POSTFACE Pourquoi j’ai écrit Les disparus de Saint-Agil.

La photographie d’un groupe de collégiens en uniforme et casquette, visages menus sur lesquels, trente années plus tard, on ne parviendra plus à mettre même un nom : voilà, pour moi, Les disparus de Saint-Agil. Si je porte une particulière tendresse à ce roman ainsi qu’au film qui en fut tiré, c’est que ce récit – qui n’est, au fond, sur le plan de l’intrigue, que le rêve un peu fou d’un jeune collégien – comporte une base authentique, une part d’autobiographie. Il m’a procuré le plaisir inéluctablement mélancolique d’évoquer ma prime adolescence, du temps que je pâlissais sur Cicéron, dans un internat. Très exactement à la pension Sainte-Marie, à Meaux.

Il va sans dire qu’aucun des événements mystérieux et dramatiques qui constituent la trame des Disparus ne s’est jamais produit à Sainte-Marie, au grand jamais ! Le directeur et les professeurs étaient les plus honnêtes gens du monde, les plus affectueux, et les plus dévoués. On n’y a jamais kidnappé les élèves, et les maîtres n’ont jamais songé à s’assassiner entre eux à qui mieux mieux, bien sûr ! Tout cela, c’est « le roman ».

N’empêche qu’il exista une Société Secrète à Sainte-Marie ! La « redoutable » Société des Chiche-Capon. Elle se composait de trois membres : le n° 22, le n° 7 et le n° 95. J’étais le n° 95. (Entendez par là que tout mon linge était marqué à ce chiffre !) Je rêvais déjà d’écrire des romans. Je me rappelle encore l’abbé Bernard, notre professeur de troisième, brandissant devant la classe hilare une de mes narrations françaises et prophétisant : « Vous, Véry, dans quinze ans, vous publierez des romans-feuilletons ! » Des romans-feuilletons, ô suprême honte !… Quinze ans plus tard, mon premier roman, Pont-Égaré, paraissait à la N. R. F. Ce n’était, à vrai dire, pas un roman-feuilleton, mais, à travers un récit poétique, une évocation de mon enfance (Des souvenirs, déjà !).

Le n° 22 était mon ami Georges Ninaud. Depuis cette époque lointaine, les années, loin d’altérer cette amitié de collège, n’ont fait que la renforcer. Ninaud, lui, était l’aspirant-globe-trotter ! Disons, pour emprunter à Pierre Mac Orlan une expression savoureuse, qu’il était de la graine des Aventuriers Actifs, alors que je représentais, moi, l’Aventurier Passif.

Le n° 7 était l’aspirant-détective. Du n° 7 et de ses activités actuelles sur cette planète, je ne puis rien révéler. Nous sommes tenus au secret. Appelons-le, si vous le voulez bien : « Le Troisième Homme »…

Les trois membres de la Société Secrète des Chiche-Capon avaient formé un projet fabuleux : se rendre un jour aux États-Unis !… Cela peut faire sourire aujourd’hui, mais, en ce temps-là, aux yeux de la plupart des jeunes, l’Amérique était parée des mille et un prestiges de l’imagination, sous le signe de Jack London, de Curwood et – n’oublions pas l’humour ! – de Mark Twain et de O. Henry. L’Amérique : le pays des gratte-ciel et des gangsters (Oh, Nick Carter !…), des cow-boys et des Indiens (Oh, Buffalo Bill !…), des trappeurs et des chercheurs d’or (Oh, Auzias-Turenne !…). L’Alaska, le Klondike, les placers, les sacs de poudre d’or, les pépites grosses comme ça !… C’était l’Amérique des Mystères de New York (Chère Pearl White, dont nous étions tous amoureux !…) et des premiers « Charlot »…

C’était la terre bénie de l’Aventure, – de toutes les Aventures, – où, indigent aujourd’hui, il ne tenait qu’à vous de devenir, du jour au lendemain, archimilliardaire… ou président de la République ! Fascinante Amérique avec, dressée sur son seuil, la Statue de la Liberté et qui n’allait pas tarder à s’engager à nos côtés dans la plus dramatique des Aventures : la Première Guerre mondiale…

« – Longue vie et dollars !… » : telle était notre façon de nous souhaiter la bonne nuit, notre salut matinal, notre mot de passe ! Et nous avions rayé de notre vocabulaire l’expression : poignée de mains ; nous n’échangions que des « shake-hand » !

Pour atteindre cet objectif fabuleux : gagner les U.S.A., nous compulsions religieusement, en salle d’études, le cher vieux Catalogue des Armes et Cycles de Saint-Étienne (j’en conserve encore, pieusement, un exemplaire !). Nous dressions puérilement la « Liste du Bagage Indispensable à l’Aventurier digne de ce Nom » : une pelote de ficelle, fil et aiguilles, trousse à médicaments, un couteau à six lames, avec tournevis, ciseaux, poinçon, vrille, scie, ouvre-bouteilles et surtout ouvre-boîtes de conserve (Pensez donc : le corned-beef, et ces potages tout préparés dont les dénominations nous faisaient saliver : Turtle-soup, Mulliga-toony-soup !…).

Je ne suis jamais allé aux U.S.A. J’étais, je l’ai dit, l’Aventurier Passif ! J’écrivais un roman où je racontais par avance « nos aventures et nos exploits quand nous serions de l’autre côté de la mare aux harengs ».

Il était pourtant dit que, ce projet fabuleux, l’un de nous le réaliserait. Georges Ninaud, bien entendu, le globe-trotter en herbe !

Un beau matin, il n’y eut plus de Georges Ninaud ! Il avait disparu !… Sauté le mur !…

Quelques mois plus tard, je reçus une carte postale ornée du prestigieux cachet de la poste de Cincinnati (Ohio. U.S.A.) et portant pour tout texte : CHICHE-CAPON 22 ! Deux mots et un numéro ! Et un orgueilleux point d’exclamation !

Sans argent, ne bredouillant que trois mots d’anglais, Ninaud avait réussi à s’embarquer sur un paquebot comme passager clandestin ! Après maintes péripéties homériques, il avait pu fouler de son pied le sol de l’Amérique !

Là-bas, le jeune frenchman connut des aventures extraordinaires, des heures tissées d’angoisse, de drame et aussi d’une intense cocasserie. C’est mon grand regret de n’être jamais parvenu à le décider à en écrire le récit. À plusieurs reprises, notamment, il n’eût tenu qu’à lui – la chose est strictement vraie ! – de devenir du jour au lendemain milliardaire – exactement comme dans nos rêves ! Mais la fortune ne l’intéressait pas. Seul, le voyage l’intéressait. L’Ailleurs… Il repoussait courtoisement la fortune, bouclait sa valise (minuscule !). Un globe-trotter ne s’encombre pas de bagages ! Juste « l’Indispensable » !… Pyjama, rasoir, blaireau, brosse à dents – et en route !…

Je l’ai vu reparaître un jour, sans préavis, comme un champignon, dans un extravagant costume très « yankee », s’exprimant en anglais avec l’aisance d’un « yankee », mais ayant, en revanche, presque oublié le français, qu’il parlait avec un atroce accent. Lorsqu’il ne trouvait pas un mot : « – Comment dites-vous, en français ? » me demandait-il !…

Il avait réalisé – et au-delà ! – le programme des Chiche-Capon. Il l’avait courue, la planète, en long, en large et en travers !

Beaucoup plus tard, il me montra nombre de « documents secrets » que nous nous remettions, de la main à la main, jadis, à Sainte-Marie. Moi, je n’en avais gardé aucun. Lui, il les avait conservés tous. Très conservateur, au fond, ce globe-trotter !

L’un d’eux était une évocation délirante, écrite de ma main, sur une feuille de papier écolier :

« Je nous vois descendant du pullman-car à Washington, Cincinnati ou Philadelphie. Nous échangeons un farouche et chaud shake-hand. Et, tout de suite, c’est l’Aventure… Tour à tour interprètes, mécaniciens, balayeurs de rues, marchands de cacahuètes sur les bords de l’Hudson, aujourd’hui businessmen brassant des millions, demain vagabonds, vivant de pain et d’eau… » Etc…

Ce fut ce jour-là, à cause de cela, que me vint l’idée d’écrire Les disparus de Saint-Agil – en souvenir…

Et à l’intention de tous ceux qui, étant enfants, ont, dans tous les internats de France et du monde, fondé des « Sociétés Secrètes »…

Et de tous ceux qui continueront d’en fonder, grâce à Dieu… aussi longtemps qu’il y aura des enfants !

Pierre Véry

Au numéro 22

le numéro 95,

avec l’assentiment du numéro 7.

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