XII

Nous étions au 15 mai. Cette date, impatiemment attendue, il avait semblé qu’elle n’arriverait jamais !

Enfin, nous étions au 15 mai. Quelques heures encore, et la cérémonie du mariage religieux allait s’accomplir dans la cathédrale de Ragz.

Si certaine appréhension avait pu rester dans notre esprit, quelque souvenir de ces inexplicables incidents qui remontaient à une dizaine de jours, ils s’étaient entièrement effacés après la célébration du mariage civil. La Maison de Ville n’avait point été troublée par un de ces phénomènes qui s’étaient produits dans les salons de l’hôtel Roderich.

Je me levai de bonne heure. Marc m’avait devancé. Je n’avais pas encore fini de m’habiller, lorsqu’il entra dans ma chambre.

Il était déjà en tenue, pourrait-on dire – l’uniforme des mariés, tout noir, comme celui des deuils, cet uniforme du grand monde, où le sévère habillement des hommes contraste avec l’éclatante toilette des femmes.

Marc rayonnait de bonheur, et il n’y avait pas une ombre sur ce rayonnement.

Il m’embrassa avec effusion et je le pressai sur mon cœur.

« Ma chère Myra, me dit-il, m’a recommandé de te rappeler…

– Que c’est pour aujourd’hui ! répondis-je en riant. Eh bien, dis-lui que si je n’ai pas manqué l’heure à la Maison de Ville, je ne la manquerai pas à la cathédrale ! Hier… J’ai mis ma montre sur le beffroi ! Et toi-même, mon cher Marc, tâche de ne pas te faire attendre !… Tu sais, ta présence est indispensable !… On ne pourrait pas commencer sans toi !… »

Il me quitta, et je me hâtai d’achever ma toilette. Notez qu’il était à peine neuf heures du matin.

Nous avions pris rendez-vous à l’hôtel. C’est de là que devaient partir les voitures du Sacre – je me plaisais à les désigner sous cette appellation fantaisiste. Aussi, ne fût-ce que pour témoigner de mon exactitude, j’arrivai plus tôt qu’il ne fallait – ce qui me vaudrait un joli sourire de la mariée, – et j’attendis dans le salon.

L’une après l’autre se présentèrent les personnes, – disons les personnages, étant donné la solennité des circonstances, – qui avaient figuré la veille à la cérémonie de la Maison de Ville, – cette fois en grand costume, l’habit noir, le gilet noir, le pantalon noir, rien de magyar, comme on le voit, mais tout ce qu’il y a de plus parisien. Quelques décorations, cependant, brillaient aux boutonnières, Marc avec sa rosette d’officier de la Légion d’honneur, le docteur et le magistrat avec les décorations autrichiennes et hongroises, les deux officiers, dans leurs splendides uniformes du régiment des Confins Militaires, portant croix et médailles, moi, avec le simple ruban rouge.

Myra Roderich, – et pourquoi ne dirais-je pas Myra Vidal, puisque les deux fiancés étaient déjà unis par le lien civil, – Myra, en toilette blanche, robe de moire à traîne, corsage brodé de fleurs d’oranger, était habillée à ravir. À son côté s’épanouissait le bouquet de mariée, et sur sa magnifique chevelure blonde reposait la couronne nuptiale, d’où retombait en longs plis son voile de tulle blanc. Cette couronne, c’était celle que lui avait rapportée mon frère : elle n’en avait pas voulu d’autre.

En entrant dans le salon avec sa mère, en riche toilette, elle vint vers moi, elle me tendit la main, et je la lui serrai affectueusement, fraternellement. Puis, la joie éclatant dans ses yeux, elle me dit :

« Ah ! mon frère, que je suis heureuse ! »

Ainsi, des vilains jours passés, des tristes épreuves auxquelles avait été soumise cette honnête famille, il ne restait pas même le souvenir. Il n’était pas jusqu’au capitaine Haralan, qui ne parut avoir tout oublié, et il me dit, en me serrant la main :

« Non… n’y pensons plus ! »

Voici quel était le programme de cette journée, – programme qui avait reçu l’approbation générale : à dix heures moins le quart, départ pour la cathédrale, où le gouverneur de Ragz, les autorités et les notabilités de la ville se trouveraient à l’arrivée des jeunes époux. Présentations et compliments, après la messe de mariage, à la signature des actes dans la sacristie de Saint-Michel. Retour pour le déjeuner qui devait réunir une cinquantaine de convives. Le soir, fête donnée dans les salons de l’hôtel, à laquelle avaient été envoyées près de deux cents invitations.

Les landaus furent occupés comme la veille, le premier par la mariée, le docteur, Mme Roderich et M. Neuman ; le second par Marc et les trois autres témoins. En revenant de la cathédrale, Marc et Myra Vidal prendraient place dans la même voiture. D’autres équipages étaient allés chercher les personnes qui devaient assister à la cérémonie religieuse.

Du reste, M. Stepark avait dû prendre des mesures dans le but d’assurer l’ordre, car, certainement, l’affluence du public serait considérable à la cathédrale et sur la place Saint-Michel.

À neuf heures trois quarts, les voitures quittèrent l’hôtel Roderich, et suivirent le quai Bathiany. Après avoir atteint la place Magyare, elles la traversèrent et remontèrent le beau quartier de Ragz, par la rue du Prince Miloch.

Le temps était superbe, le ciel égayé des rayons du soleil de mai. Sous les galeries de la rue, les passants, en grand nombre, se dirigeaient vers la cathédrale. Tous les regards allaient à la première voiture, des regards de sympathie et d’admiration pour la jeune mariée, et je dois constater que mon cher Marc en eut aussi sa part. Les fenêtres laissaient apercevoir des visages souriants, et de partout il tombait des saluts auxquels on n’eût pas suffi à répondre.

« Ma foi, dis-je, j’emporterai de cette ville d’agréables souvenirs !

– Les Hongrois honorent en vous cette France qu’ils aiment, monsieur Vidal, me répondit le lieutenant Armgard, et ils sont heureux d’une union qui fait entrer un Français dans la famille Roderich. »

Nous approchions de la place, et il fallut marcher au pas des attelages, tant la circulation devenait difficile.

Des tours de la cathédrale s’échappait la joyeuse volée des cloches que la brise de l’est emportait toute vibrante et, un peu avant dix heures, le carillon du beffroi mêla ses notes aiguës aux voix sonores de Saint-Michel.

Lorsque nous arrivâmes sur la place, j’aperçus le cortège des voitures qui avaient amené les invités, rangées à droite et à gauche, le long des arcades latérales.

Il était exactement dix heures cinq quand nos deux landaus vinrent s’arrêter au pied des marches, devant le portail central, ouvert à deux battants.

Le docteur Roderich descendit le premier, puis ce fut sa fille, qui lui prit le bras. M. Neuman offrit le sien à Mme Roderich. Nous fûmes aussitôt à terre, suivant Marc, entre les rangs de spectateurs qui s’échelonnaient le long du parvis.

À ce moment, les grandes orgues résonnèrent à l’intérieur en jouant la marche nuptiale du compositeur hongrois Konzach.

À cette époque, en Hongrie, d’après une ordonnance liturgique, qui n’est pas adoptée dans les autres pays catholiques, la bénédiction n’était donnée aux époux qu’à l’issue de la messe de mariage. Et, peut-être semble-t-il que ce doive être des fiancés non des époux qui assistent à l’office. La messe d’abord, le sacrement ensuite.

Marc et Myra se dirigèrent vers les deux fauteuils qui leur étaient destinés, devant le grand autel ; puis, les parents et les témoins trouvèrent des sièges préparés derrière eux.

Toutes les chaises et stalles du chœur étaient déjà occupées, par une nombreuse réunion, le gouverneur de Ragz, les magistrats, les officiers de la garnison, la municipalité, les principaux fonctionnaires de l’administration, les amis de la famille, les notables de l’industrie et du commerce. Aux dames, en brillantes toilettes, des places spéciales avaient été aussi réservées le long des stalles, et il n’en restait pas une libre.

Derrière les grilles du chœur, un chef-d’œuvre de la serrurerie du treizième siècle, à l’entrée des portes qui y donnent accès, se pressait la foule des curieux. Quant aux personnes qui n’avaient pu s’en approcher, elles avaient trouvé place au milieu de la grande nef dont toutes les chaises étaient prises.

Puis, dans les contre-nefs du transept, dans les bas-côtés, s’agglomérait le populaire, qui refluait jusque sur les marches du parvis. En cette agglomération où les femmes formaient la majorité, le regard eût pu entrevoir plusieurs spécimens du costume magyar.

Et, maintenant, si quelques-unes de ces braves citadines ou paysannes avaient conservé souvenir des phénomènes qui avaient troublé la ville, pouvait-il leur venir à la pensée qu’elles les verraient se reproduire à la cathédrale ?… Non, évidemment, et, en effet, pour peu qu’elles les eussent attribués à une intervention démoniaque, ce n’était pas dans une église que cette intervention aurait pu s’exercer. Est-ce que la puissance du Diable ne s’arrête pas au seuil du sanctuaire de Dieu ?…

Un mouvement se fit à droite du chœur, et la foule dut s’ouvrir pour livrer passage à l’archiprêtre, au diacre, au sous-diacre, aux bedeaux, aux enfants de la maîtrise.

L’archiprêtre s’arrêta devant les marches de l’autel, s’inclina, et dit les premières phrases de l’Introït, tandis que les chantres entonnaient les versets du Confiteor.

Myra était agenouillée sur le coussin de son prie-Dieu, la tête baissée, dans une attitude fervente. Marc se tenait debout près d’elle, et ses yeux ne la quittaient pas.

La messe était dite avec toute la pompe dont l’Église catholique a voulu entourer ces cérémonies solennelles. L’orgue alternait avec le plain-chant des Kirié et les strophes du Gloria in Excelsis, qui éclatèrent sous les hautes voûtes.

Il se produisait parfois un vague bruit de foule remuante, de chaises déplacées, de sièges rabattus, puis le va-et-vient des bas officiers de l’Église qui veillaient à ce que le passage de la grande nef demeurât libre sur toute sa longueur.

D’ordinaire, l’intérieur de la cathédrale est plongé dans une pénombre où l’âme se livre avec plus d’abandon aux impressions religieuses. À travers les anciens vitraux où se dessine en vives couleurs la silhouette des personnages bibliques, par les étroites fenêtres du style ogival de la première époque, par les verrières latérales, il ne venait qu’un jour incertain. Pour peu que le temps soit couvert, la grande nef, les bas-côtés, l’abside, restent sombres, et cette mystique obscurité n’est piquée que des pointes de flamme qui brillent aux longs cierges des autels.

Aujourd’hui, il en était autrement. Sous ce magnifique soleil, les fenêtres tournées vers l’est et la rosace du transept s’embrasaient. Un faisceau de rayons, traversant une des baies de l’abside, tombait directement sur la chaire, suspendue à l’un des piliers de la nef, et semblait animer la face tourmentée du géant michelangesque qui la soutenait de ses énormes épaules.

Lorsque la sonnette se fit entendre, l’assistance se leva, et, aux mille bruits du remuement, succéda le silence pendant que le diacre lut en psalmodiant l’Évangile de saint Matthieu.

Puis l’archiprêtre, se retournant, adressa une allocution aux fiancés. Il parlait d’une voix un peu faible, la voix d’un vieillard couronné de cheveux blancs. Il dit des choses très simples qui devaient aller au cœur de Myra ; il fit l’éloge de ses vertus familiales, de la famille Roderich, de son dévouement envers les malheureux et de son inépuisable charité. Il sanctifia ce mariage qui unissait un Français et une Hongroise, et il appela la bénédiction céleste sur les nouveaux époux.

L’allocution terminée, le vieux prêtre, tandis que le diacre et le sous-diacre reprenaient place à ses côtés, se retourna vers l’autel pour les prières de l’offertoire.

Si je note, pas à pas, les détails de cette messe nuptiale, c’est qu’ils sont restés profondément gravés dans mon esprit, c’est que leur souvenir ne devait jamais s’effacer de ma mémoire.

Alors, de la tribune de l’orgue, s’éleva une voix superbe, accompagnée d’un quatuor d’instruments à cordes. Le ténor Gottlieb, très en renom dans le monde magyar, chantait l’hymne de l’offrande.

Marc et Myra quittèrent leurs fauteuils et vinrent se placer devant les marches de l’autel. Et là, après que le sous-diacre eut reçu leur riche aumône, ils appuyèrent leurs lèvres, comme en un baiser, sur la patène que présentait l’officiant. Puis, ils allèrent reprendre leurs places, en marchant l’un près de l’autre. Jamais, non ! jamais Myra n’avait paru plus rayonnante de beauté, plus auréolée de bonheur !

Ce fut alors aux quêteuses de recueillir la part des malades et des pauvres. Précédées des bedeaux, elles se glissèrent au milieu des rangs du chœur et de la nef, et on entendait le bruit des chaises déplacées, le frou-frou des robes, le piétinement de la foule tandis que les piécettes tombaient dans la bourse des jeunes filles.

Le Sanctus fut chanté à quatre parties par le personnel de la maîtrise, que les enfants dominaient de leur soprano aigu. Le moment de la consécration approchait, et lorsque retentit le premier appel de la sonnette, les hommes se levèrent, et les femmes se courbèrent sur leurs prie-Dieu.

Marc et Myra s’étaient agenouillés, dans l’attente de ce miracle qui se renouvelle depuis dix-huit siècles par la main du prêtre, le suprême mystère de la transsubstantiation.

À ce moment solennel, qui ne s’est pas senti impressionné par l’attitude profondément croyante des fidèles, par ce silence mystique, alors que s’inclinent toutes les têtes et que montent toutes les pensées vers le Ciel !

Le vieux prêtre s’était penché devant le calice, devant l’hostie que son verbe allait consacrer. Ses deux assistants, agenouillés sur la plus haute marche, tenaient le bas de sa chasuble, afin qu’il ne fût point gêné dans ses génuflexions liturgiques. L’enfant de chœur, la sonnette à la main, se préparait à l’agiter.

Deux appels, à court intervalle, se prolongèrent au milieu du recueillement général, tandis que l’officiant articulait lentement les paroles sacramentelles…

À ce moment, un cri retentit, – un cri déchirant, un cri d’épouvante et d’horreur.

La sonnette, lâchée par l’enfant de chœur, roulait sur les degrés de l’autel.

Le diacre et le sous-diacre s’étaient écartés l’un de l’autre.

L’archiprêtre, à demi renversé, se retenait à la nappe de ses doigts crispés, la bouche tremblante encore de ce cri qu’il avait poussé, les traits décomposés, le regard effaré, les genoux fléchis, prêt à tomber…

Et voici ce que je vis, – ce que mille personnes virent comme moi…

L’hostie consacrée a été arrachée des doigts du vieux prêtre… ce symbole du Verbe incarné vient d’être saisi par une main sacrilège ! Puis, elle est déchirée, et les morceaux en sont lancés à travers le chœur…

Devant cette profanation, l’assistance est en proie à l’épouvante et à l’horreur.

Et à ce moment, voici ce que j’entendis, – ce que mille personnes entendirent, ces paroles, prononcées d’une voix terrible, la voix que nous connaissions bien, la voix de Wilhelm Storitz, alors debout sur les marches, mais invisible comme dans les salons de l’hôtel Roderich :

« Malheur sur les époux… Malheur !… »

Myra poussa un cri et, comme si son cœur se fût brisé, s’évanouit entre les bras de Marc !

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