À Georges Simenon
La bouteille était vide. La petite Raymonde joua quelques instants avec son verre, avant de demander :
— P’pa ! Boire, s’te plaît !…
Edmond Carré allongea le bras, saisit sur le buffet de bois blanc une bouteille.
Tous leurs repas, les Carré les prenaient dans la cuisine, sur la toile cirée. Pourquoi manger dans la salle à manger ? C’est si commode, la cuisine ! On a tout sous la main. Pour régler le gaz, remuer son fricot, Jeanne Carré n’avait même pas besoin de se lever : allonger le bras. Grosse économie de peine ! De plus, on évitait de tacher la table de la salle à manger. Une table en vraie ronce de noyer. (Une folie d’Edmond : il l’avait achetée à tempérament, pour le dernier anniversaire de leur mariage. On n’avait pas encore fini de la payer…)
— P’pa ! Du pain, s’te plaît !…
Un poêle poussé au rouge ronflait dans la salle à manger. Raymonde et la grand-mère dormaient dans cette pièce. Au matin, Jeanne Carré jetait sur le divan-lit une housse en reps violâtre, deux coussins de velours noir broché or : voilà la salle à manger-chambre à coucher convertie en salon !
De cinq minutes en cinq minutes, au passage de l’autobus, la maison vibrait, les vitres grelottaient. La rue Descartes n’est pas large…
La semelle de Carré battait le carrelage, toujours sur le même rythme : Prends-ton fusil, Grégoi…re ! Lorsqu’il était préoccupé, c’était ainsi ! Il ne se rendait pas compte : son pied marchait tout seul ! Prends ton fusil… Prends ton fusil…
— Je ne sais pas, dit-il enfin, mais, cette année, je crois qu’il faudra faire son deuil du mois double !
Il était employé à la bonneterie, dans un magasin de nouveautés, près de la Bastille, et l’usage voulait que le mois de décembre fût payé double. Malheureusement, les affaires avaient été si mauvaises…
— Quand même, vous toucherez bien une gratification ?
— Penses-tu ! On fera tintin, oui !
Carré “se faisait” de trente à trente-cinq mille par mois – guelte comprise.
— Le Père Noël m’apportera pas ma bicyclette ? s’inquiéta Raymonde.
Elle avait dix ans et demi. Depuis longtemps, elle ne croyait plus au Père Noël. Mais elle faisait semblant !
— Il n’est guère riche, cette année, le Père Noël ! soupira Jeanne.
Dans la penderie de l’entrée, Joseph Cordier souriait.
Ses souliers étaient imprégnés d’eau : il avait marché plus d’une heure sous la pluie glaciale ; il s’était enrhumé. Impossible de se moucher : Carré l’eût entendu ! Il reniflait prudemment, et se promettait, dès qu’il serait dehors, un bon grog bouillant. Ensuite, une bonne chambre, dans un hôtel. Il avait hâte de sortir de ce placard, où il suffoquait. Il sentit une piqûre à la cuisse gauche : le coin métallique d’une vieille malle sur laquelle il était assis ! Il écarta un vêtement dont le contact, rêche sur sa nuque, lui était désagréable. Un complet de mauvais coton : Edmond Carré l’avait acheté, avec une réduction, au magasin où il travaillait. Le pantalon avait perdu son pli, définitivement, dès le second jour. Cordier continuait de sourire. Ses épaules étaient recouvertes de fleurs, d’oiseaux : les robes de Jeanne Carré, en cretonne imprimée.
En se penchant, Cordier pouvait apercevoir Jeanne par le trou de la serrure : la porte de la cuisine était ouverte pour laisser entrer la chaleur du poêle. Des traits fins : une gentille petite femme. Si elle avait eu du temps pour soigner son visage, ses mains, sa chevelure…
La grand-mère fut secouée par une quinte de toux.
— Maman, dit Jeanne, je te conduirai au docteur, demain.
— Mais non, protesta la vieille ; je ne veux pas, je suis solide ! Et d’abord, les médecins, je n’y crois pas !
— Sois raisonnable !
Raisonnable ? Précisément, elle se disait qu’aller consulter, et acheter des médicaments pour un rien de bronchite – quand Edmond et Jeanne se donnaient tant de peine pour… Ah non ! Elle n’irait pas !
— Et si tu t’avises de nous faire une pleurésie ?
— Ça ne serait pas le moment ! grogna Carré.
Dans sa poche, il y avait un papier : une sommation du percepteur – la troisième !
Joseph Cordier fit sauter son bouton de col : il éprouvait une impression d’asphyxie dans ce placard où flottait une odeur écœurante : naphtaline, fly-tox et le tabac gris de Carré.
Des penderies, des placards, combien y en avait-il eu dans l’existence de Cordier ? Des quantités ! Mais vastes, luxueux, trahissant leur Neuilly ou leur XVIe arrondissement. On y était à l’aise ! Il y avait des valises en peau de porc : Cordier s’asseyait dessus, il était presque aussi bien que dans un fauteuil ! Il se souvenait : des robes et des fourrures, plus douces à la joue que la peau la plus satinée ! Et des costumes en purs lainages anglais, des complets pour toutes les circonstances de la vie, pour toutes les heures de la journée ! Odeur de miel et d’opium. Des maisons où l’on ne fumait que des tabacs étrangers… Les robes embaumaient discrètement ; c’était comme si elles avaient chuchoté à l’oreille de Joseph Cordier des noms de parfumeurs célèbres.
Dans la mémoire d’un cambrioleur, il y a nécessairement beaucoup de placards, de penderies ! Ce sont les petits incidents du métier ! Toutefois, ce n’était pas dans l’intention de voler que Cordier s’était glissé chez les Carré. Voler les Carré : autant vouloir tondre un œuf !
Il grimaça. Au petit orteil du pied droit, une douleur lancinante. Il se dit qu’il irait dès le lendemain chez un pédicure. Puis il posa une main sur son cœur qui s’emballait…
Il y eut une série de claquements : Jeanne, dans la cuisine, se servait de l’allume-gaz. Une impétueuse odeur de choux envahit l’appartement.
— Edmond, fit la jeune femme, est-ce que tu crois que je pourrai tout de même me faire faire mon indéfrisable ?
Elle l’attendait depuis trois mois, son indéfrisable !
Coup de sonnette :
— Qu’est-ce que c’est encore ? Un ennui – bien entendu !
Qu’est-ce que ça aurait pu être d’autre ?
Carré, d’un pas traînant, alla ouvrir. La concierge lui tendit deux enveloppes. Une lettre de la Compagnie du Gaz et une de la Compagnie de Distribution électrique. Rappels de quittances en retard ! Mises en demeure de payer sous trois jours. Les éternelles histoires de sous !
Carré posa les deux sommations sur la table, piqua dans son assiette une bouchée, mâcha lentement. Sur le carrelage, son pied faisait Prends ton fusil – prends ton fusil …
Jeanne eut un sourire résigné. L’indéfrisable, – elle avait mal choisi son moment pour en parler ! Elle allongea le bras, écarta un rideau, prit sur une planchette une assiette où durcissait un triangle de camembert.
— Dis-moi, Edmond, reprit-elle timidement, les chaussures de Raymonde…
À propos de Raymonde, le père exprima son mécontentement : il avait jeté un coup d’œil sur les notes scolaires, 6 sur 20 en histoire, 6 en géographie, 4 en calcul ! Jamais Raymonde n’arriverait à passer son certificat !
Joseph Cordier entendait. Et il souriait.
Un dieu. C’est beaucoup dire ! Et pourtant ! Une espèce de dieu ! Cordier, dans le placard, se faisait l’effet d’un petit dieu ! Parce qu’il connaissait l’avenir. L’avenir des gens. Il entendait ces créatures parler de l’avenir, avec des mots humbles, exprimer leurs craintes, leur anxiété, supputer les traquenards du lendemain, s’efforcer d’organiser misérablement la résistance… Et Cordier savait qu’ils se tourmentaient pour rien ! Il n’y aurait pour Carré ni mois double, ni gratification ! Ni médecin, ni médicaments, ni pleurésie pour la grand-mère ! Ni indéfrisable pour Jeanne ! Ni bicyclette pour Raymonde, ni certificat d’études ! Quant aux sommations du percepteur, du gaz, de l’électricité, si Carré avait pu se douter du peu d’importance… Cordier allait arranger tout cela ! Un vrai petit dieu !
Un revolver gonflait la poche droite de son veston. En lui, aucune pitié ; il en avait trop enduré, là-bas ! Il avait été trop uniquement soutenu par ce désir de vengeance. Il grimaça : son cœur, qui se remettait à battre la chamade…
Jeanne, d’un ton gémissant, reparlait des chaussures de la fillette.
— Elles n’ont plus de semelles ! Elles ne peuvent plus attendre !
Carré, d’une voix lasse :
— Porte-les au cordonnier, que veux-tu que je te dise !
Encore un billet de mille qui allait filer !
— Tu sais bien que c’est sa seule paire ! Il faudrait lui en acheter une autre !
Point de réponse. Cordier imaginait Carré, l’épaule basse, esquissant un geste d’impuissance. Une idée bizarre lui vint. Tuer Carré, était-ce une si bonne façon de se venger ? N’était-ce pas tout le contraire ! Lui rendre service, en quelque sorte ?
Si, plutôt, il le laissait vivre, ce famélique en proie à l’implacable souci du pain quotidien, à la peur des agents du fisc, du gaz, de l’électricité, à la terreur des fatidiques époques du terme !
Cordier songea au grog qu’il allait prendre et à la bonne nuit à l’hôtel. Laisser vivre Carré ? Rien à faire !… Pas question ! Six années, il avait attendu sa vengeance ! Et quelles années !…
Il revécut l’affaire de la rue de Monceau. Une vilaine affaire : tentative de vol qui s’était terminée par un assassinat. Arrêté le lendemain, Cordier avait nié, farouchement. Pas de traces, pas d’empreintes : on ne pouvait le condamner. Mais la malchance avait placé Carré sur le chemin du cambrioleur, au cours de sa fuite. Aux assises, Carré avait témoigné : “C’est lui ! Je le reconnais. Je suis certain de ne pas me tromper !” Travaux forcés à perpétuité.
Au bagne, Cordier, à aucun moment, n’avait ressenti de haine pour les policiers, le procureur, le jury. Pas même pour les gardes-chiourme : tous ces gens-là faisaient leur métier… Mais Carré ? Ce Carré qui aurait pu se taire, qui n’était pas payé pour venir en aide à la justice ! Il n’aurait pas pu fermer sa gueule, non ? Comme s’il n’y avait pas assez d’indicateurs !… Ah ! ils ont une drôle de conception de leur “devoir”, les “honnêtes gens” !… À chaque punition, chaque mauvais traitement, Cordier ne pensait qu’à Edmond Carré. Comme si chaque coup de rotin, chaque coup de fouet, c’eût été Carré qui les lui donnait ! Comme si Carré eût été responsable de chaque brûlure du soleil, de chaque morsure du froid !… Oh ! si jamais… si jamais…
Et, un jour, avec des compagnons, Cordier avait tenté “la belle” : l’évasion. La folle entreprise avait réussi ! Libre !… Libre, avec des poumons brûlés, un cœur qui ne tenait plus !… Le bagne l’avait usé. Libre, – mais fini !… N’importe : Fini – mais libre !…
— Au magasin, disait plaintivement Carré, on prétend que Gilbert, de la soierie, va passer chef à la bonneterie. Ce serait la fin de tout ! Gilbert ne peut pas me piffer, je n’ai jamais compris pourquoi ! Il me rendra la vie intenable…
Parmi les complets de coton et les robes à fleurs, Cordier eut un sourire atroce. Que Gilbert passât à la bonneterie, ou qu’il n’y passât pas… Il n’aurait jamais plus l’occasion de manifester son animosité envers Carré.
Cordier n’en pouvait plus dans ce placard ! Le torticolis, les crampes, ce n’eût rien été ! Mais le manque d’air… Ses paumes étaient moites, la sueur coulait sur ses tempes, son crâne était bourdonnant, et son cœur malade battait douloureusement. En finir. Tout de suite !…
Précautionneusement, il se dressa, avança un pied. À ce moment, il ressentit comme un coup dans sa poitrine ; il fut pris d’un vertige, et un voile tomba devant ses yeux.
Ce fut ainsi que Cordier, qui s’était fait, dans le placard, l’effet d’un petit dieu, pour avoir entendu s’inquiéter de l’avenir des gens dont il savait qu’il n’y aurait pour eux aucun avenir – puisqu’il allait les tuer ! – Joseph Cordier, déchirant dans sa chute une des robes à fleurs, s’effondra, terrassé par une embolie.
Au bruit, les Carré s’étaient précipités. On ouvrit le placard, le cadavre roula sur le parquet du vestibule.
— Qu’est-ce que c’est que ce type ? bredouilla Carré.
L’idée que sa femme pût avoir un amant ne l’effleura même pas.
Il examinait Cordier.
— C’est que… il a l’air d’être mort !
Il s’affola.
— Je vais avoir des ennuis ! Bon Dieu ! Pourvu qu’on n’aille pas m’accuser de… Ah ! je vais sûrement avoir encore des ennuis !…