À la mémoire du père d’Arsène Lupin
pieusement
Le concierge fumait un gros cigare. Il avait un visage gras, un ventre important qui tendait un douillet gilet de laine grise à rayures rouges. Au centre de la loge, vaste comme une salle de musée, il avait l’air d’un milliardaire.
Sur le seuil, Léon Clinchard, paralysé par le respect, demeurait muet. Lentement, avec des façons de bouddha qui sait qu’il a l’éternité pour lui, le concierge leva la tête et grogna.
— Qu’est-ce que c’est ?
Clinchard avala sa salive. Il comprenait à merveille combien sa présence dans ce somptueux immeuble de l’avenue Foch était choquante.
Il portait un complet effrangé, d’une teinte indéfinissable, constellé de rapiéçages au point que le remède semblait pire que le mal ! On pensait à un patient couvert de ventouses, de sinapismes, et dont on se dirait : “Mais on va le faire mourir, à force de soins !”
Quant aux chaussures… Éculées, l’empeigne se soulevant, Clinchard éprouvait l’impression que c’était de leur part, un manque de savoir-vivre que de bâiller ainsi ! Il était tenté de s’excuser, non seulement auprès du prestigieux concierge, mais encore auprès du tapis qu’il se permettait de fouler, auprès des glaces qu’il avait l’audace de contraindre à refléter sa piteuse image !
— M. Jean Lamy, s’il vous plaît ! demanda-t-il humblement.
— Qu’est-ce que vous lui voulez, à M. Lamy ?
— C’est pour une communication personnelle ! dit Clinchard, un peu vexé tout de même. Il ajouta : C’est très urgent !
Le concierge hésitait.
Enfin, il daigna fournir le renseignement : “Deuxième étage, porte en face” mais ne put s’empêcher d’ajouter : “Vous aurez de la veine si on vous reçoit !…” Puis précisa : “Prenez l’escalier de service !”.
Une soubrette jolie comme un cœur et parfumée comme un jardin des Mille et Une Nuits ouvrit à Clinchard. À l’aspect du miséreux, elle ne put réprimer une légère grimace (qui ne parvint pas à l’enlaidir !) tandis que Clinchard, rougissant jusqu’aux oreilles, bredouillait :
— M. Lamy, s’il vous plaît ?
— C’est pourquoi ? fit l’autre, d’une voix inquiète.
— J’ai une commission à lui faire, de la part de son frère.
La soubrette sembla d’abord prodigieusement étonnée, puis ses traits s’éclairèrent.
— Vous faites erreur, dit-elle gentiment. Ici, c’est M. Jean Lamy.
— Justement ! repartit Clinchard. Jean Lamy, c’est bien le nom. Il est là ?
— Oui, mais… dit faiblement la jeune fille.
Soudainement agacé, Clinchard entra, d’autorité, dans la cuisine.
La soubrette s’éclipsa. Clinchard, à travers une porte, l’entendit parler à son patron :
— Monsieur, il vient d’arriver un individu pas rassurant. Il a l’audace de prétendre qu’il a une commission à faire à Monsieur de la part du frère de Monsieur !…
L’instant d’après, Clinchard se trouvait en présence d’un homme d’une quarantaine d’années, très jeune d’allure, de visage énergique, qui portait une luxueuse robe de chambre.
— Je suis M. Jean Lamy. Qu’est-ce que…
Clinchard, mine stupéfaite, l’interrompit.
— Par exemple ! Vous êtes revenu en taxi ?
— Revenu ? Que voulez-vous dire ?
Clinchard ouvrait des yeux ronds.
— Je… Je vous demande pardon, mais… c’est inouï ce que vous ressemblez à votre frère ! Une minute, j’ai bien cru que…
— Je n’ai pas de frère ! coupa sévèrement Jean Lamy.
— Hein ?… Vous n’avez pas de frère qui s’appelle Edmond ?
— Ni Edmond, ni Édouard, ni Émile, ni autrement ! Vous déciderez-vous à m’expliquer…
Clinchard passa une main sur son front.
— Enfin… Enfin, voyons ! Le voyageur de la gare d’Austerlitz…
— Quel voyageur ?
— Ah ! et puis, j’en ai assez ! éclata soudain Clinchard. Ce n’est pas une raison, parce que je suis un pauvre type, pour vous payer ma tête !
Par une porte entrouverte, il aperçut un appareil téléphonique.
— Ça, c’est le bouquet !… Non seulement vous n’avez pas de frère, mais encore vous avez le téléphone !
Lamy ne put se défendre de rire.
— Mon Dieu, oui ! J’ai le téléphone !
De nouveau, Clinchard passait sa main sur son front.
— Quoi ! Je ne suis pas fou ! C’était bien vous, à la gare d’Austerlitz !
Son désarroi était inexprimable.
— Quelle heure est-il ? demanda-t-il tout à coup.
— Huit heures vingt, dit Lamy.
— Plus que dix minutes… gémit Clinchard. Il faut absolument que vous appeliez Danton 19-32 avant huit heures et demie…
Lamy l’examinait de l’air mi-méfiant, mi-apitoyé, dont on observe un dément.
— Allons ! Racontez-moi ce qui vous est arrivé !
— Eh bien ! voilà… commença Clinchard. Comme vous pouvez le voir, je ne roule pas sur l’or ! Je suis sans travail depuis 6 mois. Je mange ce que je peux trouver, et je dors où je peux : l’Armée du Salut, le métro, les gares… Cette nuit, j’ai dormi à la gare d’Austerlitz. À sept heures, j’ai essayé de gagner de quoi m’offrir un bon café en ouvrant les portières des taxis. À sept heures et demie, un homme vêtu en gris, avec une mallette en peau de porc, m’a donné cent sous. Je venais juste de refermer la portière du taxi, quand j’ai vu mon bonhomme s’arrêter net à l’entrée du hall des grandes lignes avec l’air de quelqu’un qui se rappelle quelque chose. Il paraissait très ennuyé. Il est venu à moi. “Mon ami, vous allez me rendre un service !” – “Avec plaisir, monsieur !” – “Je m’appelle Edmond Lamy. Mon train part dans un quart d’heure, et je me rappelle que j’ai oublié de dire à mon frère, M. Jean Lamy, qu’il doit téléphoner à Danton 19-32, sans faute, ce matin, avant huit heures et demie. C’est très important. Mon frère n’a pas le téléphone. Je n’ai donc aucun moyen de l’atteindre moi-même à temps. Voulez-vous vous charger de la commission ? Mon frère habite avenue Foch, numéro 18 ter. Il faudrait que vous y filiez immédiatement.”
”En même temps, il me glissait deux billets de cent francs.
— J’y vais tout de suite, monsieur. Vous pouvez compter sur moi.
— Curieux, tout ça ! Très curieux ! grommela Lamy.
— Le temps de m’offrir un café, poursuivit Clinchard, et j’ai sauté dans le métro. Et maintenant, monsieur, vous me dites que vous n’avez pas de frère ! Vous ne devriez pas avoir de téléphone, et vous l’avez ! Notez que ça m’étonnait, quelqu’un qui habitait avenue Foch et qui n’avait pas le téléphone ! Mais, par-dessus le marché, vous ressemblez tellement, trait pour trait, à ce M. Edmond Lamy de la gare d’Austerlitz, que, quand je vous ai vu, j’ai cru que vous étiez revenu en taxi pendant que j’arrivais en métro !
Lamy consulta sa montre : huit heures vingt-huit. Il décrocha avec décision le récepteur de l’appareil téléphonique.
— Nous allons en avoir le cœur net ! Vous avez dit : Danton 19-32 ? Ce numéro ne me rappelle rien.
Bientôt, on perçut au bout du fil une voix masculine. Elle était dure, rapide…
— Oui, ici : Danton 19-32. Qui est à l’appareil ?
Jean Lamy déclina son nom, puis pria son interlocuteur de vouloir bien en faire autant. La voix redevint rogue.
— Enfin, monsieur, du moment que vous m’appelez, vous devez bien savoir… Qui demandez-vous au juste ?
— Je m’excuse, dit Lamy. Je crains qu’il ne s’agisse d’une mystification !
Et il s’expliqua. L’autre écoutait attentivement. Quand ce fut fini :
— M. Lamy, sachez que vous parlez à l’inspecteur Pourcel, de la Police judiciaire.
Lamy et Clinchard sursautèrent.
— Un cambriolage a été commis ici cette nuit, poursuivit l’inspecteur. Je vous serais obligé de passer immédiatement, car cette histoire demande à être tirée au clair !
— Certainement, monsieur l’inspecteur. Seulement… où êtes-vous ? J’ignore à quelle adresse correspond Danton 19-32 !
— C’est juste ! Rue Monsieur-le-Prince, numéro 160. C’est une boutique de brocanteur.
— Parfait !
— Naturellement, amenez avec vous l’oiseau qui vous a fait cette bizarre commission !
— Cela va de soi !
Jean Lamy se leva.
— Je passe un costume et nous partons.
Demeuré seul, le miséreux s’absorba dans la contemplation du tapis qui recouvrait le parquet. Il était plus beau encore et plus moelleux que celui du hall de l’immeuble. Clinchard le caressa du bout des doigts, et se dit mélancoliquement qu’il aurait dormi avec plaisir sur ce tapis-là ! Oui ! Rudement bien dormi !
* * *
Lorsque Lamy et Clinchard pénétrèrent dans la boutique du brocanteur, une note de musique, très grave, s’éleva : un policier venait de pincer une corde de harpe.
Les hommes de la P.J. étaient quatre. Trois d’entre eux se livraient à un examen minutieux des objets garnissant le local. Il y avait de tout, dans cette boutique : machines à écrire, machines à coudre, microscopes, télescopes, mappemondes, armes à feu et armes blanches des modèles les plus divers, accessoires de bicyclette, de motocyclette, appareils photographiques, violons, cors de chasse, accordéons, montres, postes de T.S.F., matériel de peintre, livres, gravures, etc… Un pêle-mêle effarant. L’inspecteur Pourcel se tenait à la caisse. Près de lui étaient assis le brocanteur, appelé familièrement dans le quartier le père Marcellin, et le concierge de l’immeuble.
Le concierge, vers sept heures, traînait sur le trottoir, comme chaque matin, une poubelle, quand il avait remarqué de la lumière dans la boutique aux volets clos. “Alors, père Marcellin, déjà au travail ?” avait-il crié amicalement. Une vague réponse lui était parvenue ; il avait ouvert la porte. Mais, avant même qu’il ait pu se rendre compte de ce qui lui arrivait, il avait été attiré dans la boutique par un homme au visage voilé d’un foulard. Un coup de boudin de sable sur le crâne l’avait étourdi.
Lorsqu’il avait repris ses sens, les policiers arrivaient, alertés par un agent qui avait vu sortir du local, puis s’éloigner des individus visiblement très pressés de disparaître.
Aux dires du père Marcellin, rien n’avait été volé, pour autant qu’il fût possible de l’affirmer à première vue. Pourcel s’était immédiatement mis à étudier le livre d’achats du brocanteur. Il s’intéressait spécialement au dernier lot acquis par Marcellin trois jours plus tôt, chez les héritiers du professeur Arnaud, le réputé mathématicien, récemment décédé.
Longuement, Pourcel considéra Jean Lamy.
Ce dernier refit son récit. Puis ce fut au tour de Clinchard de narrer en détail son aventure.
Sur une grosse caisse, les doigts de Pourcel exécutèrent un roulement doux. Il frappa soudain un coup sec, qui produisit une note lugubre ; il jeta un coup d’œil sur le livre d’achats du père Marcellin, et, pour guider les recherches de ses hommes :
— Étudiez-moi un peu ce vieux moulin à café, là-bas… Et aussi cette pendulette de marbre… Dites, Marcellin, je ne me trompe pas, cette statuette de bronze vient de chez Arnaud ? Oui ? Alors, les gars, examinez-moi de près cette œuvre d’art !… Ensuite, relevant le front : Vous pouvez continuer, Clinchard ; je vous écoute.
Un son vibrant éclatait : un policier venait de buter contre une bassine de cuivre. Des tintements cristallins : un policier venait de déplacer, sans précaution, un lustre. Pour circuler parmi ce bric-à-brac, il leur fallait lever les pieds très haut, enjamber des amas d’objets.
— Voyons, Clinchard ! Vous devez pouvoir nous fixer, que diable ! Regardez bien M. Lamy. Oui ou non, était-ce lui, à Austerlitz ?
— Pardon ! voulut protester Lamy. J’affirme que…
Pourcel lui imposa silence.
— Eh bien ! dit Clinchard après s’être gratté le sommet du crâne, d’après la physionomie, la taille, je répondrais : Oui ! Le Lamy de la gare d’Austerlitz et le Lamy de la rue Foch, c’est le même ! Mais, d’après la voix : Non ! Les voix étaient différentes.
— On modifie sa voix à volonté, grommela l’inspecteur.
Lamy voulut le prendre de très haut. Sa situation, ses relations… Il n’admettait pas que l’on pût le suspecter. Il…
Sans se soucier de ses protestations, Pourcel le confronta avec le brocanteur.
— Je ne connais pas ce monsieur, déclara le père Marcellin. Je ne l’avais jamais vu avant aujourd’hui.
— Et vous, monsieur Lamy ?
— Jamais je n’avais eu l’occasion de rencontrer M. Marcellin. C’est la première fois que j’entre dans sa boutique.
Lui non plus, le concierge ne connaissait pas Lamy. Et Lamy ne connaissait pas le concierge.
— Il faut pourtant bien… grogna Pourcel. Notez, monsieur Lamy, que je ne vous soupçonne pas ! Mais je dois dire que je ne crois guère au sosie ! Plutôt, un individu grimé…
— Il aurait fallu qu’il connaisse rudement bien M. Lamy pour attraper la ressemblance à ce point-là, s’exclama Clinchard. Deux gouttes d’eau, monsieur l’inspecteur. Deux gouttes d’eau, je vous dis !
— Admettons pourtant l’individu grimé. Vraisemblablement, il fait partie de la bande de voleurs que nous recherchons. En tout cas, il savait qu’il y avait eu ici un cambriolage et qu’en vous amenant à téléphoner, monsieur Lamy, il s’ensuivrait fatalement que vous seriez convoqué. Dans quel but, cette manœuvre ? Vengeance ? Désir de vous causer des ennuis ?
— Je ne me connais aucun ennemi.
— Un serviteur congédié, peut-être ?
— Certainement pas.
— Autre hypothèse, poursuivit Pourcel. Je suppose que vous étiez à la gare d’Austerlitz, monsieur Lamy. Ne m’interrompez pas, je vous prie ! Je vais plus loin : je dis que vous faites partie de la bande de voleurs. J’en déduis que vous avez monté une mise en scène destinée à… à vous mettre entre nos mains, et… à nous donner la migraine !
— C’est absurde !
— Entièrement d’accord ! Troisième hypothèse : Clinchard ment !
Le miséreux tressaillit, blêmit, ouvrit la bouche, mais ne dit mot.
— Clinchard fait partie de la bande de voleurs. Il a imaginé de toutes pièces la rencontre à la gare d’Austerlitz, afin d’amener ici M. Lamy. Dans quel intérêt ?
— Je n’avais jamais vu Clinchard avant ce jour, assura Lamy.
— Et moi, jamais vu M. Lamy, certifia Clinchard. Je jure que je ne mens pas : à la gare d’Austerlitz…
— Gentil casse-tête ! coupa Pourcel.
Il médita quelques minutes. Son regard errait sur les innombrables objets amoncelés autour de lui. Le regard de Lamy, également, courait sur les machines à écrire, les instruments de musique, les bibelots. Clinchard, dans un coin, se faisait tout petit, mais personne ne lui prêtait plus attention. À un certain instant, cependant, comme l’un des policiers marchait dans sa direction, il devint cramoisi, ainsi qu’un enfant pris en faute. En fait, le policier s’approchait d’un collègue pour lui demander une cigarette.
Le regard de Pourcel ne cessait de revenir à Lamy, avec une insistance de plus en plus grande. Lamy soutenait placidement cet examen.
Brusquement, l’expression de Pourcel se modifia. Il semblait, maintenant, chercher au fond de sa mémoire… Enfin ses lèvres s’arrondirent et émirent un doux et bref sifflement.
Puis il ouvrit la porte. Mais ce fut à Clinchard qu’il s’adressa.
— Tu peux filer !
Clinchard ne se le fit pas répéter deux fois et se hâta vers le boulevard Saint-Michel. Craignant d’être suivi, il se retournait fréquemment.
Dans la boutique, les policiers avaient repris avec acharnement leurs mystérieux examens. La lumière électrique ne facilitait pas leur tâche, à cause des reflets trompeurs qu’elle tirait des objets. De surcroît, les ampoules commençaient à pâlir dans la lumière croissante du jour qui, par un vasistas, envahissait le local. Mais Pourcel préférait cette gêne à l’ennui de voir se former un attroupement de badauds devant la boutique, s’il ouvrait les volets.
Après quelques instants :
— Et moi, monsieur l’inspecteur, je puis me retirer ? demanda Lamy.
— En as-tu tellement envie ? fut la bizarre réponse de Pourcel.
Et il ajouta simplement un nom, qui eut le don de faire sursauter ses hommes. Tous se retournèrent d’un bloc vers Lamy. Quoi ! C’était là le célèbre aventurier, l’homme-protée qui se dissimulait sous mille visages, mille pseudonymes : aujourd’hui : Lamy ; hier : Combarioule ; avant-hier : Vaillant ! Et demain ?… C’était là le génial gentleman-cambrioleur dont la subtilité faisait, à la fois, l’émerveillement et le désespoir des milieux policiers !…
— Bravo, Pourcel ! fit Lamy. Excellente mémoire visuelle !
Et, adoptant à son tour le tutoiement, il ajouta :
— Si ça ne te fait rien, mon cher “inspecteur”, je t’appellerai plutôt Antonio ?
— Excellente mémoire visuelle également ! fit à son tour Antonio en riant.
Puis tous deux ensemble, avec un synchronisme parfait commencèrent :
— Pas bête, ton idée de…
Antonio se figurait que Lamy, en quête d’un prétexte pour venir fourrer son nez dans ses recherches chez Marcellin, avait imaginé l’histoire originale, mais bien compliquée, de Clinchard, de la rencontre à la gare d’Austerlitz, etc…
Et Lamy, de son côté, se figurait, au contraire, que c’était Antonio qui avait envoyé Clinchard avenue Foch, avec cette histoire de rencontre à la gare d’Austerlitz, dans le but d’attirer Lamy dans la boutique de Marcellin !
Or, tous deux se trompaient ! Ni Lamy, ni Antonio n’avaient vu Clinchard avant ce jour ! Clinchard n’avait été l’instrument ni de l’un ni de l’autre !
— Qu’est-ce que c’est que ce gars-là et quel jeu est-ce qu’il joue ? grogna Antonio, inquiet.
— Je n’en sais fichtre rien ! dit Lamy. Mais, ce dont je suis sûr, c’est que nous avons intérêt, toi comme moi, à ne pas moisir ici. Alors, inutile de jouer au chat et à la souris ! Puisque je suis là, si tu as envie de me faire une proposition, Antonio, c’est le moment !… Sinon, je décampe !
Marcellin et le concierge écoutaient ce dialogue avec une surprise croissante.
— C’est-à-dire, fit Antonio…
On sentait qu’il se livrait à des calculs.
— Ah ! ne perdons pas de temps ! s’impatienta Lamy. Seuls, vous ne trouverez rien dans ce bric-à-brac ! Tu dois commencer à t’en rendre compte ! Vous n’avez pas le temps. Tandis que moi… C’est entendu, tu as des informations qui me manquent, mais, moi… (Il toucha son front de l’index.) Moi, j’ai… ça ! Mon génie, eh oui, mon cher ! Seulement si nous ne nous accordons pas, nous risquons fort, moi avec mon génie et toi avec tes informations, de rentrer bredouilles ! Alors, tu me fais une offre ?
— Cinquante, cinquante ! lâcha Antonio avec simplicité.
— Ça va ! Dis-moi ce que vous avez appris.
— Eh bien ! voilà… Tu n’es pas sans avoir entendu parler du professeur Arnaud ?…
Nouveau geste d’impatience de Lamy.
— Sacré bavard ! Tu ne vas pas me laisser faire un cours d’histoire des mathématiques, non ? Si tout n’est pas réglé d’ici une demi-heure au plus, votre position, à toi et tes amis, va devenir intenable ici ! (À ces mots, la surprise de Marcellin devint de l’ahurissement.) Il suffit qu’un client se présente ou qu’un commerçant s’avise de flairer du louche, et prévienne la police… La vraie …
L’ahurissement de Marcellin devint de la terreur.
Ainsi ces hommes n’étaient pas de vrais policiers ? Mais alors… ce soi-disant Pourcel, qui s’appelait Antonio… Et ce soi-disant Jean Lamy…
— Je te le répète, nous disposons d’une demi-heure, avait repris Lamy. Trente minutes pour trouver dans ce fouillis un diamant qui vaut trois millions. Soit : cent mille francs la minute… Donc – tu permets ? – je résume (parce que, moi aussi, j’ai mes petits renseignements !) : Le mathématicien Arnaud cachait à sa famille – qu’il haïssait – ce diamant représentant une fortune. Il y a quinze jours, décès d’Arnaud. Il y a trois jours, cet excellent M. Marcellin achète aux héritiers du professeur un lot d’objets divers dans lequel, mon cher Antonio, tu as de solides raisons de penser que doit se trouver le diamant en question. L’excellent Marcellin, évidemment, ne se doute de rien !
De fait, pour s’en convaincre, il suffisait de jeter un coup d’œil au brocanteur, dont le visage exprimait un abrutissement total !
— Cette nuit, un peu avant l’aube, poursuivait Lamy, toi et tes hommes vous vous introduisez dans cette boutique. Par malheur, au petit jour, le concierge vous dérange. Vous l’assommez à moitié. Lorsqu’il reprend connaissance, vous déclarez : “Nous sommes la police !” Là-dessus, ce Clinchard, dont ni toi ni moi ne savons d’où il sort, tombe chez moi, me débite son histoire à dormir debout de rencontre à la gare d’Austerlitz. Bref, je téléphone ici… et me voilà.
Lamy s’était exprimé sur un mode extrêmement rapide. Antonio hochait le front, affirmativement.
— Et maintenant, je te passe la parole ! conclut Lamy.
— Depuis quelque temps, dit Antonio, nous avions placé comme valet de chambre un homme à nous chez Arnaud. Pendant son agonie, dans le délire, le professeur n’a pas arrêté de répéter : Le secret de Pierre II… Le secret de Pierre II… C’est tout ce que nous savons ! Le dictionnaire dit que Pierre II a été tsar de Russie, dans le temps. Il est né en 1716 et mort en 1730. Il a régné trois ans. Comme piste, c’est plutôt maigre ! Personnellement, j’avoue que…
— “N’avouez jamais !…” dit la sagesse des nations, coupa Lamy. Et tais-toi, veux-tu ? Laisse penser le Monsieur !
Il se prit le front à deux mains.
Antonio et ses hommes le considéraient avec un respect admiratif mêlé d’angoisse.
Le secret de Pierre II… Cent mille francs la minute…
Même avec son génie de la déduction, son étourdissante intuition, Lamy serait-il de force à résoudre l’énigme ?
Dix minutes s’écoulèrent. Silence absolu.
Dix minutes… Un million !
L’un des hommes d’Antonio, qui tenait une icône du XVIIIe siècle, eut, dans cette atmosphère tendue, un mouvement nerveux. Il fit glisser de dessus une pile d’objets une loupe qui se brisa au sol avec un bruit désagréable. Antonio, d’un geste furieux, lui intima le silence. Ce n’était pas le moment de troubler la méditation de Lamy !
Ce dernier, cependant, écartait ses paumes. Et l’on vit qu’il souriait.
— Tu… Tu as deviné ? s’émerveilla Antonio.
— Je n’ai rien trouvé : je me suis souvenu, tout simplement !
— Souvenu ? De quoi ?
— Tiens ! De ce qu’on m’a appris à l’école primaire ! À toi aussi, Antonio, on te l’a appris ! Seulement, tu l’as oublié ! Évidemment, les mathématiques, ça n’est pas folichon ! Mais quand même, ça peut avoir son utilité ! La preuve !…
— Qu’est-ce que les mathématiques viennent faire là-dedans ? s’ébahit Antonio.
— Et tu as eu tort également, poursuivit Lamy, d’oublier que le professeur Arnaud était un mathématicien, et non un historien !
Il éclata de rire.
— Pierre II… Tsar de Russie, né en 1716, mort en 1730… Ah ! la bonne farce ! Le secret de Pierre II… Pourquoi pas le secret des deux Pierre ?
Il redevint sérieux.
— Pierre II, mon bon Antonio, fut certainement un tsar, je n’aurais pas l’audace de contredire le dictionnaire sur ce point ! Mais connais-tu la formule algébrique qui permet de calculer la surface d’un cercle ? Elle se prononce comme “Pierre II”, toutefois, elle s’écrit : Pi R 2 . Pi représentant le nombre 3,1416 et R 2 le carré du rayon d’un cercle. De même la longueur d’une circonférence est donnée par “deux pierres” (2 P. R !…). Les gamins du certificat d’études savent cela ! En fait, Arnaud commettait une erreur impardonnable ! Ce n’est pas Pi R 2, qu’il aurait dû dire, mais Pi D 2 , car Pi D 2 permet de mesurer la surface de la sphère ! Il est vrai que, dans le délire… D’ailleurs peu nous importe ! J’espère que vous commencez à comprendre ! Le cercle… La circonférence… La sphère…
Son index décrivait des courbes dans l’air. Lentement, il s’abaissa et désigna, dans un coin, un amas d’objets de forme ronde.
— Nom d’un chien ! s’écria Antonio. Le diamant est caché dans une mappemonde !
* * *
Clinchard s’était assis sur un banc, dans les jardins du Luxembourg.
Après s’être assuré que personne ne l’épiait, il sortit furtivement de sa poche un objet de la grosseur d’une orange. Ce n’était qu’un taille-crayon, de fabrication allemande, enchâssé dans une petite boule métallique, creuse et dévissable en son milieu.
Ce banal accessoire de bureau avait le mérite de joindre l’instructif à l’utile en ce sens que, sur la sphère, étaient peintes les quatre parties du globe et les océans, ce qui en faisait un globe terrestre en miniature.
Cette minuscule mappemonde, Clinchard l’avait un moment plus tôt, subtilisée dans le magasin de Marcellin, au nez et à la barbe d’Antonio, de ses hommes, et de Lamy !
Il la fit d’abord sauter dans sa paume et constata qu’elle avait un poids des plus réconfortants !
Puis il s’apprêta à l’ouvrir.
Mais, à cet instant, une vieille femme à cabas vint s’asseoir près de lui.
Clinchard lui jeta un mauvais regard.
Ensuite, pour se donner une contenance, il s’amusa à bouleverser le monde en faisant pivoter les deux hémisphères, selon la ligne de l’Équateur, de manière à amener l’Amérique du Sud sous l’Afrique du Nord, l’Afrique du Sud sous la Chine, et l’Australie au beau milieu de l’océan Atlantique.
Cette vieille n’allait-elle pas finir par s’en aller ?
Au contraire, elle le regardait faire avec intérêt !
Il prit un crayon dans sa poche, et se mit à le tailler. Cela marcha d’abord admirablement. Puis la pointe de la mine cassa.
Clinchard sourit.
Il recommença l’opération. La pointe de la mine cassa encore. De même, elle cassa à une troisième expérience.
— Pff !… fit la vieille, ces machins compliqués, ça ne vaut pas un bon couteau ! Doit y avoir quelque chose qui bouche, à l’intérieur !
— Est-ce que je vous demande si votre grand-mère fait du vélo ? grogna Clinchard avec une grimace si horrible que la vieille femme, terrifiée, déguerpit.
Clinchard se reprit à sourire.
Il était très content ! Très content que la pointe de sa mine de crayon cassât !
Cela prouvait, en effet, qu’il y avait quelque chose à l’intérieur de la mappemonde !
Il dévissa la boule.
Et le diamant était là, ainsi que Clinchard l’espérait bien !
Soigneusement enveloppé dans du papier de soie, il était là, énorme, fabuleux.
La déduction du subtil Lamy était juste ; il avait bien découvert le secret de Pi R 2 !
Mais Clinchard l’avait découvert avant lui !
Et il les avait tous manœuvrés, tous ! Il les avait roulés !
* * *
Dans la boutique du brocanteur de la rue Monsieur-le-Prince, Antonio et sa bande, ainsi que Lamy, s’acharnaient à éventrer les globes terrestres et célestes à coups de couteau. Il y en avait de toutes tailles : certains gros comme le poing, d’autres gros comme une tête d’enfant, et d’autres énormes. Il y en avait qui étaient montés sur pied. Des mappemondes modernes voisinaient avec des mappemondes très anciennes. Les modernes étaient plus précises mais les anciennes, patinées par le temps, étaient bien plus belles.
Le couteau n’allait pas assez vite ! Les cambrioleurs, exaspérés de leurs vaines recherches, se mirent à défoncer les sphères à coups de talon, frénétiquement, sous les yeux épouvantés de Marcellin et du concierge.
Ainsi, ils faisaient songer à des cultivateurs saisis de folie et qui feraient éclater une récolte fabuleuse de melons, de citrouilles !
Ce fut dans cette occupation que, quelques minutes plus tard, un authentique commissaire de police, suivi d’une troupe d’authentiques agents, les surprit. Il venait d’être informé téléphoniquement de ce qui se passait, par un correspondant qui avait tenu à garder l’anonymat mais dont on put établir qu’il avait appelé de la cabine d’un café tout proche des jardins du Luxembourg !