I Le marquis de Santa Claus

L’abbé Jérôme Fuchs, curé de Mortefont, grosse bourgade du département de Meurthe-et-Moselle, posa avec un soupir de soulagement la châsse de saint Nicolas sur le grand meuble de la sacristie.

Le froid avait fait partir les dernières cigognes. Des bandes de corneilles amaigries criaient autour de la flèche de l’église. Sur la placette grouillait un peuple de gens réjouis et de gamins rougeauds. Des fillettes pleines de santé avaient noué une ronde et chantaient :

Il était trois petits enfants

Qui s’en allaient glaner aux champs…

S’en vont un soir chez un boucher…

— Tiens ! fit un gosse. Le monstre qu’enlève sa peau !

La procession costumée était terminée.

Au milieu des rires, « M. Saint-Nicolas » déliait une espèce d’ours jaunâtre qu’il avait traîné autour de la localité pendant près d’une heure, et le monstre – ou, plus exactement, le boulanger Poudriollet qui en avait joué le rôle – rejetait sa fourrure en grognant :

— Sacré bougre ! On a beau être au 6 décembre, j’ai pris une suée !

Saint Nicolas, patron de la Lorraine, retirait sa tunique chamarrée, sa mitre, sa moustache et sa barbe. Une paire de lunettes qu’il assujettissait sur son nez lui restituait sa véritable personnalité de sacristain et son nom de Blaise Kappel.

Les fillettes désignaient du doigt un immense gaillard qui portait à la ceinture, sur un tablier blanc, un arsenal de scies, de hachoirs et de coutelas, et continuaient de chanter à tue-tête :

Ils n’étaient pas sitôt entrés

Que le boucher les a tués,

Les a coupés en p’tits morceaux,

Mis au saloir comme pourceaux…

L’homme au coutelas riait. Il s’appelait Mathias Hagen. Chaque année, à la procession, il représentait le boucher de la légende, assassin de trois enfants que saint Nicolas ressuscite sept années plus tard. Pour jouer son rôle, il n’avait pas besoin de se déguiser : il exerçait la profession de boucher, rue des Boucs.

— Hé ! la boulange ! cria-t-il, on va au Grand-Saint-Nicolas ? On n’aura pas volé une chope ! Tu viens, photographe ?

Blaise Kappel pénétra dans l’église. Ses lunettes ne l’empêchèrent pas de se heurter à une chaise, tant il était myope.

Les fidèles s’égaillaient. Des vieux, assis devant leurs seuils sur des sièges bas, achevaient avec gourmandise de griller quatre brins de tabac dans de longues pipes. Il était cinq heures. Le soir tombait. Des voix jeunes se mêlaient.

— Suzel, si tu n’arrives pas, on s’en va !

— Je m’en moque !

— Venez boire une liqueur avec nous, mademoiselle Cendrillon !

— Je n’ai pas le temps ! Que diraient mes oiseaux ?

Un homme distingué, au nez en bec d’aigle, à mine morose, s’éloignait, solitaire.

Les fillettes chantaient toujours :

Saint Nicolas au bout d’ sept ans

Vint à passer devant les champs,

Il s’en alla chez le boucher…

Il n’était pas sitôt entré

Qu’il a demandé à souper.

Dans la sacristie, l’abbé Jérôme Fuchs, un homme de taille moyenne, avec une épaisse barbe brune et un air doux, venait d’enfermer dans un coffre-fort le reliquaire de saint Nicolas, quand il tressaillit. Un craquement venait de partir d’un placard renfermant les ornements sacerdotaux. Le prêtre porta une main à son cœur, qui, déjà, battait la chamade. Il était cardiaque. Il en fallait peu pour l’émouvoir. Puis il sourit : « Ce doit être le chat de la Mère Michel ! »

Une minute plus tard, lorsque le sacristain, après une génuflexion devant le maître-autel, entra dans la sacristie, il fut saisi d’une stupeur qui lui fit ouvrir les bras et laisser tomber à terre la tunique, la mitre et les postiches dont il était chargé.

L’abbé Fuchs était étendu sur le carrelage, face au plafond, bras en croix. Blaise Kappel s’accroupit auprès de l’ecclésiastique.

Le curé n’avait pas perdu connaissance. Il montra d’un doigt tremblant le placard ouvert, puis l’entrée d’un étroit escalier qui prenait naissance dans la pièce, du côté opposé à la porte.

Il balbutia :

— Un individu masqué… Il se tenait caché dans le placard… Il a fui par l’escalier…

En dépit de sa nature chétive, Blaise Kappel était brave. Il s’empara d’une paire de pincettes qui traînait et se rua dans les marches.

— Ne montez pas, Kappel ! dit le prêtre. Courez plutôt chercher du renfort !

Mais, déjà, le sacristain avait disparu. L’abbé Fuchs l’entendit crier :

— Il n’a pas sauté par la fenêtre !

Le prêtre s’était redressé et retrouvait lentement son souffle.

— Tenez-vous sur vos gardes, Kappel ! lança-t-il.

Il perçut un martèlement de pas rapides, puis le bruit caractéristique de placards ouverts violemment, et, enfin, des bribes de phrases :

— Personne ! Ça !… Ça !… alors… Par où diable…

Intrigué, l’ecclésiastique se décida à monter à son tour.

Au-dessus de la sacristie, il existait une vaste salle sans autre issue que l’escalier et une fenêtre surplombant, à trois mètres de hauteur environ, le jardin du presbytère. La pièce était garnie de bancs, d’une estrade, d’un harmonium. Le curé, de loin en loin, y donnait des conférences aux jeunes gens. Une pieuse femme à mine pointue y apprenait le chant grégorien à des jeunes filles et y organisait des séances enfantines. Elle se nommait Sophie Turner et était la sœur du bijoutier Max Turner, mais les gamins l’appelaient la Mère Michel à cause de son chat, un matou vagabond qui désertait chaque semaine sa maison et qu’elle réclamait à tous échos.

La pièce comportait trois placards profonds. Blaise Kappel les avait ouverts, et vidés de leur contenu. Sur le parquet s’amoncelaient pêle-mêle les défroques que l’on utilisait à l’occasion des séances. Un costume de Père Noël, houppelande et bonnet rouge à parements blancs, et un costume de Père Fouettard, verdâtre, se détachaient sur l’amas bariolé. Les placards étaient vides. Personne sous les bancs. Personne derrière l’harmonium.

Le prêtre et le sacristain se penchèrent à la fenêtre. Sur le sol boueux du jardin, dans les allées ni sur les plates-bandes, nues à cette saison, jusqu’au petit mur hérissé de tessons qui se dressait à une dizaine de mètres, aucune empreinte de pas.

L’homme n’avait pas sauté par la fenêtre. Avait-il fui par le toit de l’église en grimpant le long de la muraille ? Impossible : nulle aspérité où s’accrocher, nulle fenêtre d’où une corde aurait pu pendre.

Médusés, l’abbé Fuchs et Blaise Kappel se considéraient. On entendait encore, faibles dans l’éloignement, les voix des fillettes qui ne se lassaient pas, sur la place, de chanter la complainte de saint Nicolas :

Du p’tit salé je veux avoir

Qu’y a sept ans qu’est dans l’ saloir !

Dès que l’ boucher entendit ça,

Hors de sa porte il s’enfuya…

. . . . . . . . . . . .

L’abbé Fuchs revint à la sacristie et ouvrit le coffre-fort. La châsse, en argent gravé, était de forme rectangulaire, haute de vingt centimètres, large de quinze, profonde de dix. Sa valeur considérable venait de deux diamants magnifiques, pesant chacun près de quinze grammes, qui y étaient fixés, de côté et d’autre, par des griffes d’or.

On exposait le reliquaire trois fois l’an : le lundi de la Pentecôte, le 6 décembre, fête de saint Nicolas, et durant la nuit de Noël. Aux approches de ces dates, le curé, hanté de la crainte d’un vol possible, passait des nuits blanches.

— Vous voyez bien, monsieur le curé ! Les diamants sont toujours à leur place ! Vous mettre dans des états pareils ! Ce n’est pas raisonnable !

Depuis dix ans que Kappel remplissait à Mortefont les fonctions de sonneur, bedeau et chantre, et, en outre, faisait la cuisine et le ménage du prêtre, il avait pris le ton familier des vieux serviteurs.

— Je vais vous préparer une bonne infusion, avec quelques gouttes de spartéine.

— Oui, Kappel.

— Ensuite, vous vous coucherez. Je vous servirai un œuf à la coque.

— Oui, mon bon Kappel. Mais…

— Il n’y a pas de mais, monsieur le curé ! Vous m’obéirez, ou je vais chercher le docteur Ricomet !

Au presbytère, tandis que Kappel préparait l’infusion, l’abbé Fuchs alla fouiller dans un secrétaire et ramena un feuillet.

— Je veux vous faire une confidence, Kappel. Jusqu’ici, j’avais préféré garder la chose secrète, parce qu’il est contraire à mon ministère de jeter l’inquiétude dans les esprits. Mais, le mois dernier, j’ai reçu une lettre anonyme qui m’a beaucoup tourmenté.

Kappel coinça entre ses cuisses de coq le soufflet asthmatique qu’il manœuvrait depuis quelques minutes, ôta ses lunettes, en essuya soigneusement les verres et lut :

Monsieur le Curé,
Vous n’ignorez pas que le trésor de l’église de Saint-Nicolas-du-Port, à quarante kilomètres de votre paroisse, a été dérobé il y a quelques années. Bien que je ne puisse livrer la source de mes informations, je suis en mesure de vous avertir qu’une bande de cambrioleurs se prépare à piller les églises de notre région. Je ne puis révéler mon identité : ma vie serait en danger.

— Je ne connais pas cette écriture, observa le sacristain, mais elle est de la main d’un homme.

L’enveloppe portait le cachet de la poste de Nancy.

— J’ai cru d’abord à l’œuvre d’un mauvais plaisant, dit le curé, plus calme. Mais cette agression prouve que le danger est réel. Ce qui me trouble le plus, c’est la façon diabolique dont l’individu masqué a pu s’enfuir.

— Le mieux serait peut-être d’informer le maire ?

— Pour qu’il avise le Conseil municipal ? Et même, s’il n’en parle pas au conseil, il le dira à sa femme, et, après, le pays sera en révolution ! Non, Kappel. Pas de scandale…

— Bon, dit Kappel. Dans ces conditions, je veillerai.

— Vous êtes un brave homme, Kappel, mais nous ne sommes ni l’un ni l’autre capables d’exercer une surveillance !

L’infusion était prête.

— Buvez cela chaud, monsieur le curé, pendant que je promène le « moine » dans votre lit.

Le curé se coucha.

— Le voleur a manqué son coup. Je ne crois pas qu’il se hasarde à revenir ! dit Kappel.

Il sortit et s’en fut à la sacristie. Il alluma un rat-de-cave, s’arma d’un gourdin et monta l’escalier menant à la salle de patronage. La vaste pièce était vide. Les placards béaient, des défroques étaient répandues sur le parquet. La lueur fumeuse du lumignon arracha un éclat rouge à la houppelande du Père Fouettard. Le sacristain se pencha à la fenêtre, son regard s’efforçait de fouiller les ombres emplissant le jardin, où, parfois, une branche morte craquait. Puis il releva le front, contempla, assez loin, une ligne moirée : la Vezouse qui coulait, lente, vers Cirey. Là-bas, c’étaient les Vosges, et, plus loin, Molsheim, Rosheim, Obernai : l’Alsace, le pays natal de Kappel…

Un puissant coup de cymbales sonna dans le silence. Aussitôt, une étonnante musique éclata au cœur de la ville. On distinguait, répercutés par les murailles des rues étroites, le roulement lent et lugubre de la grosse caisse, les beuglements du trombone, les cris de la trompette, les appels du cornet à piston, et l’aigre et lancinant accompagnement du fifre.

— Ça m’aurait étonné qu’il rate l’occasion ! marmonna Kappel.

« Il », c’était l’instituteur, M. Villard, un long corps avec un visage osseux, des cheveux en brosse, un menton en galoche, un air furibond qui lui venait de ses yeux perpétuellement injectés de sang.

À travers la bourgade, la fanfare mortefontienne s’avançait, M. Villard en tête, flanqué d’un gamin portant un fanion. La fanfare se composait de six musiciens sur les talons desquels marchaient autant de garçons qui formaient l’orphéon mortefontien. L’allure était martiale. La fanfare jouait le Chant du Départ

La Républi-que nous appel-le,

Sachons vain-cre ou sachons mourir…

À Mortefont, chacun connaissait les opinions de l’instituteur, républicain à tous crins et libre penseur. Le Chant du Départ était sa réplique à la procession de saint Nicolas, la réplique de la laïcité à l’Église. M. Villard était originaire de Givet, ville natale du compositeur Méhul. C’est pourquoi il avait choisi, pour ses manifestations, ce chant qui offrait le double avantage d’avoir pour auteur un de ses compatriotes et d’exprimer ses sentiments profonds. À chaque fête religieuse, M. Villard faisait donner la fanfare : les échos de Mortefont retentissaient du Chant du Départ.

Les cuivres se turent. L’orphéon entra en action avec vigueur. Devant l’église, sur la place où, quelques heures plus tôt, des fillettes chantaient, les six orphéonistes entonnèrent à pleine gorge :

Tremblez, ennemis de la France,

Rois ivres de sang et d’orgueil !

Le peuple souverain s’avance :

Tyrans, descendez au cercueil !

Puis, sur un énergique coup de cymbales, la fanfare reprit, au refrain :

La Républi-que nous appel-le,

Sachons vaincre…

Peu à peu, le bruit des flonflons décrût dans l’éloignement et s’éteignit.

Le sacristain soupira, souffla son lumignon et, à pas de loup, passa dans l’église, où la lampe du sanctuaire luisait faiblement. Dans leurs niches, les statues des saints faisaient songer à des êtres vivants figés dans une immobilité sournoise et inquiétante, prêts à bondir. Le bruit de son pas, trop net dans le silence, impressionna Kappel ; il sortit avec tant de hâte qu’en passant devant l’autel il en oublia la génuflexion.

Peu après, de retour au presbytère, il servait à manger à l’abbé Fuchs.

— Kappel, j’ai réfléchi. Je ne puis continuer à me taire, après ce qui vient de se passer. La responsabilité est trop lourde. Et songez que Noël approche… Demain matin, après la messe, je me rendrai à Nancy. J’ai décidé d’en référer à Monseigneur.

— Tiens ! dit familièrement Kappel, ça n’est pas si bête ! Ça ne peut pas faire de mal, de toute façon !

. . . . . . . . . . .

La ville était à présent silencieuse. Seuls, de temps à autre, des éclats de rire, des bruits de conversations joyeuses retentissaient dans le Café Au Grand-Saint-Nicolas. Partout on avait fini de dîner. Derrière les persiennes rayées de fines lignes de feu, des lampes brûlaient sur les tables. De loin en loin, l’une s’éteignait, puis une autre. Sur le pas des portes, ou dans les longs couloirs communiquant avec la rue, des groupes de fantômes chuchoteurs bougeaient : c’étaient des gamins. Il y en avait un qui confiait à un autre :

— L’année prochaine, mon vieux, à la procession, je ne serai plus des « trois enfants de saint Nicolas ».

— Ah ? À cause ?

— Hagen ne veut plus ! Je suis trop grand, maintenant, qu’il dit. Je tiens trop de place dans le saloir. Moi, tu parles, si je m’en fiche ! As-tu réussi à avoir des cigarettes ?

— J’en ai qu’une ! On va la casser…

Le sacristain sortit de chez lui, par une porte de derrière donnant sur un jardinet. Le temps tournait de plus en plus décidément au froid ; il soufflait un vent aigre, la terre durcissait. Furtivement d’abord, puis à enjambées rapides, Kappel s’enfonça à travers champs. Il portait une lanterne et une pioche à manche court. Une marche d’environ un kilomètre l’amena au pied d’une abbaye en ruine. Par un escalier de pierre aux degrés moussus et usés, il parvint dans une cave humide. Il alluma sa lanterne et se mit en devoir d’examiner attentivement les murailles. Il promenait ses doigts sur les moellons recouverts de salpêtre ; de place en place, il donnait du bec de sa pioche un petit coup. Il respirait fort, ses prunelles flambaient derrière ses lunettes. Avec son haut faux col blanc, son comique chapeau rond rejeté en arrière, l’expression à la fois benoîte et maligne de sa face mince, le petit homme, à une telle heure et en un tel lieu, offrait un spectacle vraiment extraordinaire. Tout en furetant, il mâchonnait des paroles confuses.

Brusquement, il lâcha sa pioche et trépigna. Puis il posa sa lanterne sur le sol, se laissa tomber sur une grosse pierre et gémit. Un découragement subit avait succédé à son exaltation. Il balançait la tête de gauche à droite et de droite à gauche.

Mais cette prostration dura peu. Kappel se remit debout, sortit de sa poche de veston une baguette fourchue qu’il prit à deux mains à la manière des sourciers. Et, face à la muraille, sa baguette effleurant presque les moellons, il commença, très lentement, à faire le tour de la salle.

Huit jours plus tard, on frappait à la porte d’un modeste appartement sur cour, au rez-de-chaussée d’un immeuble de la rue de Valois, à Paris. Une plaque de cuivre portait ce nom et ce titre :

PROSPER LEPICQ
Avocat à la Cour de Paris

Un jeune homme vint ouvrir, fit traverser à son visiteur un vestibule sombre et l’introduisit dans une pièce meublée de trois fauteuils et d’une large table où s’empilaient des dossiers débordant de feuillets. Des classeurs impressionnants, numérotés de A à Z, grimpaient le long de la muraille. Dans une bibliothèque, d’épais volumes reliés s’alignaient : recueils Sirey, recueils Dalloz, collections des Causes célèbres, Anthologies des Grandes Plaidoiries, et quantités d’ouvrages de criminalistique.

— Une seconde, je vous prie, dit le jeune homme en désignant un siège au visiteur. Je suis le secrétaire de Me Lepicq. Je vais l’informer de votre arrivée.

Il toqua discrètement à une porte où était fixée une plaque émaillée portant ce mot assez inattendu : Private.

La pièce où il pénétra ne ressemblait en rien à la première.

Elle était garnie de deux lits-cages défaits. Point de meubles. Simplement, deux escabeaux chargés de vêtements, une malle qui faisait office de penderie, et, en guise de table de nuit, deux caissettes surmontées d’objets hétéroclites : cigarettes, pots de colle, un réveille-matin, un sandow, un verre vide, une boîte de cigares, une toque d’avocat, un éventail en papier, un kodak. Le papier mural, décollé par l’humidité, s’en allait par lambeaux. Des chaussures, des pantoufles traînaient à côté d’un phono démantibulé. Dans un coin, sur une tablette, un réchaud à gaz loué par la compagnie. Un brûleur était allumé. De l’eau chantait dans une casserole. Sous la tablette, de la vaisselle sale.

Me Prosper Lepicq, avocat à la Cour de Paris, était allongé sur le dos dans son lit.

— C’est le prêtre, souffla le secrétaire.

— Ah ! bigre ! Déjà ?

Lepicq fit un saut de carpe, jeta un coup d’œil au réveille-matin, puis le porta à son oreille.

— Évidemment, il est arrêté… Faites patienter, mon petit Jugonde. Je… Je suis en conférence avec deux confrères !

Jugonde rentra dans la première pièce.

— Me Lepicq me prie de l’excuser auprès de vous, monsieur l’abbé. Il achève en ce moment dans son cabinet, en compagnie de deux confrères venus lui demander conseil, l’étude d’un dossier pour une affaire particulièrement délicate qui doit se plaider incessamment. D’ici un quart d’heure, il pourra vous recevoir. Me Lepicq est désolé… Il s’est trouvé sollicité à l’improviste…

— Qu’à cela ne tienne, dit aimablement l’ecclésiastique. J’attendrai.

Il sortit de sa poche un bréviaire. Jugonde s’assit au bureau, attira à lui une chemise. Ce dossier, ainsi d’ailleurs que tous les autres, était gonflé de feuilles blanches.

Le jeune homme alla à la bibliothèque, y prit un fort ouvrage sur les successions, feignit de le potasser, sembla ensuite se recueillir, et enfin, avançant la lèvre inférieure et hochant la tête, de l’air subtil d’un monsieur qui vient de trouver la riposte à une argumentation spécieuse, il plongea sa plume dans l’encre et se mit à écrire fébrilement : Quand j’étais petit, je n’étais pas grand. Mardi. Mercredi. Jeudi. Vendredi. Tel père, tel fils. La France s’appelait jadis la Gaule. Nos ancêtres, les Gaulois Il écrivait ce qui lui passait par la cervelle, son unique but étant de donner l’impression qu’il était le secrétaire d’un avocat écrasé d’affaires.

Autour de lui, tout était destiné à faire illusion. De même que les dossiers étaient bourrés de papier blanc, les classeurs étaient remplis de vieux journaux. Le bureau et les sièges avaient été prêtés à Lepicq par un marchand de meubles à qui il avait fait gagner un vague procès, et l’avocat devait à son propriétaire deux termes de loyer dont il ne savait comment s’acquitter.

Derrière l’huis portant l’inscription Private, l’avocat, au-dessus d’une cuvette ébréchée, approchait aussi près que possible d’une glace écaillée sa face de hibou et se rasait à toute allure. Ses prunelles jaunes suivaient attentivement la course du rasoir sur son épiderme, cependant qu’il songeait : « Que me veut-il, ce brave prêtre ? Quelle affaire a-t-il l’intention de me confier ? »

La veille, Prosper Lepicq avait reçu un coup de téléphone de l’archevêché. On lui demandait un rendez-vous pour un certain abbé Géraud.

« Bah ! Quelle que soit l’affaire, je crains qu’il ne me faille l’accepter, malgré que j’aime à choisir… Me voici au bout du rouleau. Mon propriétaire a fait hier une allusion directe aux deux termes de loyer que je lui dois… Bon ! Je me suis coupé ! »

Dans la pièce voisine, le prêtre lisait, en remuant les lèvres. Jugonde écrivait, la bouche en cul de poule. On entendit s’élever la voix métallique de l’avocat.

— Eh bien ! mon cher Delafraie, voilà, je crois, votre petit problème éclairci. Comment dites-vous ?… Mais, mon cher confrère, vous plaisantez, c’est la moindre des choses ! Trop heureux d’avoir pu vous obliger. Entendu, mon cher, entendu… S’il vous plaît, maître Delorme ? Mais bien certainement ! Je vous abandonne mon bureau tout le temps qu’il vous sera nécessaire pour mettre en ordre vos notes, il va sans dire ! Allons, au revoir, Delafraie, et toujours à votre disposition.

On perçut un claquement. Lepicq venait de fermer vigoureusement une fenêtre pour faire croire qu’il s’agissait d’une porte. En même temps, songeant toujours à la mission que l’on venait lui proposer de la part de l’évêché :

« Primo, se disait-il, je vais poser la question de la provision. »

Dans la première pièce, le prêtre se leva.

Grand, svelte, impeccablement rasé, ses cheveux noirs tirés en arrière et lustrés, la tête un peu inclinée de côté, Lepicq se tenait devant lui et le fixait de ses yeux jaunes.

— Mille excuses, monsieur l’abbé… J’ai mis, bien malgré moi, votre patience à rude épreuve.

— Ce n’est rien… Moins que rien, maître.

— Trop aimable.

Lepicq fit deux ou trois pas, se frotta les mains.

« Quelle provision vais-je demander ? » songeait-il.

Il pivota.

— Mon bureau, cher monsieur l’abbé, est occupé en ce moment par un de mes confrères venu me consulter au sujet d’une affaire épineuse. Verriez-vous un inconvénient à ce que je vous entende dans cette pièce ?

— Aucun, maître.

Jugonde s’éclipsa. Lepicq, de nouveau, se frotta les mains.

— Monsieur l’abbé, je vous écoute.

Le surlendemain, Mgr Gibel, évêque de Nancy, tournait entre ses doigts une carte de visite que l’on venait de lui remettre.

Elle portait ce nom : Marquis de Santa Claus.

— Marquis de Santa Claus ! C’est un nom de l’ordre de : M. Barbe-Bleue ou M. le Petit Poucet ! Comment est-il fait, ce marquis ?

— Grand et mince, monseigneur – musclé cependant. Brun – je dirais presque olivâtre. Marque de trente à trente-cinq ans. Distingué – encore que le regard ait peut-être quelque chose de trop inquisiteur. Bel homme, dans l’ensemble. Tout à fait l’allure d’un noble portugais. Le marquis parle parfaitement notre langue – toutefois avec un soupçon d’accent. Son vêtement demeure dans une note sobre – avec, néanmoins, un je ne sais quoi d’exotique…

Mgr Gibel sourit.

— Vous avez l’art de nuancer. Tranchons le mot : s’agit-il d’un gentilhomme ou d’un rastaquouère ?

Le secrétaire du prélat possédait la vertu de prudence.

— Je ne doute point, répliqua-t-il politiquement, que Monseigneur ne trouve lui-même la bonne réponse à cette question, s’il accorde l’audience sollicitée…

L’évêque était embarrassé.

— Fâcheux, murmura-t-il, très fâcheux. Je ne vois aucun motif de refuser un entretien à ce noble étranger, mais il se présente au moment même où j’attends quelqu’un… quelqu’un qui tarde…

Après avoir reçu la visite de l’abbé Fuchs et appris la tentative de cambriolage de Mortefont, l’évêque de Nancy avait décidé de faire exercer une surveillance sur la châsse de saint Nicolas. Il avait repoussé l’idée de s’adresser à la police de Nancy, un peu parce qu’il redoutait des bavardages intempestifs : Nancy était trop près de Mortefont ; et, surtout, parce qu’il ne tenait que médiocrement à voir la police mêlée à cette affaire. Il souhaitait moins encore en charger des détectives privés, qu’il méprisait en bloc. Il avait exposé son embarras à Mgr Florent, archevêque de Paris.

Par retour de courrier, une lettre de ce prélat l’avait informé qu’un homme lui était envoyé de Paris : l’avocat Prosper Lepicq. « On dit merveilles de sa perspicacité, de son habileté et de son tact, assurait Mgr Florent. Il est, en outre, homme d’esprit. Que vous dire de plus ? »

Lepicq était arrivé à Nancy dans la matinée et avait promis de se présenter à trois heures à l’évêché. Il était maintenant trois heures dix – et point de Lepicq !

En revanche, ce personnage inattendu, ce noble portugais au nom invraisemblable : le marquis de Santa Claus, demandait à être reçu…

Tant pis ! Lepicq attendrait.

— Veuillez introduire le marquis de Santa Claus.

Le portrait brossé par le secrétaire était juste. Le marquis avait l’œil singulièrement vif.

— Sans doute n’êtes-vous que de passage dans notre bonne ville ?

Le coin de la lèvre du noble portugais et son sourcil se relevèrent imperceptiblement.

— De passage, en effet, monseigneur. Je compte être ce soir à Mortefont.

Le prélat tressaillit.

— Puis-je vous demander ce qui vous attire dans cette bourgade ? Son intérêt touristique est assez mince…

La lèvre du marquis de Santa Claus se releva un peu plus.

— Je porte un grand intérêt à l’église de Mortefont monseigneur. La châsse de saint Nicolas, si j’en crois le guide Joanne, est très riche.

L’évêque scrutait le visage de son visiteur.

— Vos paroles me réjouissent, marquis ! Il est de fait…

Il s’interrompit. L’autre avait sursauté.

— Marquis ?… Que Votre Grandeur me pardonne : j’ai dû me tromper de carte de visite ! Cette distraction est inexcusable !

Il tira son portefeuille, en sortit une carte. Les traits de Mgr Gibel marquèrent un profond étonnement.

— Eh quoi ! Vous seriez…

Le marquis posa vivement un doigt sur ses lèvres, puis :

— Je suis… le marquis de Santa Claus ! dit-il.

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