ÉPILOGUE

– Puis-je vous troubler pour une allumette ?

L’avocat Prosper Lepicq tendit son briquet à un long gaillard basané, porteur de lunettes d’écaille, installé en face de lui de l’autre côté de la table. À sa gauche, un homme malingre, aux yeux vifs, soupira :

 Vingt ans de cela ! Et c’est plus proche que bien des choses d’hier, et même de ce matin !

Il introduisait dans une chemise un important paquet de feuillets dactylographiés.

– Puis-je vous troubler pour une allumette de nouveau ? Je m’excuse ! dit encore le gaillard basané.

À peine rallumé, son cigare s’éteignit pour la troisième fois. Il le flaira avec dégoût et le jeta dans le foyer en grognant :

 Damn it !

Il avait un accent américain très prononcé, et son visage aussi était celui d’un Américain.

– Que pensez-vous de ma petite rédaction française ? questionna l’homme malingre.

Le soir tombait, un soir doux et calme. On entendait des caquètements, des gloussements de volailles ; un chien aboya.

 Il est plein de talent, ton roman ! Très palpitant ! Comment l’as-tu intitulé, au fait ?

 Cette question ! Martin, squelette, parbleu !

– Évidemment ! dit Prosper Lepicq.

– Évidemment ! répéta l’homme aux lunettes d’écaille.

Après un silence :

– C’est un beau livre, reprit-il. Tu auras une audience considérable.

– Une audience ?

– Un public, pardon ! J’ai oublié mon français, je crois ! Mais je ne comprends pas une chose.

– Laquelle ?

 Ces noms inventés ? André Baume… Philippe Macroy… Mathieu Sorgues… Et tous les autres… Pourquoi pas les vrais noms ? Prosper Lepicq… Georges…

  On fait toujours cela dans les romans, mon vieux ! Du moment que j’écrivais notre histoire comme un roman, j’étais obligé de changer les noms des personnages !

 Oh yes. I get you.

 On reconnaît très bien tout le monde, dit Lepicq. Ainsi, celui que tu as appelé Nercerot, c’est Thoumazet dans la réalité ?

– Thoumazet, oui ! Vous vous le rappelez ?

L’homme aux lunettes éclata de rire.

– Thoumazet ? Je revois ! Celui qui voulait être champion cycliste ! Recordman !

 J’ai su récemment qu’il avait repris les Galeries modernes meldoises, à la mort de son père, dit Prosper Lepicq.

 How funny ! Puis-je te troubler, vieux romancier, po ur un verre de cognac encore ?

*

Prosper Lepicq, il y avait de cela trois jours, avait appris que l’un de ses meilleurs amis d’antan, celui qui, vingt années auparavant jouait les romanciers dans l’association des Chiche-Capon, à Saint-Agil, vivait encore. Il s’était fixé en Poitou dans la ferme de son père, lequel était toujours de ce monde et dont les moustaches à la gauloise, en blanchissant, n’avaient pas perdu un seul poil. En apprenant cela, Lepicq avait pris le parti de se rendre en Poitou en compa gnie de son secrétaire Jugonde.

Après les premières effusions :

 Et l’autre ? avait-il demandé. Le Chiche-Capon numéro 22, dont nous avons reçu un câble de New York le jour de ta délivrance…

L’homme malingre, – le Chiche-Capon numéro 95, – avait levé un doigt vers le plafond, qu’ébranlait un pas rude.

– Tu entends ? C’est lui !

– Non !

  Si ! Il m’est arrivé, il y a deux semaines, dans une Ford, figure-toi ! Incroyable, hein ? C’est pourtant comme ça ! Il venait en droite ligne des Antilles. Nous avons beaucoup parlé de toi. Nous ignorions l’un et l’autre ce que la destinée t’avait réservé. Il faut nous excuser. Je ne sors guère, pour ma part ; je n’ouvre jamais un journal. Quant à lui, il a tellement roulé, dans tant de brousses invraisemblables… Nou s ne nous doutions guère que tu étais devenu une célébrité. Nous aurions dû le prévoir, cependant…

Là-dessus, le romancier avait couru au pied de l’escalier, et crié :

– Hé, voyageur, descends vite !

Un grand diable à lunettes d’écaille avait paru. Après avoir dévisagé quelques instants l’avocat :

– Hello ! Le numéro 7 ! s’était-il mis à brailler. Lepicq ! Ce vieux Lepicq ! Par exemple !…

À présent, ils étaient là tous trois, à boire du cognac et fumer dans la petite maison du Poitou, ces trois dont les vrais noms étaient… Mais on sait maintenant qu’André Baume, c’était Prosper Lepicq adolescent, et les noms réels des deux autres n’importent guère ici.

Dans la soirée, le romancier avait fait une lecture à ses deux amis retrouvés. Une relation des événements qui s’étaient déroulés jadis à Saint-Agil, l’aventure dont tous trois avaient été les héros à la fin du troisième trimestre de l’année scolaire 1913-1914, et qu’il s’était distrait à composer, durant les longs loisirs de sa vie rustique.

  Ainsi, conclut Prosper Lepicq, chacun de nous a suivi sa voie ! Le romancier a écrit. Le voyageur a voyagé… Au fait, où es-tu allé, vieux voyageur ; qu’as-tu fait dans cette fameuse Amérique de nos rêves d’enfants ?

 Well ! dit le voyageur avec un rire sonore, j’ai…

Il sortit son portefeuille, et en tira, presque religieusement, un papier plié en huit.

  Un « document Chiche-Capon », fit-il. Le seul qui existe encore, je suppose. C’est toi qui l’as rédigé, vieux romancier, une nuit, dans la classe de sciences. I l expose notre programme, tel que tu l’imaginais. Il est drôle ! Lisez.

– Dieu ! soupira le romancier. C’est bien mon écriture. Elle n’a pas changé.

 It is ! fit le voyageur. Rien n’a changé ! Lepicq a conservé ses yeux de hibou, moi, ma face en lame de couteau ; toi, ton nez plat. Mais lisez…

Ils lurent cette évocation délirante du numéro 95 :

« Je nous vois descendant du pullman-car à Washington, Cincinnati ou Philadelphie. Nous échangeons un farouche et chaud shake-hand. Et, tout de suite, c’est l’Aventure… Tour à tour interprètes, mécaniciens, balayeurs de rues, marchands de cacahuètes sur les bords de l’Hudson, aujourd’hui businessmen brassant des millions, demain vagabonds, mais toujours riches de la fantaisie qui erre dans nos caboches, vivant de pain et d’eau, nous bondissons de New York à San Francisco, de Dawson City à Boston, des Grands Lacs au Klondike, traversons la Floride à marches forcées, acceptant bonne ou mauvaise fortune avec le même visage impassible. Pour un oui ou pour un non, nous filons de Mexico en Bolivie, de Rio de Janeiro à Buenos Aires.

« Mais pourquoi nous borner à l’Amérique ? Nous passons en Afrique, allons du Cap au Caire, volons aux Indes, visitons l’Hindoustan, la Perse, le Tibet, sautons l’Himalaya, retombons à pieds joints en Chine, courons à Pékin… On nous croit ici ? Nous sommes déjà aux Antipodes ! Ah ! s’égarer dans le bush australien… »

 Et voilà ! déclara le voyageur.

– Voilà, quoi ?

– Voilà ! J’ai exécuté le programme. J’ai fait tout ça !

  À propos ! s’ex clama Lepicq. Nous diras-tu pourquoi tu t’es enfui de Saint-Agil sans me prévenir, en m’y laissant seul ? Tu n’avais pas l’excuse de t’être vu enlevé et séquestré, toi…

 Well ! C’est tout simple. Je croyais que notre ami le romancier avait réellement gagné les États. Je me suis dit : « Il n’a envoyé qu’une carte postale. Well ! moi, aussi, je ferai ! Je prendrai ma revenge. » Et j’ai fait ! J’ai expédié le câble ! Aussi laconique, mais encore plus américain ! Ainsi, cher vieux Lepicq, toutes tes déduction s sur ma disparition étaient fausses. Et dis-moi à présent : qu’as-tu fait, depuis ?

– Suivi ma voie, moi aussi ! Je suis avocat et détective. L’aventure de Martin squelette aura été ma première affaire !

  Détective ! Wonderful ! L’agence Pinkerton… Le Jules Huret… vous vous rappelez ? Un damné vieux farceur, ce Jules Huret. Et comment va le business ?

– Heu…, fit Lepicq. Par ces temps de crise…

– Une question, dit le romancier.

– Je t’en prie.

  D’où diable t’est venue l’idée de déterrer, la semaine dernière, la classe que nous avions enterrée en 1914 ?

– Justement…, commença Lepicq avec vivacité.

Mais il n’acheva pas sa phrase.

– Le culte du souvenir ?

– Pas précisément…

Un peu embarrassé, l’avocat hésitait. Il se décida.

  Je voulais retrouver les noms de nos anciens condisciples, que j’avais à peu près tous oubliés, – à l’exception des vôtres, naturellement. Après ce tourbillon de la guerre qui avait séparé tant d’êtres… Je ne savais même pas si tu étais encore vivant, vieux romancier ! Mon i ntention était de me livrer à des recherches concernant certains de nos camarades de jadis. Quelques-uns pouvaient avoir fait brillamment leur chemin et être en état de me confier une affaire, par exemple…

  Je comprends ! Mais pourquoi ne pas aller deman der directement ces renseignements à l’actuel directeur de Saint-Agil ? Tu sais que c’est Mirambeau. Enfin… celui que j’appelle Mirambeau dans mon roman. L’Œuf, quoi ! l’animal a fait toute la guerre sans une égratignure. Et tu l’aimais bien…

  Précisémen t… Je l’ai vu, d’ailleurs, et c’est lui qui m’a dit que je te trouverais ici… Seulement… je ne l’ai vu qu’après avoir déterré la classe… Avant, cela m’aurait gêné…

– Ce n’est pas d’une clarté ! plaisanta le romancier.

  Ma foi, lâcha Lepicq, je puis bien vous le dire, à vous ! Cela me gênait à cause de mon costume. Trop miteux !

– Il est parfait, ton costume ! Que lui reproches-tu ?

  À celui-ci rien ! Je parle de celui que je portais à ce moment-là. Celui-ci, il a fallu que je déterre la classe pour l’avoir !

– Comment cela ?

  Sur le parchemin, j’ai retrouvé le nom de Nercerot… c’est-à-dire Thoumazet, l’aspirant champion. Ce nom m’a rappelé les « Galeries modernes meldoises ». J’y suis allé faire un tour, à tout hasard. Et j’ai trouvé mon Thoumazet q ui avait repris l’affaire de son père défunt. Il m’a vendu à crédit ce complet !…

Il y eut un silence.

  Notez bien, reprit Lepicq, je ne me tourmente nullement. Pour l’instant, cela va plutôt mal… Mais ce n’est qu’une passe difficile. Précisément, j’ai en vue une combinaison for-mi-da-ble. Que je trouve seulement trente mille francs, et…

– Si je les avais, mon vieux Lepicq, soupira le romancier. Hélas ! l’agriculture, en ce moment, comme rapport…

Le voyageur avait dressé le nez, ses lèvres s’agitaient.

 Well ! fit-il. J’ai !

– Qu’est-ce que tu as ?

– Je dis : j’ai la monnaie. Je peux fournir.

Il tira de sa poche un carnet de chèques.

– Je signe, tout de suite.

– Tu es fou ? s’écria Lepicq. Je ne veux à aucun prix ! Je n’accepte pas !

 Well ! Tu acceptes, répliqua le voyageur. Qu’est-ce que c’est, deux mille ? Rien !

– Deux mille ?

– Dollars, yes. Le dollar est à quinze.

Dans son coin, Jugonde observait la scène avec un intérêt passionné. C’est que son costume était aussi effrangé, ses souliers aussi avachis que ceux qu’avait abandonnés Lepicq, huit jours plus tôt, à Meaux, dans le salon d’essayage du magasin de Thoumazet.

Le secrétaire songeait :

« Ah ! posséder des chaussures jaunes à semelles crêpe, une casquette anglaise et un complet-veston bleu marine, – avec deux pantalons, si c’était possible… Pourvu que le patron accepte ! »

Le voyageur avait décapuchonné son stylo. Il écrivait rapidement, signait, contraignait Lepicq à prendre le chèque.

– Tu me rends plus tard, quand tu as succédé.

– Succédé ?

– Je veux dire : quand tu as eu le succès !

Il y eut encore un silence. Une vache meugla dans une étable proche.

Sur les prairies s’allongeaient les ombres avant-courrières de la nuit. L’herbe se fonçait. Les lignes se fondaient, devenaient floues. Des écharpes de brume flottaient.

– Le cher Quadremare est mort, je crois ? demanda le voyageur.

– En 27, oui. Crise d’urémie.

– Pauvre homme ! C’était un chic type. Et Benassis ?

– Mort à la guerre.

– Planet, l’homme volant ?

  Mort à la guerre. Comme Darmion. Comme Cazenave. Comme Victor, le moniteur. Les autres : emportés… dispersés…

– Donadieu ?

– Il vit encore. Il est dans une maison de retraite.

– Il s’occupe toujours de reliure ?

– Non. Trop vieux.

– Et Boisse, au fait ?

Le romancier prit dans son portefeuille un billet de cent francs, s’approcha de la fenêtre, et, à la clarté déclinante du jour, il lut :

« L’article 139 du Code pénal punit des travaux forcés ceux qui auront contrefait ou falsifié les billets de banques autorisés par la loi… »

 Pour combien de temps l’ont-ils envoyé là-bas ? questionna le voyageur.

– À perpétuité.

Sur la route caillouteuse, on entendait sauter les roues d’une carriole. Dans la cour, un domestique tirait de l’eau à un puits pour abreuver les bêtes : la chaîne claquait, la manivelle grinçait. Une femme rabattait une troupe d’oies vers la volière. Des porcs grognaient.

 Il va bientôt falloir allumer la lampe, dit le père du romancier.

À la même seconde, une servante parut au seuil de la pièce, une lampe à la main.

Les trois amis se considérèrent en souriant.

Le voyageur offrit des cigares, en alluma un, et dit :

– Puis-je te troubler encore, cher vieux romancier, pour un cognac de nouveau ?

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