XI

La date du mariage approchait. Encore deux jours, et le soleil du 15 mai se serait levé sur l’horizon de Ragz.

Je constatai, non sans une vive satisfaction, que Myra, si impressionnable qu’elle fût, semblait n’avoir plus gardé souvenir de ces fâcheux incidents, et j’insiste d’ailleurs sur ce point que le nom de Wilhelm Storitz n’avait jamais été prononcé ni devant elle, ni devant sa mère.

J’étais son confident. Elle me parlait de ses projets d’avenir, sans trop savoir s’ils se réaliseraient. Marc et elle iraient-ils s’installer en France ? Peut-être, mais pas immédiatement… Se séparer de son père, de sa mère, ce serait un gros chagrin…

« Mais, disait-elle, il n’est question maintenant que d’aller passer quelques semaines à Paris, où vous nous accompagnerez, n’est-ce pas !

– À moins que vous ne vouliez pas de moi !

– C’est que… deux nouveaux époux, c’est une assez maussade compagnie en voyage…

– Je tâcherai de m’y faire ! » répondis-je d’un ton résigné.

Du reste, le docteur approuvait cette résolution. Quitter Ragz pendant un mois ou deux, cela valait mieux à tous égards. Sans doute, Mme Roderich serait très affectée du départ de sa fille, mais elle aurait la force de s’y résigner.

De son côté, pendant les heures qu’il passait près de Myra, Marc oubliait – ou plutôt il voulait tout oublier. Il est vrai, lorsqu’il se retrouvait avec moi, des craintes lui revenaient, et je faisais » de vains efforts pour les dissiper. Invariablement, il me disait :

« Tu ne sais rien de nouveau, Henry ?…

– Rien, mon cher Marc », répondais-je non moins invariablement, et c’était la pure vérité.

Un jour, il crut devoir ajouter :

« Si tu savais quelque chose… si en ville… ou par M. Stepark… si tu entendais parler…

– Je t’avertirais, Marc.

– Je t’en voudrais de me cacher…

– Je ne te cacherai rien… mais… je t’assure qu’on ne s’occupe plus de cette affaire !… Jamais la ville n’a été plus calme !… Les uns vont à leurs affaires, les autres à leurs plaisirs, et les cours du marché se maintiennent en grande hausse !

– Tu plaisantes, Henry…

– C’est pour te prouver que je n’ai plus aucune appréhension !

– Et pourtant, dit Marc dont le visage s’assombrit, si cet homme…

– Non !… il sait qu’il serait arrêté s’il revenait à Ragz, et il y a en Allemagne nombre de fêtes foraines où il aura l’occasion d’exercer ses talents de prestidigitateur !

– Ainsi… cette puissance… dont il parle…

– C’est bon pour les esprits faibles, cela !

– Tu n’y crois pas ?…

– Pas plus que tu n’y crois toi-même ! Donc, mon cher Marc, borne-toi à compter les jours, à compter les heures, à compter les minutes qui te séparent du grand jour !… Tu n’as rien de mieux à faire, et recommencer le calcul quand il est fini !

– Ah ! mon ami !… s’écria Marc, dont le cœur battait à se rompre.

– Tu n’es pas raisonnable, Marc, et Myra l’est plus que toi !

– C’est qu’elle ne sait pas ce que je sais…

– Ce que tu sais ?… je vais te le dire ! Tu sais que le personnage n’est plus à Ragz, qu’il ne peut y revenir,… que nous ne le reverrons jamais, entends-tu bien… et si cela ne suffit pas à te tranquilliser…

– Que veux-tu, Henry, j’ai des pressentiments… Il me semble…

– C’est insensé, mon pauvre Marc !… Tiens… crois-moi… retourne à l’hôtel près de Myra…

– Oui… et je ne devrais jamais la quitter… non… pas d’un instant ! »

Pauvre frère ! Il me faisait mal à voir, mal à entendre ! Ses craintes s’accroissaient à mesure que s’approchait le jour de son mariage. Et, moi-même, pour être franc, j’attendais ce jour avec la plus vive impatience !

Et puis, pour tout dire, si je pouvais compter sur Myra, sur son influence pour calmer mon frère, je ne savais plus quel moyen employer vis-à-vis du capitaine Haralan.

Le jour, on s’en souvient, où il apprit par le Pester Loyd que Wilhelm Storitz était à Spremberg, ce n’était pas sans peine que j’avais pu empêcher son départ. Il n’y a que huit cents kilomètres entre Spremberg et Ragz… En vingt-quatre heures il serait arrivé… Enfin nous avions pu le retenir, mais malgré les raisons que son père et moi nous faisions valoir, la nécessité de laisser cette affaire tomber dans l’oubli, il y revenait sans cesse, et je craignais toujours qu’il vînt à nous échapper.

Ce matin-là, il vint me trouver, et, dès le début de la conversation, je compris qu’il avait résolu de partir.

« Vous ne ferez pas cela, mon cher Haralan, répondis-je, vous ne le ferez pas !… Une rencontre entre ce Prussien et vous !… Non… maintenant… c’est impossible !… Je vous supplie de ne pas quitter Ragz.

– Mon cher Vidal… il faut que ce misérable soit puni…

– Et il le sera tôt ou tard, m’écriai-je, oui, il le sera !… La seule main qui doive s’abattre sur lui, le traîner devant un juge, c’est la main de la police !… Vous voulez partir, et c’est votre sœur !… Je vous en prie… écoutez-moi… comme un ami… Dans deux jours le mariage… et vous ne pourriez être de retour à Ragz ?… »

Le capitaine Haralan sentait que j’avais raison, mais il ne voulait pas se rendre.

« Mon cher Vidal, répondit-il d’un ton qui me laissait peu d’espoir, nous ne voyons pas… nous ne pouvons voir les choses de la même façon… Ma famille, qui va devenir celle de votre frère, a été outragée, et je ne tirerais pas vengeance de ces outrages ?…

– Non !… C’est à la justice de le faire !

– Comment le fera-t-elle, si cet homme ne revient pas… et il ne peut revenir ! Il faut donc que j’aille où il est… où il doit être encore… à Spremberg !

– Soit, répliquai-je en dernier argument, mais encore deux à trois jours de patience, et je vous accompagnerai à Spremberg !… »

Enfin, je le pressai avec tant de chaleur que l’entretien se termina par cette promesse formelle que, le mariage célébré, je ne m’opposerais plus à son projet, et que je partirais avec lui.

Ils allaient me paraître interminables, ces deux jours qui nous séparaient du 15 mai ! Et, tout en regardant comme un devoir de rassurer les autres, je n’étais pas sans éprouver parfois quelques inquiétudes.

Aussi, m’arrivait-il souvent de remonter ou de descendre le boulevard Téléki, poussé par je ne sais quel pressentiment.

La maison Storitz était toujours telle qu’on l’avait laissée après la descente de la police, portes fermées, fenêtres closes, cour et jardin déserts. Sur le boulevard, quelques agents dont la surveillance s’étendait jusqu’au parapet des anciennes fortifications et sur la campagne environnante. Aucune tentative pour rentrer dans cette maison n’avait été faite ni par le maître ni par le serviteur. Et pourtant, – ce que c’est que l’obsession – malgré tout ce que je disais à Marc et au capitaine Haralan, en dépit de ce que je me disais à moi-même, j’aurais vu une fumée s’échapper de la cheminée du laboratoire, une figure apparaître derrière les vitres du belvédère, je n’en eusse pas été surpris…

En réalité, alors que la population ragzienne, revenue de sa première épouvante, ne parlait plus de cette affaire, c’était le docteur Roderich, c’était mon frère, c’était le capitaine Haralan, c’était nous que hantait le fantôme de Wilhelm Storitz !

Ce jour-là, 13 mai, afin de me distraire, dans l’après-midi, je me dirigeai vers le pont de l’île Svendor pour gagner la rive droite du Danube.

Avant d’arriver au pont, je passai devant le débarcadère, où arrivait le dampfschiff de Budapest, et précisément le Mathias Corvin.

Alors revinrent à ma mémoire les incidents de mon voyage, ma rencontre avec cet Allemand, son attitude provocante, le sentiment d’antipathie qu’il m’avait inspiré à première vue ; puis, alors que je le croyais débarqué à Vukovar, les paroles qu’il avait prononcées ! Car c’était bien lui, ce ne pouvait être que lui, la même voix que nous avions entendue dans le salon de l’hôtel Roderich… même articulation, même dureté, même rudesse teutonne !

Et, sous l’empire de ces idées, je regardais un à un les passagers qui s’arrêtaient à Ragz… Je cherchais la pâle figure, les yeux étranges, la physionomie hoffmanesque de ce personnage !… Mais, comme on dit, j’en fus pour ma peine.

À six heures, j’allai, suivant mon habitude, prendre place à la table de famille. Mme Roderich me parut mieux portante, à peu près remise de ses émotions. Mon frère oubliait tout auprès de Myra, à la veille du jour où elle serait sa femme. Le capitaine Haralan lui-même paraissait plus calme, quoiqu’un peu sombre.

Au surplus, j’étais décidé à faire l’impossible pour animer ce petit monde et dissiper les derniers nuages du souvenir. Je fus heureusement secondé par Myra, le charme et la joie de cette soirée qui se prolongea assez tard. Sans se faire prier, elle se mit au piano, et nous chanta de vieilles chansons magyares, comme pour effacer cet abominable Chant de la haine qui avait retenti dans ce salon !

Au moment de nous retirer, elle me dit en souriant :

« C’est pour demain !… monsieur Henry… N’allez pas oublier…

– Oublier, mademoiselle ?… répondis-je sur le ton plaisant qu’elle venait de prendre.

– Oui… oublier que le mariage se fait à la Maison de Ville…

– Ah ! c’est demain !…

– Et que vous êtes un des témoins de votre frère…

– Vous avez raison de me le rappeler, mademoiselle Myra… Témoin de mon frère !… Je ne m’en souvenais déjà plus !…

– Cela ne m’étonne pas !… J’ai remarqué que vous aviez parfois des distractions…

– Je m’en accuse, mais je n’en aurai pas demain, je vous le promets… et pourvu que Marc n’oublie pas non plus…

– Je réponds de lui !…

– Voyez-vous cela !…

– Ainsi à quatre heures précises…

– Quatre heures, mademoiselle Myra ?… Et moi qui croyais que c’était cinq heures et demie !… Soyez sans crainte… Je serai là à quatre heures moins dix !…

– Bonsoir… bonsoir… à vous le frère de Marc, et qui allez devenir le mien !…

– Bonsoir, mademoiselle Myra… bonsoir ! »

Le lendemain, Marc eut quelques courses à faire dans la matinée. Il me parut avoir repris toute sa tranquillité, et je le laissai aller seul.

De mon côté, d’ailleurs, et par surcroît de prudence, et pour avoir, si c’était possible, la certitude que Wilhelm Storitz n’avait pas été revu à Ragz, je me rendis à la Maison de Ville.

M. Stepark me reçut immédiatement, et me demanda le motif de ma visite.

Je le priai de me dire s’il avait quelque nouvelle information.

« Aucune, monsieur Vidal, me répondit-il. Vous pouvez être certain que notre homme n’a pas reparu à Ragz…

– Est-il encore à Spremberg ?…

– Tout ce que je puis affirmer, c’est qu’il y était hier.

– Vous avez reçu une dépêche ?…

– Une dépêche de la police allemande, qui me confirme le fait.

– Cela me rassure !

– Oui, mais cela m’ennuie, monsieur Vidal.

– Et pourquoi ?…

– Parce que ce diable d’homme – et diable est le mot – me paraît peu disposé à jamais franchir la frontière…

– Et c’est tant mieux, monsieur Stepark !

– C’est tant mieux pour vous, mais tant pis pour moi !…

– Je ne comprends guère vos regrets !…

– Eh si… comme policier, j’aurais aimé à lui mettre la main au collet, à tenir cette espèce de sorcier entre quatre murs !… Enfin, peut-être plus tard…

– Oh ! plus tard, après le mariage, tant que vous voudrez, monsieur Stepark ! »

Et je me retirai en remerciant le chef de police.

À quatre heures de l’après-midi, nous étions réunis dans le salon de l’hôtel Roderich. Deux landaus attendaient sur le boulevard Téléki – l’un pour Myra, son père, sa mère, et un ami de la famille, le juge Neuman, l’autre pour Marc, le capitaine Haralan, un de ses camarades, le lieutenant Armgard et moi. M. Neuman et le capitaine Haralan étaient les témoins de la mariée, le lieutenant Armgard et moi ceux de Marc.

À cette époque, après longues discussions à la Diète hongroise, le mariage civil existait comme en Autriche, et il s’accomplissait d’habitude le plus simplement du monde, – en famille. Aussi, toute la pompe serait-elle réservée pour la cérémonie religieuse du lendemain.

La jeune fiancée portait une toilette de bon goût, la robe en crêpe de Chine rose, ornée de mousseline, sans broderies. Mme Roderich avait également une toilette très simple. Le docteur et le juge étaient en redingote comme mon frère et moi, les deux officiers avec l’uniforme de petite tenue.

Quelques personnes attendaient sur le boulevard la sortie des voitures, femmes et jeunes filles du peuple, dont un mariage excite toujours la curiosité. Mais, il était probable que le lendemain, à la cathédrale, la foule serait considérable, juste hommage rendu à la famille Roderich.

Les deux landaus franchirent la grande porte de l’hôtel, tournèrent le coin du boulevard, suivirent le quai Bathiany, la rue du Prince Miloch, la rue Ladislas, et vinrent s’arrêter devant la grille de la Maison de Ville.

Les curieux se trouvaient en plus grand nombre sur la place Liszt et dans la cour du palais municipal. Peut-être, après tout, le souvenir des premiers incidents les avait-il attirés ?… Peut-être se demandaient-ils si un nouveau phénomène n’allait pas s’accomplir dans la salle des mariages ?…

Les voitures pénétrèrent dans la cour d’honneur et stationnèrent devant le perron.

Un instant après, Mlle Myra au bras de son père, Mme Roderich au bras de M. Neuman, puis Marc, le capitaine Haralan, le lieutenant Armgard et moi, nous avions pris place dans la salle, éclairée de grandes fenêtres à carreaux coloriés, boisée de panneaux sculptés du plus grand prix. Au centre, une large table portait à chaque extrémité deux magnifiques corbeilles de fleurs.

M. et Mme Roderich vinrent s’asseoir de chaque côté du fauteuil réservé à l’officier de l’état civil, en leur qualité de père et mère. En face, sur les chaises, se placèrent Marc Vidal et Myra Roderich, l’un près de l’autre, puis les quatre témoins, M. Neuman et le capitaine Haralan, à droite, le lieutenant Armgard et moi, à gauche.

Un huissier annonça le Maire de Ragz, qui avait voulu procéder lui-même à cette cérémonie. Tout le monde se leva à son entrée.

Le Maire, debout devant la table, demanda aux parents s’ils donnaient consentement au mariage de leur fille avec Marc Vidal, et, après réponse affirmative, il n’y eut pas à poser cette question en ce qui concernait mon frère, lui et moi étant seuls de notre famille.

Puis ce fut aux deux fiancés que le Maire s’adressa.

« M. Marc Vidal consent-il à prendre Mlle Myra Roderich pour épouse ?…

– Oui.

– Mlle Myra Roderich consent-elle à prendre M. Marc Vidal pour époux ?

– Oui ! »

Et le Maire, au nom de la loi, dont il avait lu les articles, les déclara tous deux unis par le mariage.

Ainsi s’étaient passées les choses dans leur simplicité habituelle. Aucun prodige ne s’était effectué et, – bien que cette idée m’eût un instant traversé l’esprit, – ni l’acte sur lequel furent apposées les signatures, après lecture faite par l’employé de l’état civil, ne fut déchiré, ni la plume arrachée de la main des mariés et des témoins.

Décidément, Wilhelm Storitz n’était point à Ragz et, s’il est à Spremberg, qu’il y reste pour la joie de ses compatriotes !

Maintenant, Marc Vidal et Myra Roderich étaient unis devant les hommes, et, demain, ils le seraient devant Dieu.

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