II Le bras d’or

Deux corneilles perchées sur deux mottes se faisaient gravement vis-à-vis. Sept ou huit enfants étaient étendus sur l’herbe, au bord de la Vezouse. On voyait parfois la gueule d’un poisson trouer la surface de l’eau.

— Il pleuvra cette nuit, dit une fillette, le chat de la Mère Michel se passait la patte sur l’oreille, à midi.

— Mais non, répliqua doucement Catherine Arnaud, une jolie jeune fille que les adolescents de Mortefont appelaient Cendrillon et les enfants Cendri. Écoute…

On entendait des craquements. De menues branches se brisaient dans la forêt proche.

— Signe de gel, dit Catherine. Vous n’avez pas froid, au moins ?

Les premières ombres du crépuscule s’allongeaient sur la prairie. L’arche d’un pont se reflétait avec netteté dans l’eau transparente. Au milieu de la rivière, il y avait un îlot de verdure où se dressait un peuplier. Dans cet isolement, l’arbre évoquait un sage qui se tiendrait à l’écart, pour méditer. Un homme s’engagea sur le pont.

— Ho ! Ho ! s’écria-t-il avec un geste amical de la main.

— Ho ! Ho ! répondirent les enfants.

— C’est Blaise Kappel, dit la petite Madeleine Neubach. Je sais où il va !

— Et où ça – toi qui sais toujours tout ? lança un gamin joufflu, le seul garçon de la troupe.

— À l’abbaye de Gondrange !

— Quoi faire ?

— Ah ! voilà… je ne le dirai pas !

— Parce que tu n’en sais rien !

— Si ! Je sais, gros lard !

Le gamin fit une grimace, la petite tira la langue.

— La preuve que je sais, c’est que je vais le dire. Blaise Kappel cherche le Bras d’Or !

— Cendri ! Cendri ! Raconte-nous l’histoire du Bras d’Or…

— Mais vous la connaissez !

— Raconte tout de même, Cendri !

Sur le pont, en direction de Mortefont, on vit filer à faible allure un cycliste que suivait un chien.

— Eh bien ! dit Catherine Arnaud, il y a de cela plus de mille ans…

Les enfants se considérèrent. Mille ans, cela ne disait pas grand-chose à leur imagination. Cela faisait trop d’années.

— C’était au commencement du monde, Cendri ?

— Eh ! non, sotte ! Il y avait longtemps que le monde était monde ! Dans ce temps-là, un sire de Varangéville…

— Oh ! je connais ! s’écria Madeleine Neubach. J’y ai été une fois, à Varangéville, avec maman. C’est à côté de Saint-Nicolas-du-Port, près de Nancy.

— Oui. Mais si tu ne te tais pas, je ne pourrai jamais raconter ! Ce sire de Varangéville rapporta d’Italie une relique de saint Nicolas : un petit bout de doigt. Pour conserver cette relique, le roi René d’Anjou, bien des années après, fit faire un merveilleux reliquaire qui avait la forme d’un bras.

— Il était plus beau que le reliquaire de Mortefont, Cendri ?

— Bien plus beau !

— Combien de fois plus beau ?

— Je ne peux pas dire. C’était un bras en or, avec des perles, des diamants, des pierres précieuses qui brillaient, est-ce que vous comprenez ?

— Des pierres comme on en voit dans la vitrine du bijoutier Turner ?

— Bien plus belles ! Aussi, il venait beaucoup de gens à Saint-Nicolas pour admirer le Bras d’Or. On dit qu’une année, à la Pentecôte, il y avait jusqu’à deux cent mille personnes !

— Deux cent mille ? Comment a-t-on pu les loger et leur donner à manger ?

— Tiens ! dit Catherine, ils avaient apporté du pain et du jambon dans des besaces et ils ont dormi au bord de la Meurthe !

Catherine Arnaud, âgée de vingt ans, en paraissait quinze, tant elle était menue. Dans un visage rieur, ses yeux bleus, très grands, avaient la fraîcheur des yeux des enfants. Elle possédait une extraordinaire chevelure couleur de fumée, d’un gris lumineux. Dans le soleil, ses longs cheveux fins brillaient comme de l’argent lorsque les fillettes jouaient à la peigner – c’est-à-dire la dépeignaient. Dans les prés, au milieu de cette troupe de petits diables, elle semblait une fée environnée d’elfes.

Et tout ce qu’elle disait prenait tour de conte de fées. Le Bras d’Or du roi René ! L’histoire était réelle ; le reliquaire avait existé. Mais combien plus magnifique, plus resplendissant encore était celui que les enfants se représentaient !

— Il était grand comment, le Bras, Cendri ?

— Grand comme le mien, de la main au coude. Malheureusement, il a disparu, il y a cent cinquante ans.

— Disparu, Cendri ?

— On prétend que de mauvaises gens, à une époque que l’on appelle la Révolution, l’ont volé et l’ont fondu pour en faire des pièces d’or. Mais certains racontent que ce n’est pas vrai, et savez-vous ce qu’ils disent ?

Catherine sourit. Elle voyait les enfants resserrer le demi-cercle qu’ils formaient devant elle, se rapprocher en rampant, redresser davantage le front, tandis que leurs yeux s’élargissaient et que leur souffle se faisait court. Tous savaient l’histoire. Ils connaissaient la chose « inouïe » que certains affirmaient ; mais ils adoraient que cette chose inouïe leur fût répétée. Ils ne se lassaient pas de l’entendre. C’était l’instant le plus pathétique du récit de Cendri.

— Certains disent que le Bras d’Or du roi René aurait été sauvé par un sacristain de Saint-Nicolas-du-Port et mis en sûreté d’abord à Avricourt, puis ici même, à Mortefont.

— Blaise Kappel le croit, fit Madeleine Neubach.

— Oui. Il pense que le Bras est caché quelque part dans la vieille abbaye de Gondrange ou dans le château du baron de La Faille, derrière la mairie. Mais d’autres croient qu’il se trompe, que le Bras serait plutôt dans une cave de la rue du Marché, vers la maison du marchand de couleurs.

— C’est à côté de chez moi ! jeta une fillette d’une voix où perçait l’orgueil d’habiter si près de l’endroit où il se pouvait que dormît, depuis cent cinquante années, le reliquaire fabuleux.

— Et il y en a encore d’autres, reprit Catherine, qui disent que ce n’est ni là, ni là. Ils parlent d’une phrase mystérieuse que l’on aurait lue dans un grimoire.

— Je la connais, dit Madeleine Neubach.

Elle récita, très vite :

Interroge l’Étoile du Berger,

Tu trouveras le Bras d’Or caché.

— Toi, Cendri, tu crois qu’il existe toujours, le Bras d’Or ?

— Je ne sais pas, mon chou, dit Catherine.

Elle rêva et ajouta :

— Qui sait ?

Pour les enfants le doute n’était pas permis. Le Bras avait été sauvé, sûrement. Il reposait enfermé dans une caissette de bois ou de fer, dans un creux de mur que l’on avait rebouché. Peut-être à l’abbaye, peut-être au château, peut-être rue du Marché. L’important n’était pas là, mais qu’il existât. Les fillettes en étaient certaines. Elles le voyaient distinctement. Il était en or rouge. Un halo de lumière douce, issue des pierreries, l’enveloppait. Cette somptueuse image d’Épinal contractait leur cœur et les rendait toutes pâles.

— Peut-être qu’on l’a enterré dans le souterrain qui part du château pour aller à l’étang ? suggéra le garçonnet joufflu.

— Peut-être !

— Tu sais, Cendri, mon frère Christophe y a été dans le souterrain, une fois, avec Jules Poudriollet et le neveu au Père Fouettard, le garde champêtre Virecourt, tu sais… C’est tout noir ! Des fois, on sent des gouttes d’eau glacée qui vous tombent sur la tête. Et il y a des bêtes qui partent entre vos pieds, en piaulant. Même qu’il avait rudement peur, mon frère Christophe, et pourtant, lui, tu sais…

Les fillettes rirent.

— Hou ! le capon !

Le petit se leva, furieux.

— Non, mon frère n’est pas capon ! Non, il n’est pas capon ! D’abord, je lui dirai, et vous verrez…

— On verra quoi ?

Le petit bredouilla une phrase indistincte où revint deux fois le mot « tripotée », puis tourna l’échine, ramassa un caillou plat et le lança au ras de la Vezouse dans le dessein de le faire ricocher, mais il manqua son coup. Lorsqu’il fit volte-face, avec une mine boudeuse, son regard rencontra le regard de Cendri, et sa mauvaise humeur s’évanouit.

L’eau avait pris une teinte sombre. De longues bandes brunes envahissaient le ciel.

— Hop ! fit Catherine. Il est temps de nous sauver, si nous ne voulons pas rencontrer le loup-garou !

Vers la même heure, dans le train de Nancy à Strasbourg, un homme élégant, seul dans un compartiment de seconde classe, fumait nerveusement des cigarettes et, de cinq minutes en cinq minutes, consultait sa montre. Parfois, il accordait un regard distrait à la campagne lorraine. Le train était omnibus ; il s’arrêtait dans chaque gare. Ces stations fréquentes irritaient le voyageur. Pourtant, lorsqu’il entendit, sur un quai, un employé annoncer Varangéville, son visage exprima une soudaine satisfaction. Il baissa la vitre de la portière et considéra avec intérêt l’admirable basilique de Saint-Nicolas-du-Port qui se dressait à un kilomètre, dominant de sa masse la petite ville serrée contre ses flancs.

Le train repartit. Un vent glacé soufflait. Le voyageur remonta la vitre, qui, bientôt, en raison de la chaleur régnant dans le wagon, se couvrit d’une buée. L’homme se mit à promener le bout de son index sur cette buée. Il traçait ainsi des lignes qui formèrent un ensemble, un dessin rudimentaire, presque invisible vu de face, mais très net si on le considérait de biais, et qui figurait un bras dressé. Le voyageur médita quelques minutes, puis effaça son dessin en haussant une épaule. Un moment après, le train stoppait à Cirey. L’homme sauta sur le quai.

Il portait une valise en peau de porc, couverte d’étiquettes de grands hôtels. Il sortit rapidement de la gare et marcha vers deux guimbardes qui stationnaient côte à côte.

— Pouvez-vous me conduire à Mortefont ?

— Moi, non ! fit le chauffeur. Je fais Arracourt et Vic-sur-Seille, si vous connaissez. C’est juste l’opposé. Mais le collègue vous prendra : Mortefont est sur sa tournée.

Le collègue somnolait. Le chauffeur cria :

— Hé ! Marcellin ! Quelqu’un pour Mortefont…

Le voyageur s’installa. La guimbarde s’ébranla dans un grelottement de toute sa carrosserie. Une demi-heure plus tard, avec un gémissement épouvantable des freins, elle stoppait devant l’Hôtel-Restaurant-Brasserie Au Grand-Saint-Nicolas, Maison Kopf.

— La meilleure cuisine de l’endroit, avait confié le conducteur.

L’entrée du voyageur fit sensation. Mortefont ne recevait guère de touristes en été, et, en hiver, pratiquement aucun. Sur le trottoir, une bande de gamins, déjà alertés, se pressaient contre les vitres, cherchant à voir par l’interstice des rideaux.

— Monsieur désire une chambre ?

— La plus confortable. Je compte séjourner ici un mois.

Sur le registre de police que Mme Kopf, impressionnée, lui présenta, il écrivit son nom et le nom de la ville d’où il venait, puis il suivit la bonne qui portait avec respect la valise en peau de porc aux multiples étiquettes.

Le boucher Hagen, un des plus solides piliers de l’établissement, formula l’interrogation qui était sur toutes les lèvres.

— Qu’est-ce que c’est que cet Ostrogoth ?

— Chut ! Chut ! fit la patronne.

Elle écouta et, assurée que le nouveau pensionnaire ne pouvait l’entendre, elle souleva le registre et lut à voix haute :

— « Marquis de Santa Claus. Venant de Lisbonne. Portugal. »

— Fichtre de bougre ! Un marquis ! s’exclama le boulanger Poudriollet, sidéré.

— Ça te la coupe, gâte-farine ? goguenarda le patron. Un marquis, parfaitement ! Et qui ne vient pas de près ! Lisbonne, si tu connais ta géographie, ça n’est pas la porte à côté !

— Je me demande ce qui peut l’amener dans ce trou !

— Comment ! Mais la question ne se pose pas ! La renommée de la maison Kopf a fait le tour du monde, et le marquis est venu uniquement pour goûter de notre cuisine ! On voit bien que tu n’es pas un gastronome, espèce de croquant ! Allez, la petite mère, vivement mon tablier blanc, ma toque, et que ça saute ! Un marquis ! Un marquis !

— Je t’en foutrai, des marquis ! grommela Mathias Hagen, parmi l’hilarité générale.

— Chut ! Chut ! fit de nouveau la patronne.

Dans l’escalier, on entendait des pas. Infiniment aristocratique dans ses vêtements sombres, le marquis de Santa Claus traversa la salle au milieu d’un silence profond.

— À quelle heure le dîner ?

— À l’heure qui conviendra à Monsieur le marquis.

— Disons sept heures et demie ?

— À sept heures et demie, tout sera prêt, monsieur le marquis. Puis-je demander à Monsieur le marquis si Monsieur le marquis apprécie la cuisine alsacienne ? Nous sommes Alsaciens, ma femme et moi. Ma femme est de Ribeauvillé et moi de Phalsbourg. J’ai travaillé quatre ans à la Maison-Rouge, le grand hôtel de la place Kléber, à Strasbourg. Monsieur le marquis connaît sûrement ?

— Non, dit le marquis. Mais n’importe ! Faites pour le mieux !

— J’espère que Monsieur le marquis sera content…

Kopf, tout miel et tout sucre, exécutait des ronds de jambe, passait sa serviette d’un bras sous l’autre, sa large face rubiconde n’était que sourire.

Le marquis se dirigea vers la porte. Kopf se précipita pour ouvrir.

Puis :

— As-tu vu ça, boucher ? On a du savoir-vivre au Grand-Saint-Nicolas. On sait recevoir son monde.

Hagen ricana.

— Du savoir-vivre ! Ce qu’on peut être obligé d’entendre ! Tu me dégoûtes, tiens ! Donne-moi une autre chope ! Et puis, ce n’est pas le tout ! Qu’est-ce que tu vas lui offrir à dîner, à ton gastronome de marquis ? Veux-tu que je t’apporte une jolie tranche dans le filet ?

Le marquis de Santa Claus se promenait à travers la ville. Dans le dédale des ruelles tortueuses aux pavés inégaux, entre les maisons basses aux murs couverts de crépi, et dont certaines, comme celle du photographe Gaspard Cornusse, s’appuyant sur les bâtisses bordant la chaussée, étaient suspendues au-dessus de la rue et formaient pont, tout lui parut d’un pittoresque charmant.

Les caves, creusées devant chaque porte et fermées par deux panneaux de bois ou de fer ; les longs couloirs partant des seuils, et qui trouaient de part en part les maisons pour laisser deviner, tout au bout, un jardinet ; les persiennes pourvues en leur milieu d’un étroit rectangle de lames mobiles montées sur une tringle, les moindres détails ravissaient le marquis.

Au fond d’un atelier encombré de billes de sapin, un vieillard travaillait à un établi. « Ce doit être un sabotier », se dit le marquis. Il se trompait. L’homme taillait un cheval de bois.

Rue des Boucs, des pièces de viande pendaient derrière une fenêtre : Mathias Hagen, boucher en appartement, officiait là, lorsqu’il n’était pas attablé devant une cruche de bière, chez Kopf.

Le marquis, entre deux quartiers de bœuf, jeta un coup d’œil à l’intérieur de la salle. Il surprit une femme occupée à brasser dans un baquet plein d’eau des centaines d’yeux bleuâtres. « Pouah ! se dit-il. Curieuse besogne ! À quelle sauce ces gens comptent-ils accommoder ces yeux de veau ? »

Presque aussitôt, il comprit son erreur. La bouchère ne lavait pas des yeux de veau, mais des prunelles en verre qu’elle venait de colorier.

Et ainsi de tout. Cet homme qui, une loupe à l’œil, montait des pièces d’horlogerie, n’était pas un horloger : ressorts et roues dentées étaient destinées à actionner des lapins, des canards, des poupées mécaniques, toutes sortes de petits automates. Cet autre, qui manipulait des pistolets, des carabines, n’était pas l’armurier de la localité : pistolets et carabines étaient construits pour lancer des fléchettes en caoutchouc, des pois ! Cette femme qui brassait de la laine et du crin n’était pas matelassière : sa laine et son crin devaient faire des toisons pour moutons à roulettes. Cette autre, qui enfilait avec le maximum de célérité des perles, des rubis, des topazes, n’était pas bijoutière : les pierres valaient trois francs le kilo et servaient à faire des colliers pour poupées.

Cette autre encore, environnée de bébés roses à qui elle passait des brassières, n’était pas une mère de famille nombreuse : les bébés étaient des poupards en celluloïd. Rue des Trois-Puits, à sa fenêtre, entre deux cages où sautaient des canaris, Catherine Arnaud coupait et cousait, dans des étoffes de teintes violentes, des uniformes pour soldats de bois.

La bourgade entière vivait de l’industrie du jouet. À cinq cents mètres de Mortefont s’élevait la fabrique, propriété de M. Noirgoutte, le maire. Il n’y avait guère, dans cette fabrique, que des bureaux, un atelier de « finissage » et de montage pour les jouets compliqués et un service d’expéditions. Presque tout le travail se faisait, à l’ancienne mode, « chez soi ». Les gens préféraient cela. Mais, de leur activité, il naissait, surtout à la faveur du crépuscule ou à la lueur des lampes, une telle impression d’irréalité que le marquis de Santa Claus, voyant filer un rat dans un caniveau, puis apercevant au pied de l’église un crapaud qui sautelait, se demanda en souriant si ce crapaud et ce rat étaient des bêtes vivantes ou des jouets mécaniques échappés des doigts d’un artisan !

Devant l’église, pourtant, le noble portugais, comme rappelé à des pensées moins fantaisistes, enveloppa le monument d’un regard différent et se dit, assez trivialement : « Ah ! Ah ! C’est ici que les Athéniens s’atteignirent ! Eh bien ! demain il fera jour ! Allons voir un peu ce que vaut la tambouille de cette vieille baderne de père Kopf ! »

Le dîner fut somptueux : purée de haricots blancs, volaille en cocotte, châteaubriant Mac-Mahon, salade, fruits, le tout arrosé d’un délicat Gentil de Ribeauvillé et d’un Traminer de Amerschwihr très fruité. Ensuite, eau-de-vie de framboise.

Au début du repas, le marquis questionna son hôte sur les coutumes et traditions locales, les légendes et récits du passé. Il fut question du Bras d’Or du roi René, naturellement. Le marquis ne dissimula pas l’intérêt très spécial qu’il portait à ce reliquaire disparu et alla jusqu’à confier à Kopf qu’il comptait se livrer à des recherches au moyen d’un instrument très sensible nommé détecteur. Promené dans les environs immédiats des lieux où de l’or se trouvait enfoui, cet appareil subissait l’attraction du précieux métal et en révélait la présence. Kopf lui indiqua les points de la ville où le reliquaire, à en croire certaines affirmations, tenaces en dépit des années et des insuccès des chercheurs, pouvait avoir été enfoui : l’abbaye de Gondrange, le château de La Faille et deux ou trois caves de la rue du Marché. Il lui dit, en outre, le distique du grimoire :

Interroge l’Étoile du Berger,

Tu trouveras le Bras d’Or caché.

Sur un calepin, le Portugais nota scrupuleusement la phrase.

Vers le milieu du repas, le marquis devint soudain muet comme carpe. Non qu’il se repentît d’avoir trop parlé, mais bien parce qu’il commençait à ne plus pouvoir parler – du moins sans risquer de compromettre sa dignité de gentilhomme. Sa langue s’embarrassait, les fumées du Gentil de Ribeauvillé et du Traminer de Amerschwihr tournaient sous son crâne, se déployaient en visions gracieuses sans rapport avec le Bras d’Or du roi René. Le marquis souriait imbécilement et éprouvait les plus grandes peines du monde à se tenir droit sur son siège, à garder ouvertes les paupières. À certains instants, il ne parvenait même plus à distinguer les buveurs assis au fond de la salle, et, soudain, il voyait double.

Il se leva, réussit à gagner la porte sans anicroche.

— Le voyage m’a un peu fatigué, avoua-t-il à la bonne qui le précédait dans le couloir, une lampe à la main.

Dans l’escalier, il tituba, mais réussit à se raccrocher de justesse à la rampe.

« Morbleu, marquis ! se dit-il, de la tenue, que diable ! Que penserait votre noble père, le duc de Santa… Santa Cruz ? Santa quoi ? Voilà que j’ai oublié mon nom, maintenant. Ça ne va pas mieux ! »

Seul, il se dévêtit maladroitement. Il bégayait. Dans son cerveau, les fumées du vin s’épanouissaient.

— Hé ! hé ! Pas si malpropre, la tambouille du père Kopf ! Il faudra que je reprenne de ce petit vin, le… comment s’appelle-t-il déjà ? Le Mignon de Tournevire ? Non ! Ça n’est pas ça… Le Gentil… Ah ! j’y suis… Le Gentil de Traminer… Non ! Ça n’est pas ça non plus !… Voyons, voyons, voyons… Marquis, est-ce que vous ne seriez plus dans votre assiette ?

Les dernières lanières de l’ivresse l’enveloppèrent : les meubles, les murailles dansaient.

— Oh ! mes aïeux ! gémit le marquis de Santa Claus.

Il sombra dans les oreillers.

En bas, le père Kopf confiait à Mathias Hagen :

— Encore un piqué qui a la prétention de dénicher le Bras d’Or ! Il ne se doute pas que le Bras, ou, plutôt, la Main d’Or, c’est la sienne ! Il s’en apercevra quand il s’agira de régler la note !

— Vieille canaille ! fit Hagen en enfonçant amicalement son coude dans les côtes du père Kopf.

L’hôtelier se leva, pouffant, alla prendre sur la table du marquis la bouteille d’eau-de-vie de framboise et emplit deux verres.

— Parlons sérieusement, dit le boucher. Je t’amène un joli gigot, pour ton gastronome, demain midi ?

Le lendemain matin, le premier soin du noble portugais, en possession de tous ses moyens, fut de passer au presbytère visiter l’abbé Jérôme Fuchs.

Le prêtre se promenait dans son potager. Blaise Kappel était absent.

Lorsque le prêtre eut jeté un regard sur la carte de visite :

— Ah ! mon bon monsieur, s’écria-t-il. Vous êtes…

— Le marquis de Santa Claus ! fit l’autre vivement.

Le prêtre eut une expression malicieuse.

— Un billet de Mgr Gibel m’a annoncé votre venue. Le voyage ne vous a pas trop éprouvé ? C’est qu’il y a loin de Mortefont à…

— Lisbonne ? coupa le marquis. Le trajet est long, en effet.

La mine du curé s’épanouit davantage. L’homme lui plaisait.

— Tout d’abord, monsieur le curé, avait repris le visiteur, nous avons, si je suis bien informé, une devinette à résoudre ?

— Une devinette ? Vous voulez dire un vrai mystère ! Comment mon agresseur a-t-il pu s’enfuir de la salle du premier étage de la sacristie sans repasser par l’escalier ni laisser d’empreintes sur le sol boueux du jardin ? Depuis huit jours, je me casse la tête là-dessus. Jugez vous-même…

Le marquis examina attentivement la sacristie, le jardin, l’escalier, la pièce du premier.

— Voilà qui est clair, murmura-t-il après un moment.

— Vous avez déjà trouvé ?

— Nullement ! J’ai simplement voulu dire : il est clair qu’il n’existe dans l’escalier ni dans cette pièce aucune issue secrète, aucun truquage. Cette évasion présente tous les caractères d’un vrai mystère, en effet !

— Ah ! vous y venez !

— Heu !… Façon de parler ! Nous n’avons affaire ni à un ange ni à un démon. Ce qu’un homme a combiné, un autre homme peut… Réfléchissons ! Votre agresseur s’est sauvé par la fenêtre, la chose paraît certaine. Bien. Il a donc fallu qu’il touche le sol, qu’il mette pied à terre, dans la boue. Or, aucune empreinte de pas. Même s’il lui avait pris fantaisie de marcher sur les mains ou de rouler sur lui-même comme un tonneau, il eût laissé des traces qui auraient attiré votre attention. Une bicyclette ? Vous auriez remarqué le sillage.

Le marquis médita.

— Eh bien !… commença-t-il.

— Eh bien ? répéta le curé.

— Eh bien ! je ne comprends pas ! Redescendons, voulez-vous ?

Sous la fenêtre, le marquis étudia la muraille. Aucune érosion. Cela était d’ailleurs sans signification. Mains derrière le dos, il se mit à faire les cent pas. L’abbé Fuchs était allé s’asseoir sur une brouette, sous un hangar attenant à la sacristie. Il suivait d’un air découragé les allées et venues du marquis. Il secoua la tête en soliloquant :

— Ce n’est évidemment pas un vrai mystère, mais c’est un fameux mystère quand même !

— Excusez-moi d’insister, monsieur le curé, mais vous êtes absolument sûr qu’il n’y avait pas d’empreintes dans la boue ?

— Absolument ! Mon sacristain, Blaise Kappel, pourra vous le confirmer. Et nous, nous avons examiné le sol de près, je vous le garantis.

— Enfin, c’est impossible ! Il faut qu’il y ait eu…

Le prêtre ouvrit les bras.

— Que voulez-vous que je vous dise ? Il n’y en avait pas. Je…

Il s’interrompit. Le marquis ne l’écoutait plus. Il regardait le vague.

— Nous avons fait une faute, dit-il. Nous avons eu peur de pousser notre raisonnement à ses limites. Nous aurions dû dire : Il faut qu’il ait pu fuir par la fenêtre. Il a donc nécessairement laissé des empreintes sur le sol du jardin. Comment se fait-il que ni vous, monsieur le curé, ni Blaise Kappel, ne les ayez remarquées ? Quelles sortes d’empreintes, qu’il devait vous être impossible de remarquer, l’homme s’est-il arrangé pour laisser ?

Il y eut un silence. Le marquis jouait avec son lorgnon. Enfin :

— Je puis vous expliquer le mystère, déclara-t-il. Il est enfantin !

Le mot sembla l’amuser prodigieusement. Il rit aux éclats.

— Enfantin ! Auparavant, une question. Votre assaillant était grand, n’est-ce pas ? Au moins un mètre soixante-quinze ?

— C’est cela.

— J’en étais sûr !

— Mais… observa le prêtre, comment l’avez-vous deviné ?

— Tout bonnement parce que, si la taille de votre agresseur avait été inférieure à un mètre soixante-quinze, il aurait obligatoirement laissé sur le sol boueux des empreintes très différentes de celles qu’il a laissées, et vous les auriez remarquées !

— Ah ! çà. Vous avez une façon d’éclaircir les mystères…

— Vous allez comprendre. La hauteur de la fenêtre au-dessus du sol est exactement de… ?

— Deux mètres soixante-cinq.

— Parfait ! Imaginons donc un homme de un mètre soixante-quinze accroché au rebord de cette fenêtre. Son corps est suspendu dans le vide. À quelle hauteur ses pieds sont-ils du sol ?

— Ma foi… Un mètre soixante-quinze pour le corps. Ajoutons cinquante centimètres que lui font gagner les bras. Cela nous donne un total de deux mètres vingt-cinq. Manque quarante centimètres pour que l’individu touche terre.

— Voici ces quarante centimètres, monsieur le curé, dit le marquis en prenant dans un coin du hangar, parmi une vingtaine d’autres, une échasse du modèle que l’on trouve dans toutes les écoles et tous les patronages de France. Le 6 décembre, l’individu arrive ici. Vous conduisez la procession de saint Nicolas : il peut opérer en toute tranquillité. Il se saisit de deux échasses, s’introduit dans la sacristie, dont la porte n’est pas fermée à clé, monte à la salle du premier, et, par la fenêtre, laisse glisser jusqu’au sol les échasses, puis il va se mettre à l’affût dans le placard de la sacristie. Après l’agression, il remonte quatre à quatre au premier, passe par la fenêtre et s’y cramponne quelques secondes nécessaires pour que ses pieds rencontrent la barre d’appui des échasses. Après quoi il n’a plus qu’à s’éloigner, à la manière des gamins, tandis que Blaise Kappel fouille éperdument les placards de la salle du patronage ! Certes, des empreintes, il en a laissé : les trous d’échasses dans la boue ! Mais c’était précisément la sorte d’empreintes qui ne pouvaient vous paraître suspectes, à vous qui cherchiez des traces de chaussures, à vous surtout, monsieur le curé, qui recevez ici quotidiennement des enfants et êtes habitué à les voir, à toute heure du jour, circuler sur ces bouts de bois le long de vos allées ! Vous n’y avez pas plus prêté attention qu’une ménagère ne prend garde aux empreintes de poules et de canards devant son seuil !

— Eh ! parbleu ! s’exclama naïvement le prêtre. Évidemment ! Il devait y avoir des trous d’échasses ! Il y en a ici toute l’année ! Du moins lorsque le terrain n’est pas trop sec ! C’est enfantin, en effet !

Ce qui n’était pas enfantin, c’était d’y avoir songé. Mais le marquis eut le triomphe modeste. Il se contenta de sourire.

Il demanda ensuite à examiner la lettre anonyme du début du mois. Elle ne lui inspira aucune réflexion d’importance. Il se fit alors montrer la châsse de saint Nicolas. Ce lui fut une occasion de parler du Bras d’Or.

— Allez, dit le prêtre, le Bras d’Or du roi René a bel et bien été jeté au creuset par les sans-culottes ! Radotages, que ces histoires de reliquaire caché ! L’ennui est que mon brave Kappel est en passe d’en devenir un peu détraqué ! Figurez-vous qu’il en fait une affaire personnelle !

» – Un sacristain a sauvé le Bras d’Or, dit-il, un sacristain le retrouvera et le restituera à l’Église !

Le marquis prit congé.

« Premier résultat, songeait-il : sont à étudier tous les habitants de Mortefont dont la taille atteint ou dépasse un mètre soixante-quinze. »

Ce matin-là, l’aristocratique Portugais se livra à une série de gestes bizarres, peu conformes à sa dignité naturelle. Il sortit sa montre et, d’un coup sec, en brisa le verre. Il parut enchanté et tira de sa poche un canif. Saisissant délicatement un bouton de son veston, il trancha les fils le retenant à l’étoffe. Après cela, l’air de plus en plus satisfait, il trancha le cordonnet de soie noire retenant ses binocles, puis trancha également un de ses lacets. Il ne s’en tint pas là. Comme mis en verve et saisi d’une rage de destruction, il ôta son chapeau et enleva le ruban, puis il arracha la plume de son stylo. Ensuite, très flegmatique, il pénétra chez le bijoutier Turner et fit remettre un verre à sa montre. Tandis que Turner fouillait ses boîtes, en quête d’un verre du calibre convenable, le marquis l’épiait. Il épiait aussi sa sœur Sophie Turner, dite la Mère Michel. Peu après, il passa chez le tailleur et fit recoudre son bouton ; il pénétra chez le mercier et étudia vingt sortes de cordonnets avant de se décider ; chez le marchand de chaussures, il choisit, sans se presser, des lacets et essaya des souliers ; chez le chapelier, il demanda un ruban exactement assorti à la nuance de son chapeau, ce qui fut assez long à trouver ; chez le libraire-papetier, il examina minutieusement quantité de plumes pour stylo, avant de fixer son choix.

De la sorte, il put voir de près, à loisir, bon nombre de commerçants. Lorsqu’il eut ensuite absorbé des consommations dans plusieurs cafés, il tira de ces démarches une conclusion peu réconfortante : à savoir qu’il y avait à Mortefont beaucoup de gens dont la taille atteignait ou dépassait un mètre soixante-quinze.

La première visite de l’après-midi fut pour l’instituteur.

Ce jour étant un jeudi, il n’y avait pas classe. M. Villard, installé à sa chaire dans la salle d’école déserte, corrigeait des compositions en fredonnant la Carmagnole. Tout de go, il débita au marquis ce petit discours, sans paraître se rendre compte des contradictions qu’il impliquait.

— Je n’ai pas pour habitude de mâcher mes expressions, monsieur le marquis. Je suis ce que l’on appelle un républicain farouche. Liberté, égalité, fraternité : je crois à ces trois mots-là, et, sans nier que la noblesse ait fait beaucoup pour le développement des lettres et des arts, je la condamne. Entendez-moi bien : je ne soulève pas une question de personnes, je condamne un principe. Je suis pour l’abolition des privilèges. Vous ne m’en voudrez pas : c’est un homme entier qui vous parle. Sorti de là, croyez-moi, monsieur le marquis, très heureux que Mortefont abrite dans ses murs un homme de votre qualité, un représentant de l’élite. Je ne suis qu’un obscur maître d’école et votre visite m’honore grandement.

Après quelques échanges de politesse, le marquis demanda :

— La bibliothèque municipale possède-t-elle une documentation historique locale intéressante ? Je ne désire pas remonter au-delà de la Révolution.

Afin d’éclairer l’instituteur, qui citait des ouvrages sans intérêt pour le marquis, celui-ci dut lâcher une allusion au Bras d’Or.

M. Villard redressa la tête avec vivacité.

— Faribole ! affirma-t-il. Le reliquaire a été livré à la fonte pendant la Révolution, et j’ajouterai que je m’en réjouis. Oui, monsieur le marquis, je m’en réjouis. Mes idées sont connues dans le pays : je suis libre penseur. Je porte haut et ferme le drapeau de la laïcité ; cela dit, je suis tout à votre disposition pour vous montrer la bibliothèque, qui est installée dans une aile de la mairie. Vous n’y trouverez malheureusement pas grand-chose en fait de documentation locale. À ce point de vue, vous auriez avantage à passer chez le baron de La Faille, un homme d’une grande distinction et que j’estime, malgré qu’il soit d’authentique noblesse ! Vous trouveriez sûrement à glaner dans les archives du château.

Le château moyenâgeux de La Faille, à l’extrémité est de la localité, était campé sur une éminence boisée. De ses fenêtres, le regard embrassait la ville entière et les longues prairies à travers lesquelles serpentait la Vezouse. Très loin, on distinguait des croupes bleuâtres : les contreforts vosgiens hérissés de sapins.

Les salles étaient vastes. Du fait de l’éclairage insuffisant fourni par des lampes à pétrole, elles paraissaient immenses. Le baron de La Faille avait une longue figure sévère. Bien que son accueil eût été affable, qu’il écoutât avec attention et de nombreuses marques d’intérêt les propos du marquis, celui-ci sentait que son hôte restait indifférent à la conversation, comme enfermé dans un cercle de pensées très secrètes.

Le baron, âgé d’une quarantaine d’années, était célibataire. On lui avait connu à Nancy des amourettes, il y avait longtemps de cela, mais « jamais d’amour », comme dit la chanson.

— Les archives de La Faille sont à votre disposition, marquis. S’il vous plaît d’y jeter, dès aujourd’hui, un premier coup d’œil…

Le marquis s’excusa, prétextant qu’il avait affaire en ville. En réalité, il était oppressé par l’atmosphère lourde, un peu fantastique, qui régnait dans la vieille demeure et que les allures du maître contribuaient à rendre plus impressionnante encore.

Une servante pareille à une ombre, sans âge, sans visage, sans voix et qui se déplaçait sans bruit, reconduisit le marquis de Santa Claus. Celui-ci descendit le perron avec un vrai soulagement. Au pied de l’éminence, il s’immobilisa. De l’autre côté d’un fourré partaient des voix étouffées :

— C’est compris ? À dix heures ce soir, rendez-vous derrière la mairie… Venez armés. J’apporterai des cordes et une poire d’angoisse !

— Compris !

— On s’introduira chez la vieille Turner par la cave. Défense absolue de faire usage des revolvers, sauf en cas où la retraite nous serait coupée. Défense absolue de rafler les bijoux. Pour ce qui est de la bombe…

Le marquis de Santa Claus rit intérieurement. Ce dialogue sinistre évoquait en lui des souvenirs attendris. Il contourna le fourré.

— Dites-moi, les enfants, fit-il, où se trouve l’entrée du souterrain ?

À sa vue, quatre gamins, dont le plus âgé pouvait avoir quinze ans, s’étaient dressés, effarés. L’un avait pâli, un autre rougi, les deux derniers regardaient fixement le bout de leurs chaussures.

Le plus jeune réagit le premier. Il pointa un doigt.

— Le souterrain, c’est tout de suite à gauche, derrière la cabane de bûcherons, monsieur.

— Est-ce vrai qu’il conduit à l’abbaye de Gondrange ?

— Autrefois, monsieur, à ce qu’on dit Aujourd’hui non, à cause des éboulements. Il passe sous la Vezouse et il y a un trou par où on sort dans les champs. Mais il faut se méfier : il y a des boyaux qui s’en vont on ne sait où…

— Merci, petit.

Le marquis s’éloigna.

— Imbécile ! grogna un gosse, tu livres les secrets du pays aux étrangers, maintenant ? C’est peut-être un espion, cet homme !

— Tu es piqué ? C’est un noble qui cherche le Bras d’Or ! Paraît qu’il a un appareil épatant pour trouver les trésors ! Un détecteur.

— En tout cas, tu mériterais de passer en jugement !

— Oh ! dis, ça va, hein ? C’est toi qui fais la loi ? Tu veux un marron ?

— Silence ! glapit l’aîné, qui devait être le chef. Nous perdons du temps. Je disais que pour ce qui était de la bombe…

Les gamins imaginatifs s’allongèrent sur l’herbe et se remirent à comploter, en chuchotant, la destruction par la dynamite de la Bijouterie Turner.

Le souterrain était assez large, mais extrêmement bas. Le marquis dut avancer courbé. Il poussait devant lui le rayon d’une lampe électrique. La galerie courait d’abord en pente douce, puis se relevait. Çà et là, il y avait des dépressions de terrain ; le marquis trébucha plusieurs fois. Il comptait ses pas, qu’il s’efforçait de faire réguliers afin d’être à chaque instant en état d’estimer la distance parcourue. Il se sentait assez mal à l’aise, moralement. Ce n’était pas qu’il éprouvât de la crainte. Rien de commun, non plus, avec l’espèce d’inquiétude sourde qui l’avait assailli chez le baron de La Faille. Une sensation purement nerveuse : la pensée qu’il risquait de s’égarer. Il s’imaginait, déjà, respirer avec difficulté un air raréfié. Cependant, il faisait frais. Il parvint à une patte d’oie. Trois boyaux, en rayons d’étoile, s’ouvraient. Lequel emprunter ? Le marquis fut tenté de rebrousser chemin, mais il résista. Il plaça toutefois son mouchoir sur le sol, comme point de repère, et, au petit bonheur, s’enfonça dans le boyau de droite.

Après dix minutes de marche prudente, il dut s’arrêter. Le souterrain était bouché par suite d’éboulements. Il fit demi-tour et se mit à courir. Il parvint pourtant à se ressaisir. « Allons, marquis ! Un peu de tenue ! » Il se contraignit à revenir lentement au carrefour, mais, à sa grande surprise, ne retrouva pas le mouchoir. Croyant à une erreur, il s’aventura imprudemment dans la deuxième galerie, puis dans la troisième. Nulle trace de mouchoir ! Le Portugais s’inquiéta de cette disparition. Quelqu’un l’avait-il suivi ?

Cependant, ces diverses incursions dans des boyaux identiques d’aspect avaient eu pour résultat de le désorienter au point qu’il se découvrit soudain dans l’impossibilité de distinguer, entre les quatre galeries, celle par laquelle il était arrivé et celle qui était bouchée, des deux autres. Il hésita longtemps et choisit enfin, à la chance. Il lui sembla bientôt que la fraîcheur augmentait « Je dois être sur la bonne voie, se dit-il. La Vezouse n’est sûrement pas loin. Peut-être même suis-je dessous, en ce moment… »

Il s’arrêta net et éteignit sa lampe. Un raclement de chaussures s’entendait. À une quinzaine de mètres, la galerie faisait un coude. Le marquis attendit dans une nuit totale.

Par degrés, les ténèbres perdirent de leur opacité, puis une faible lueur tremblotante les dora. Un homme parut, portant à bout de bras une lanterne. L’autre main tâtait le vide.

À mesure que le personnage approchait, le marquis se sentait de moins en moins rassuré. Dans le rayon du falot, l’homme avait un air hagard, somnambulique.

Ses prunelles fixes ajoutaient au tragique de l’expression, et le geste de tâtonner, comme un aveugle, achevait de prêter à la vision un caractère terrible. Le marquis plongea une main dans sa poche. Le contact froid d’un browning le ragaillardit. Il se détacha de la paroi contre laquelle il se tenait plaqué.

L’inconnu l’aperçut et marcha vivement à lui. Le marquis s’arrêta, indécis.

— Pardon, monsieur, dit l’autre, n’auriez-vous pas trouvé mes lunettes, par hasard ?

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