PROLOGUE

– Ce doit être derrière ce bois, de l’autre côté du canal, dit Prosper Lepicq.

Jugonde étouffa un ricanement et redressa d’un mouvement rageur un colis mince, enveloppé de papier brun, qu’il tenait serré sous l’aisselle.

L’avocat s’était arrêté. Sa tête pointue pivotait sur son cou long, à la pomme d’Adam saillante. Ses paupières battaient sur ses prunelles d’oiseau de nuit, d’un jaune trouble.

– Chambry ici… Là-bas, Crégy… La route de Vareddes… Je ne me trompe pas.

Le secrétaire grogna :

– Ce patelin est sinistre !

– Nous ne le voyons pas du même œil, riposta l’avocat.

– Vous n’êtes pas difficile !

La boue du sentier était grasse, extrêmement glissante. Le secrétaire trébuchait.

– Saloperie de temps !

Malgré que l’on fût dans la deuxième semaine de juin, une pluie fine tombait, gaufrant la surface du canal de l’Ourcq, tissant au-dessus de la Brie une immense et brillante toile d’araignée.

 Je trouve ce temps très convenable, déclara Lepicq. Juste la sorte de temps que je rêvais pour cette expédition.

Il s’arrêta de nouveau.

– Pas de doute. C’est bien derrière ce bois. Nous allons traverser le canal.

– À la nage, probablement ? ironisa Jugonde, exaspéré.

En amont ni en aval, si loin que l’on pût voir, aucun pont.

Deux percherons au garrot croûteux tiraient vers Meaux une péniche chargée de sacs de chaux. À l’horizon, les tours de la cathédrale, voilées de brume, semblaient leur propre reflet dans un lac.

L’avocat montra, à flanc de talus, l’entrée d’un boyau sombre, très bas et étroit.

– L’aqueduc. Il passe sous le canal. Courbez-vous.

Un ruisselet filait au milieu du tunnel. Les deux hommes avaient beau marcher jambes écartées, l’eau léchait les souliers détrempés par la pluie, les semelles trouées. Un rat jaillit hors d’une poche, cria, replongea.

 Est-ce qu’il s’agit de bijoux volés ? questionna le secrétaire.

– De quoi parlez-vous ? fit l’autre, surpris.

– De ce que vous m’emmenez si mystérieusement déterrer.

– Ce ne sont pas des bijoux.

 Des billets de banque ? Des valeurs ? Des lettres compromettantes ? Des documents intéressant la défense nationale ?

– Rien de semblable !

– Un cadavre, alors ?

 Pas exactement. Quoique cela… À la rigueur… Une espèce de cadavre.

Jugonde soupira.

Un cadavre… Cela pouvait signifier de l’argent. C’est merveilleux, tout l’argent que l’on peut faire sortir d’un cadavre, avec de l’habileté, lorsque les circonstances s’y prêtent !

Cet argent arriverait à point. Jamais la situation n’avait été aussi critique, du point de vue matériel, même durant l’hiver 1934, lorsque les deux hommes, sans gîte, s’étaient vus réduits à dormir dans une guinguette abandonnée du parc de Saint-Cloud et à y dérober, pour les revendre, des litres vides, afin de subsister. Alors, du moins, leurs costumes gardaient une certaine apparence. Tandis qu’à présent…

La pensée de Jugonde revint à ce cadavre qu’on allait déterrer.

– Il s’agit d’un crime, bien entendu ?

L’avocat ne répondit point.

– J’espère que nous n’allons pas tomber sur un suicide ? lança encore le jeune homme.

Pas davantage de réponse.

Jugonde haussa les épaules.

Ce jeudi-là, dans la matinée, Lepicq avait décidé à l’improviste cette expédition, sans vouloir en dire l’objet. On était parti avec un maigre sandwich dans le ventre et, sans s’attarder à Meaux, on s’était engagé dans la campagne. Mais l’avocat ne devait être en possession que de renseignements ou d’indices assez vagues. On avait poussé des pointes dans toutes les directions, au petit bonheur.

– Voyons… Ici, Vareddes… Là-bas, la route de Trilport… Montons jusqu’à ce hameau. Ce doit être sur la gauche.

On montait jusqu’au hameau. Mais ce n’était pas sur la gauche. Ni sur la droite.

On arrivait à une patte d’oie. Arrêt. Hésitations. Lepicq s’orientait. Sa main exécutait devant sa face de hibou, fouettée par la pluie, des aller et retour, à la manière d’un essuie-glace automatique sur le pare-brise d’une auto.

– Poussons jusqu’à ces pylônes. Sauf erreur, il doit y avoir une voie ferrée d’intérêt local. Il se peut que ce soit près de cette voie ferrée.

On repartait. Une excitation surprenante soutenait Lepicq. On avait fait de la sorte un chemin du diable. Il était maintenant près de quatre heures. Le secrétaire se sentait éreinté. La faim lui donnait des tiraillements d’estomac. En outre, il y avait cette pluie ténue, têtue, ces millions d’aiguilles de l’eau qui semblaient transpercer jusqu’à l’épiderme, et sous lesquelles, à travers la plaine briarde, on cherchait, pour le déterrer, – Jugonde venait enfin de l’apprendre, – un cadavre qui, à proprement parler, n’était pas un cadavre, mais était pourtant un cadavre, – à la rigueur !

Le jeune homme déduisit qu’il s’agissait de débris humains. L’essentiel n’était d’ailleurs pas là. D’abord, dénicher ce cadavre ! Après, on verrait à lui faire suer tout l’or que l’on pourrait.

De l’autre côté du canal, l’avocat escalada un remblai.

– Cette fois, j’y suis ! Derrière ce bois nous allons trouver un quartier de meulière. C’est là. Venez.

– Quel bled !

À perte de vue, toujours la même étendue plate, déprimante à force d’uniformité.

Lepicq s’était jeté dans un chemin impossible : une vraie piste de boue. Jugonde releva le bas de son pantalon. Ainsi, sa silhouette était celle d’un gamin de seize ans. Le sol visqueux exerçait sur les semelles une succion goulue. La contrée, sur des kilomètres carrés, n’était qu’une monstrueuse ventouse.

L’avocat pataugeait avec entrain, considérait d’un air ravi ses chaussures couvertes d’une épaisse couche de glaise.

On pénétra dans le sous-bois. Des oiseaux partaient entre les branches, sans un cri. Au moindre coup de vent, les arbres laissaient tomber sur les deux hommes une douche glacée. L’eau coulait le long de la nuque, s’insinuait entre peau et chemise. C’était extrêmement désagréable.

À l’orée du bois, tandis que le sang sautait aux joues de Jugonde, Lepicq eut une exclamation de triomphe. Il y avait là un énorme quartier de meulière, ainsi qu’il l’avait annoncé.

– Vite ! La pioche !

Le secrétaire, devenu soudain aussi fébrile que son patron, développa le paquet qu’il portait depuis le matin sous l’aisselle.

– Il faut attaquer du côté sud, expliqua Lepicq.

Mais le ciel était bouché.

– Avez-vous idée de la direction où peut se trouver le sud ?

– Pas la moindre !

– Tant pis ! Nous allons attaquer au hasard.

L’inspiration favorisa l’avocat. Au bout de dix minutes de travail, le bec de la pioche heurta une matière qui n’était ni de la terre ni du roc, et rendit un son caractéristique. Peu après, Lepicq ramenait au jour et déposait sur le quartier de meulière une caissette de chêne assez profonde, d’environ quarante centimètres sur trente.

– C’est ça, votre cadavre ? s’exclama Jugonde.

Le détective-avocat se tourna vers son disciple. Une lueur insolite brillait dans ses yeux. Une expression que le secrétaire ne lui avait jamais connue, faite d’une douceur et d’une mélancolie presque poignantes, était peinte sur ses traits. Jugonde eut le sentiment que son patron ne le voyait pas, qu’il suivait, très loin, tout au fond du paysage battu de pluie, une vision émouvante, des fantômes fuyants.

Enfin :

– Oui, dit l’avocat. C’est ça, le cadavre !

Avec un ciseau, Lepicq souleva précautionneusement le couvercle de la caissette. Sur un lit de velours bleu aux trois quarts rongé par l’humidité, reposaient un crâne décharné, le squelette d’une main, et, auprès de ces ossements jaunis, une bouteille bouchée et cachetée qui contenait un mince rouleau de parchemin. Soigneusement, Lepicq ôta le capuchon de cire, retira le bouchon, fit couler le rouleau. Sur ce dernier avaient été tracés, à l’encre rouge, une vingtaine de noms. Lepicq les recopia puis remit le rouleau dans la bouteille qu’il reboucha.

– La cire… le briquet…, demanda-t-il.

Lorsque la bouteille fut recachetée, l’avocat la recoucha dans la caissette. Puis il se mit à rêver.

Jugonde ne savait quelle contenance adopter, n’osait demander d’éclaircissements. Le sifflement d’un tortillard, qui avançait avec lenteur à travers champs et semblait rouler sur la terre même, tant il tanguait, éveilla de sa songerie l’avocat qui replaça le crâne dans la caissette, remit le couvercle et rendit à la terre cet étrange cercueil. Le trou fut rapidement comblé.

– Rentrons, dit ensuite Lepicq avec brusquerie.

*

Un peu plus tard, les deux hommes arpentaient de nouveau une route. À un croisement, ils virent déboucher une longue procession noire : des collégiens qui revenaient de promenade, par rangs de trois. Un surveillant marchait à la hauteur de la dernière rangée.

Lepicq et Jugonde suivirent.

À un certain moment, la tête d’un homme parut au-dessus d’une haie. Il regarda défiler les gamins, puis sortit un carnet de sa poche et y inscrivit une note.

Lepicq sourit.

Bientôt, ayant toujours sur ses talons l’avocat et le secrétaire, la bande pénétrait dans Meaux, coupait la ville en oblique, s’engageait dans la rue Croix-Saint-Loup et parvenait au pied d’un vaste immeuble dont la porte s’ouvrit, découvrant une voûte sous laquelle les enfants s’engouffrèrent. C’était la pension Saint-Agil, un établissement privé bien inférieur en importance au collège Bossuet et à l’école Sainte-Marie.

Quelque temps, Lepicq fit les cent pas devant la pension d’où arrivaient maintenant des éclats de voix, des appels, des rires, toute une joyeuse rumeur.

Une cloche sonna : aussitôt le silence s’établit.

L’avocat semblait perplexe. Il considérait tantôt le porche de la pension, tantôt son costume trempé et élimé. Enfin, il étudia la liste qu’il avait copiée sur le parchemin enfoui dans la plaine.

Il prit une décision :

– Jugonde, allez m’attendre dans ce café, là-bas. Je vous y rejoins dans un moment.

Il s’enfonça dans le dédale des rues tortueuses, aux pavés inégaux.

Moins d’une heure plus tard, il était de retour rue Croix-Saint-Loup. Il arborait un costume neuf, un chapeau neuf, des chaussures neuves ; il était ganté. Grand et svelte, sa silhouette attirait le regard et son profil anguleux le retenait.

Il sonna à la porte de la pension Saint-Agil.

– Je désirerais parler à M. le directeur.

La concierge dévisagea longuement l’homme à la mine de hibou avant d’allonger le bras pour désigner, derrière les arbres d’un parc, un bâtiment gris.

– C’est là-bas.

Prosper Lepicq s’engagea dans une allée assez large qui aboutissait à un perron. La pluie, dans les feuillages, faisait un menu bruit de tambour. Il passa devant un pavillon bas, lut ces inscriptions : Infirmerie, Parloir, Lingerie. Au-delà d’une barrière, il aperçut une cour de récréation déserte. Parce que le temps était sombre, des ampoules brûlaient dans une vaste pièce : la salle d’études.

L’avocat examinait toutes choses avec curiosité, mais sa pensée revenait sans cesse à cette main de squelette, à ce crâne jauni qui reposaient, du côté de Vareddes, dans l’argile briarde.

Une cloche tinta pour annoncer le visiteur.

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