être vu…

On causa, ce jour-là, de ce dont on causait tous les jours en attendant la date choisie pour la célébration du mariage. Jenny écoutait ce que disait Francis avec la gravité naturelle qui ne lui enlevait rien de son charme. Ils se regardaient, ils formaient des projets d’avenir, dans la pensée que leur réalisation ne pouvait plus être éloignée. Qui aurait pu prévoir même un retard ?… Cette union n’avait-elle pas l’agrément des deux familles ?… Déjà Francis Gordon avait trouvé une jolie maison de Lambeth-street, qui présentait toutes les convenances, un frais jardin, verdoyant encore. C’était dans le quartier de l’Ouest, avec vue sur le cours du Potomac, et pas très loin de la rue Morris. Mrs Hudelson promit d’aller visiter cette maison dès le lendemain et, pour peu qu’elle plût à sa future locataire, elle serait louée sous huitaine. Loo accompagnerait sa mère et sa sœur à cette visite. Elle n’admettait pas que l’on se fût passé de son avis, et, comme elle s’y entendait, voulait s’occuper de l’installation du jeune ménage… Et on la laissait aller et on la laissait dire.

Soudain, se relevant de sa chaise et courant vers la fenêtre, Loo de s’écrier :

« Eh bien… et M. Forsyth ?… Est-ce qu’il ne doit pas venir aujourd’hui ?…

– Mon oncle arrivera vers quatre heures, répondit Francis Gordon.

– C’est que sa présence est indispensable pour résoudre la question, fit observer Mrs Hudelson.

– Il le sait, et ne manquera point au rendez-vous…

– Et s’il y manquait, déclara Loo, qui tendit une petite main menaçante, il aurait affaire à moi, et n’en serait pas quitte à bon marché…

– Et M. Hudelson ?… demanda Francis. Nous n’avons pas moins besoin de lui que de mon oncle.

– Père est dans son donjon, dit Jenny, et descendra aussitôt qu’il sera prévenu…

– Je m’en charge, répondit Loo, et j’aurai vite grimpé ses trois étages.

En effet, il importait que M. Forsyth et M. Hudelson fussent là. Ne s’agissait-il pas de fixer la date de la cérémonie ? Le mariage serait célébré dans le plus court délai, à la condition, cependant, que la demoiselle d’honneur eût le temps de se faire confectionner sa jolie robe – une robe longue de demoiselle et non plus de fillette, qu’elle comptait bien étrenner ce jour-là.

Et, à cette observation que Francis lui fit en plaisantant :

« Mais si elle n’était pas prête, la fameuse robe ?…

– On remettrait la noce ! » déclara l’impérieuse personne.

Et cette réponse fut suivie d’un tel éclat de rire que M. Hudelson dut certainement l’entendre des hauteurs de son donjon.

Ainsi allait la conversation, et l’aiguille de la pendule passait d’une minute à l’autre, et M. Dean Forsyth ne paraissait pas. Loo avait beau se pencher hors de la fenêtre d’où elle apercevait la porte d’entrée, pas de M. Forsyth !… Et même lorsque Mrs Hudelson, Jenny, sa sœur et Francis eurent traversé la cour jusqu’à la rue, on ne vit point la silhouette de l’oncle se découper à l’angle de Morris-street.

Il fallut donc rentrer dans le salon et s’armer de patience – une arme dont Loo ne connaissait guère le maniement.

« Mon oncle m’a pourtant bien promis… répétait Francis Gordon, mais depuis quelques jours, je ne sais trop ce qu’il a…

– M. Forsyth n’est point indisposé, j’espère ?… demanda Jenny.

– Non… préoccupé… je ne sais trop… on ne peut pas en tirer dix paroles du matin au soir !… Que peut-il avoir dans la tête ?…

– Quelque éclat d’étoile !… s’écria la fillette.

– Mais il en est de même de mon mari, dit Mrs Hudelson. Cette semaine, il m’a paru plus soucieux que jamais… Impossible de l’arracher de son observatoire ! Il faut qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire là-haut dans la mécanique céleste !…

– Ma foi, répondit Francis, je serais tenté de le croire à la façon dont se comporte mon oncle !… Il ne sort plus, il ne dort plus, il mange à peine… il oublie l’heure des repas…

– Ce que la bonne Mitz doit être mécontente !… observa Loo.

– Elle enrage, déclara Francis, mais cela n’y fait rien !… et mon oncle, qui jusqu’ici redoutait les semonces de sa vieille servante, n’y prête plus attention…

– C’est bien ce que fait notre père, dit Jenny en souriant, et ma sœur paraît avoir perdu toute influence sur lui… et l’on sait si elle était grande ! …

– Est-il possible, mademoiselle Loo ? demanda Francis sur le même ton.

– Ce n’est que trop vrai ! répliqua la fillette. Mais… patience… patience !… Il faudra bien que Mitz et moi, nous finissions par avoir raison du père et de l’oncle…

– Enfin… reprit Jenny, que leur est-il donc arrivé à tous les deux ?…

– C’est quelque planète de valeur qu’ils auront égarée !… s’écria Loo, et s’ils ne l’ont pas retrouvée avant la noce…

– Nous plaisantons, dit Mrs Hudelson, et, en attendant, M. Forsyth ne vient pas…

– Et voilà que quatre heures et demie vont sonner !… ajouta Jenny.

– Si mon oncle n’est pas ici dans cinq minutes, déclara Francis Gordon, je cours…» En cet instant, la sonnette de la porte d’entrée se fit entendre.

« C’est M. Forsyth, affirma Loo. Écoutez… il continue à sonner… Il ne s’aperçoit même pas qu’il sonne, et pense à tout autre chose ! »

Quelle personne observatrice, cette petite Loo !

C’était bien M. Dean Forsyth, et, quand il entra dans le salon, Loo de répéter :

« En retard… en retard !… Vous voulez donc que je vous gronde !

– Bonjour, mistress Hudelson, dit M. Forsyth, en lui serrant la main, bonjour, ma chère Jenny, dit-il en embrassant la jeune fille, bonjour », acheva-t-il, en tapotant les joues de la fillette.

Toutes ces politesses étaient faites d’un air distrait, et, assurément, M. Dean Forsyth avait, comme on dit, « la tête ailleurs ».

« Eh ! mon oncle, reprit Francis Gordon, en ne vous voyant pas arriver à l’heure convenue, j’ai cru que vous aviez oublié notre rendez-vous…

– Oui… un peu… je l’avoue, et je m’en excuse, mistress Hudelson ! Heureusement, Mitz me l’a rappelé et de la bonne manière…

– Elle a bien fait ! déclara Loo.

– Ne m’accablez pas, petite miss !… Des préoccupations graves… J’étais à la veille d’une découverte des plus intéressantes…

– Tiens ! c’est comme mon père, à ce qu’il nous semble !… observa Jenny.

– Quoi ! s’écria M. Dean Forsyth, en se relevant d’un bond à faire croire qu’un ressort venait de se détendre dans le fond de son fauteuil, vous dites que le docteur…

– Nous ne disons rien, mon cher monsieur Forsyth », se hâta de répondre Mrs Hudelson, craignant toujours, et non sans raison, qu’une occasion de rivalité ne vînt à surgir entre son mari et l’oncle de Francis Gordon.

Puis elle ajouta :

« Loo, va chercher ton père. »

Légère comme un oiseau ; la fillette s’élança vers le donjon, et elle ne s’envola point par la fenêtre, si elle prit l’escalier, c’est qu’elle ne voulut pas se servir de ses ailes.

Une minute plus tard, M. Stanley Hudelson faisait son entrée dans le salon, physionomie grave, œil fatigué, tête congestionnée à faire craindre qu’il fût sous la menace d’un coup de sang.

M. Dean Forsyth et lui échangèrent la poignée de main habituelle. Mais, à n’en point douter, ils s’envoyèrent un regard oblique, ils s’observèrent à la dérobée, comme s’ils éprouvaient une certaine défiance l’un de l’autre.

Après tout, les deux familles étaient réunies dans le but de fixer la date du mariage, ou pour employer le langage astronomique, d’une conjonction des astres Francis et Jenny. Aussi la conversation ne porta-t-elle que sur ce sujet.

Conversation et non discussion, car tous s’accordaient que la cérémonie dût se faire le plus tôt possible.

Au surplus, M. Dean Forsyth et M. Hudelson prêtèrent-ils grande attention à ce qui se disait ?… N’avaient-ils pas l’esprit à la poursuite de quelque astéroïde perdu à travers l’espace ?… Et l’un ne se demandait-il pas si l’autre était sur le point de le retrouver ?…

Bref, ils ne firent aucune objection à ce que le mariage fût fixé à quelques semaines de là. On était au 3 avril, et on prit pour date le 31 mai. Impossible, paraissait-il, de choisir un jour plus convenable. « À une condition cependant !… fit observer Loo.

– Et laquelle ? demanda Francis.

– C’est que ce jour-là, le vent soufflera du nord-est…

– Et en quoi cela importe-t-il, mademoiselle ?…

– Parce que, comme dit papa, avec ces vents-là, il y a baisse dans la criminalité ! et mieux vaut qu’il en soit ainsi quand on doit recevoir la bénédiction nuptiale ! »

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