LE NUMÉRO 95

Le numéro 95 ferma les yeux et s’appliqua à respirer fort, avec régularité. Il n’avait pu réprimer un tressaillement lorsqu’il avait perçu le grincement annonçant que la porte s’ouvrait. La lueur bleuâtre de la veilleuse était trop faible pour que l’on pût voir tourner le bouton de porcelaine. Aussi, malgré que le numéro 95 attendît ce grincement, et peut-être justement en raison même de l’impatience avec laquelle il l’attendait, en avait-il ressenti une secousse nerveuse.

L’homme était entré, avait refermé. Le numéro 95 entendait s’élever autour de lui les respirations de ses camarades ; certaines extraordinairement légères, d’autres rauques, encombrées.

L’homme circulait entre les couchettes. Toutes les cinq secondes, le numéro 95 se demandait en quel point du dortoir le personnage pouvait se trouver. C’était impossible à déterminer. Il se déplaçait très silencieusement. Peut-être, en ce moment, se tenait-il au pied du propre lit du numéro 95, et l’épiait-il…

Une voix s’éleva, prononça quelques mots sans suite : un élève qui parlait dans son sommeil. Un autre poussa une sorte de gémissement de bien-être.

Contre les vitres, un crépitement. Il pleuvait. On avait beau être en juin. Il pleuvait tout le long de l’année, dans ce satané pays.

L’homme ouvrit une seconde porte, qui grinça elle aussi. Elle donnait sur un vestiaire. L’homme pressa le ressort d’une lampe électrique et promena un regard doux sur une trentaine de paire de chaussures boueuses alignées dans des casiers, à côté de boîtes contenant du cirage, des brosses, un chiffon de laine, un couteau ou un grattoir ébréché. Puis il ouvrit une troisième porte, fouilla, du faisceau de sa lampe, les ténèbres d’un couloir et se dirigea vers le dortoir des « petits ». C’était M. Planet, un homme mince, aux traits émaciés. Il occupait le poste de préfet de discipline à la pension Saint-Agil : il effectuait sa ronde accoutumée.

Le numéro 95, un garçon noiraud et sec, de petite taille, se nommait Mathieu Sorgues. Il passa une main aux doigts frêles sur son front plat et tourmenta son nez plat qui s’achevait, drôlement, en boule.

Un moment, il attendit, gardant ouverts dans la pénombre des yeux narquois. Ses mâchoires remuaient. Il mastiquait des tablettes de chewing-gum « pour activer le développement des maxillaires », afin de se donner « l’air énergique ».

Il n’était pas seul éveillé. À l’autre extrémité du dortoir, il y eut un froissement de draps rejetés et une forme pâle marcha furtivement vers une couchette, s’inclina sur un chevet.

– Tu dors ?

– Non.

Suivit un chuchotement interminable. Le numéro 95 eut un ricanement intime, puis :

– La ferme, les filles ! siffla-t-il, agacé.

L’élève se redressa et regagna son lit après avoir grommelé une injure.

Le numéro 95 attendit encore. Le quart passé minuit sonna. Tout le monde dormait, à présent. Ce jeudi-là, on avait fait une promenade très longue. On était rentrés harassés. Derrière un rideau blanc, un ronflement montait : celui du surveillant dans son alcôve.

Le numéro 95 se leva. Il avait gardé son pantalon et ses chaussettes. Il commença de contourner son lit. Mais, à cet instant, la porte grinça de nouveau. Mathieu Sorgues n’eut que le temps de se rejeter sous ses couvertures : le préfet de discipline revenait…

M. Planet avait l’habitude de circuler sans fin à travers le bâtiment. Comme doué de divination et, presque, d’ubiquité, il apparaissait, neuf fois sur dix, à la seconde précise où l’on eût souhaité qu’il fût loin. Rarement faisait-il une observation, mais, sur un calepin, il notait : « Untel, dissipation sur les rangs. Untel, bourdonne au dortoir. Untel, mange en salle d’études. »

Ce qui impressionnait le plus les élèves, c’était que M. Planet ne dormait pratiquement jamais, se contentant de brefs assoupissements à son bureau, le front entre ses mains. Il ne pouvait pas rester couché. « Conséquence d’une affection de la colonne vertébrale », murmurait-on.

Il passa ; sortit. Mathieu Sorgues, inquiet de ce retour imprévu, laissa s’écouler plus d’une demi-heure avant de bouger. Enfin, l’oreille tendue, il quitta le dortoir sur la pointe des pieds, tâtonna à la recherche d’une rampe d’escalier, se mit à descendre.

Les dortoirs étaient installés au troisième étage. Au second, Mathieu Sorgues s’approcha d’une porte, écouta : c’était la chambre de M. Donadieu, l’économe. M. Donadieu était affligé d’un polype nasal. Sa respiration, lorsqu’il était endormi, faisait songer à une série de brefs coups de sifflet.

Mathieu Sorgues entendit les coups de sifflet. Rassuré, il s’éloigna, traversa une vaste pièce : la salle de jeux, longea un couloir et pénétra dans une salle exiguë qui était la classe de sciences naturelles. Des bancs, des pupitres, portant d’innombrables marques de coups de canif, une chaise et un piano la garnissaient. La présence du piano s’expliquait du fait que c’était également là que se donnaient les leçons de musique et solfège. Autour de la pièce se dressaient des placards vitrés renfermant des bêtes empaillées, des collections de papillons, d’insectes, de plantes, de minéraux, quelques reptiles dans des bocaux d’alcool. Aux murs, des planches anatomiques : l’écorché, le système nerveux, le système musculaire, la circulation du sang. Une odeur de naphtaline flottait. Le plafond était constellé de boulettes de papier mâché expédiées là par des élèves à l’aide d’élastiques, pendant les cours.

Le dernier placard contenait un squelette monté sur un socle à roulettes.

Mathieu Sorgues s’accroupit au pied de la chaire, ses doigts coururent sur le bois ; un clou jouait dans son alvéole, il le retira aisément et fit pivoter une planchette, découvrant ainsi sous l’estrade un espace vide d’où il ramena un coffret de carton bouilli. Il en sortit des allumettes de cuisine et une bougie, qu’il alluma.

Ensuite, il s’en fut extraire du placard vitré le squelette, l’installa devant la chaire et fixa la bougie à l’intérieur de la boîte crânienne, dont la calotte avait été enlevée. Il agissait avec méthode, sans gestes inutiles, sans bruit.

Le coffret renfermait en outre divers papiers, un gros cahier, des cigarettes anglaises, un cendrier, trois porte-plume, un tampon de caoutchouc et un lourd encrier de métal à couvercle tournant et triple réservoir : pour l’encre noire, l’encre rouge et l’encre bleue.

Mathieu Sorgues ouvrit la fenêtre et ferma les persiennes. Il prit dans un coin une longue tringle creuse, dont il appuya un des bouts sur le rebord de la fenêtre et l’autre sur la chaire, puis il alluma une cigarette et souffla dans la tringle la fumée qui, par ce procédé, se trouva directement expulsée à l’extérieur. Cette précaution à cause de l’odeur.

Après cela, Mathieu Sorgues sortit du coffret le gros cahier et l’ouvrit. Une centaine de pages environ étaient couvertes d’écriture à l’encre tantôt rouge, tantôt bleue, tantôt noire.

Mathieu Sorgues relut les dernières lignes et réfléchit quelques instants. Ses paupières papillotaient, ses traits étaient tirés. Il était une heure passée et Sorgues avait sommeil. Néanmoins, il choisit un porte-plume, hésita encore un peu, considéra pensivement le crâne transformé en bougeoir et auquel la lueur de la bougie, jaillissant par les orbites, prêtait un aspect terrifiant. Enfin, il trempa la plume dans l’encre bleue et se mit à écrire.

Il n’avait tracé que quelques phrases lorsqu’il dressa la tête. Il venait de surprendre un crissement très léger. La pensée que M. Planet circulait dans le couloir et allait le surprendre dans l’attitude singulière qui était la sienne le glaça. Il rangea vivement cahier, encrier et cigarettes dans le coffret qu’il dissimula sous l’estrade dont il remit en place la planchette mobile. Puis il souffla la bougie et ramena le squelette dans le placard où lui-même s’enferma.

 

Lorsqu’il regagna le dortoir, le jet d’une lampe électrique le cloua au seuil du vestiaire. Pincé !

Le préfet de discipline ouvrit la bouche pour demander :

– D’où venez-vous ?

Mais l’aspect bizarre de l’élève, ses traits défaits, l’incitèrent à poser une autre question :

– Vous êtes souffrant ?

– Je crois que oui, monsieur, balbutia Mathieu Sorgues.

Il était blême.

Le préfet de discipline effleura de sa paume le front du numéro 95.

– Dérangement d’estomac, sans doute. Je pense que ce ne sera rien. Remettez-vous au lit, tâchez de dormir. Je reviendrai dans un moment voir comment vous vous trouvez. S’il y a lieu, je vous conduirai à l’infirmerie.

– Merci, monsieur.

Mathieu Sorgues se recoucha. Ses dents claquaient ; il ramena le drap sur sa tête.

Le préfet de discipline se rendit aux plus proches cabinets, qui s’ouvraient à mi-escalier. Il passa ensuite dans la salle de jeux. Il flairait.

– Curieux, se dit-il.

Il plaça la torche électrique sur un jeu de billard japonais et nota sur un carnet :

« Mathieu Sorgues s’est absenté du dortoir cette nuit vers une heure. Il s’est prétendu indisposé et le semblait. Mais je pense plutôt qu’il était sorti pour fumer. Son haleine sentait le tabac. »

Un moment après, il repassait au dortoir.

– Je suis mieux, à présent, monsieur, murmura Mathieu Sorgues.

Cependant, son front était brûlant, ses extrémités glacées.

Vers trois heures du matin, le préfet de discipline traversa de nouveau le dortoir, vint au lit du numéro 95. Les paupières de Mathieu Sorgues étaient fermées, sa respiration régulière. En réalité, il ne dormait pas, il feignait le sommeil. M. Planet s’y trompa.

– Ce devait être l’estomac…

À cinq heures et demie, heure du réveil en été, le bruit aigre de la crécelle tira du lit les élèves. Mathieu Sorgues avait passé une nuit blanche.

Le surveillant s’appelait Mirambeau, mais, à cause de sa forte corpulence, on le surnommait l’Œuf. C’était un hercule bon enfant, à la peau grasse et au cheveu indocile, qui avait conservé son visage d’adolescent et paraissait moins âgé que certains rhétoriciens.

Deux élèves étaient demeurés sourds à l’appel de la crécelle. M. Mirambeau se pencha à leur chevet.

– Qu’attendez-vous ?

– Je ne me sens pas bien, ce matin, monsieur. La tête me tourne. Je ne sais pas ce que j’ai, mais…

– Bon, bon ! Moi, je veux bien… Rappelez-vous que ce n’est pas moi, mais le docteur, qu’il s’agit de convaincre ! À huit heures, vous descendrez à l’infirmerie.

À l’infirmerie, ils étaient toujours une demi-douzaine qui tiraient leur flemme, sirotaient des tisanes, ne s’en faisaient pas une miette.

Au vestiaire, M. Mirambeau, l’œil vague, suivit les gestes des collégiens procédant aux ablutions à l’eau froide, et au nettoyage, – combien rebutant ! – des chaussures boueuses. Il pressa les opérations :

– Allons, messieurs ! Nous traînons ! Nous traînons !

L’Œuf dormait debout. Il se détournait pour frotter, du poing, ses prunelles brouillées, car il avait le réveil difficile. La porte s’ouvrit. M. Planet parut. Les brosses, les grattoirs, les couteaux s’acharnèrent plus vigoureusement sur la boue séchée, soudée au cuir des chaussures.

Une épaisse poussière, brillante dans les premiers rayons du soleil, emplissait le vestiaire. Lui aussi, Mathieu Sorgues grattait, brossait, mais avec une expression morne, des mouvements d’automate. Une seconde, le regard du préfet de discipline se posa sur lui.

– Des malades ? questionna-t-il. J’espère que non.

– Deux seulement, monsieur le préfet, dit M. Mirambeau. Légères indispositions, rien de plus.

– Je vais voir cela, murmura M. Planet, méfiant.

Sur le palier du premier étage, la section des « petits » vint emboîter le pas à celles des « moyens » et des « grands ». Au rez-de-chaussée, une dizaine de gamins se détachèrent du lot et se dirigèrent, à travers le parc, vers l’infirmerie : c’était « la bande à l’huile de foie de morue ».

*

Durant les classes de la matinée, Sorgues fut distrait, s’attira des réprimandes. Au repas de midi, il ne toucha presque pas aux plats. Pendant la récréation de midi et demi à une heure et demie, il ne participa pas aux jeux, se tint à l’écart. L’après-midi, en classe d’histoire, interrogé sur le règne de Louis XIV, il bafouilla. En classe de mathématiques, envoyé au tableau noir, il « sécha » lamentablement. Il donnait l’impression d’entendre de travers les questions. Il faisait des réponses incohérentes.

Lors de la grande étude du soir, de cinq à huit, Mathieu Sorgues ne manifesta nullement l’intention de se mettre à ses devoirs. Il était abîmé dans une méditation qui menaçait de ne pas s’interrompre jusqu’à l’heure du dîner. M. Mirambeau, surveillant de dortoir, faisait dans la journée l’étude du soir. Un peu avant cinq heures et demie, après deux observations qu’il eut la gentillesse de venir adresser à voix basse au numéro 95, il se vit, quelque répugnance qu’il éprouvât à sévir, contraint d’ordonner :

– Sorgues, passez à la porte !

Cette phrase arrêta net le grincement léger des plumes courant sur le papier et le froissement des pages de manuels et de dictionnaires. « Passer à la porte » signifiait que l’on devait se rendre chez M. Planet, et faire l’aveu des causes qui avaient motivé cette sanction.

Le préfet de discipline, tout en vous caressant de son regard doux, vous « passait un savon », de cette voix dont l’inaltérable douceur impressionnait davantage que tout.

Il délivrait ensuite une autorisation de rentrer en étude : un redeat portant l’heure à une minute près. On n’avait plus qu’à regagner, séance tenante, la salle d’études, et remettre le redeat au répétiteur. Naturellement, l’affaire impliquait une sale note à la clé, avec mention au bulletin trimestriel. Et pour ce qui était de la prochaine promenade, on pouvait en faire son deuil : on était consigné d’office.

Le répétiteur donna, du bout d’un crayon, trois coups secs, sur son bureau.

– Allons, messieurs, allons… Au travail !

Soixante têtes s’inclinèrent ; le bruit studieux, fait de grincements de plume et de froissements de feuillets, reprit son train.

Le pupitre de Mathieu Sorgues se trouvait tout au fond de la salle d’études. L’élève se leva, gagna l’allée centrale, traversa d’un pas égal la vaste pièce, passa au pied de la chaire sans broncher ni même lever les yeux. M. Mirambeau eut le sentiment que Sorgues était déjà retombé au plus profond de son rêve, ou, plutôt, n’en était pas sorti. Il secoua le front avec tristesse. Sorgues… Un garçon intelligent…

Le numéro 95 ouvrit la porte, sortit, referma.

*

À huit heures, tandis que la cloche sonnait pour l’entrée au réfectoire, M. Mirambeau vint apporter son cahier de surveillance au préfet de discipline. Force lui fut de signaler que Mathieu Sorgues, mis à la porte de l’étude à cinq heures et demie, n’avait pas reparu.

– Comment cela ? s’étonna doucement M. Planet. Après que je l’ai eu sermonné une dizaine de minutes, je lui ai donné son redeat. Je me rappelle que ce dernier portait 5 h 45. J’ai regardé Sorgues s’éloigner, je l’ai vu parvenir à ce croisement de couloirs, tourner à gauche : il se rendait directement en étude…

Un bruit comparable à un fracas très assourdi de ressac sur une plage de galets s’entendit.

Sous la conduite du surveillant Lemmel, un homme d’une quarantaine d’années, de grande taille et à visage rougeaud, les collégiens défilaient le long d’une galerie menant de la salle d’études au réfectoire.

Une allée de longueur et de largeur égales, menant d’un côté aux cours de récréation et de l’autre au parc, coupait à angle droit, en son milieu, cette galerie. L’ensemble figurait une croix grecque.

MM. Planet et Mirambeau assistèrent au passage des collégiens, espérant apercevoir, revenu à la dernière minute, l’élève manquant. Ils ne le virent pas.

– Peut-être Sorgues a-t-il été pris d’un malaise subit ? suggéra M. Mirambeau.

En pensée, M. Planet revit le visage défait du numéro 95 lorsqu’il l’avait surpris au cours de la nuit, en pantalon et chaussettes, au seuil du vestiaire.

– Fort possible, murmura-t-il.

– Désirez-vous que je me rende à l’infirmerie, monsieur le préfet de discipline ?

– Merci, monsieur Mirambeau, j’irai moi-même, souffla M. Planet.

Il s’éloigna.

La porte de l’économat s’ouvrit. M. Donadieu, un vieil homme barbu qui occupait ses loisirs à faire de la reliure, s’avança en trottinant vers le répétiteur. Il sentait la seccotine. Il s’essuyait les doigts à son mouchoir.

– Je ne suis pas en retard ? s’inquiéta-t-il.

C’était un anxieux. Il se tourmentait pour des riens. Tous deux pénétrèrent au réfectoire et vinrent s’asseoir à une longue table. À Saint-Agil, le directeur, le préfet de discipline, l’économe et les répétiteurs-surveillants, au nombre de trois, prenaient leurs repas et étaient logés dans l’établissement. Tous étaient célibataires. Seuls, les divers professeurs habitaient en ville.

L’escalier sonna sous un pas rapide. M. Boisse, le directeur, venait de quitter sa chambre du premier et descendait.

Au réfectoire, les plats circulaient. Les élèves n’avaient pas le droit de parler au dîner. Un rhétoricien, installé dans une chaire surélevée, avait ouvert un livre à une page marquée d’un signet. Il commença de lire, d’une voix sans chaleur :

« EN AMÉRIQUE :

« DE NEW YORK

« À LA NOUVELLE-ORLÉANS,

« par Jules Huret.

 

« Chapitre premier.

« Premières impressions.

« Que je vous dise d’abord que j’ai raté mon entrée à New York. Il faisait du brouillard et c’était dimanche. Je suis donc dispensé de refaire la description classique du pont de Brooklyn… »

À l’exception de deux collégiens qui les recueillaient avec une extrême attention, ces phrases tombaient au milieu d’une indifférence totale.

M. Mirambeau dépliait sa serviette, approchait son assiette de la soupière. Un coup d’œil lui avait suffi pour constater que la place de Mathieu Sorgues était vide.

M. Donadieu se pencha de son côté :

– J’ai passé une triste nuit. Cauchemars sur cauchemars. Respiration difficile. Avec ce polype, n’est-ce pas…

Il tapota sa narine droite.

– Je vous souhaite de n’avoir jamais à connaître par expérience les ennuis que peut causer un polype, mon bon ami !

– Moi, ma foi, j’ai dormi comme un sapeur, répliqua M. Mirambeau, sans se rendre compte de la cruauté de sa réponse.

Le directeur, un homme à barbiche, au regard sévère, au verbe et au geste tranchants, mangeait du bout des dents. M. Lemmel, le surveillant rougeaud, emplissait les verres de M. Mirambeau et de M. Donadieu, mais se contentait d’une goutte de vin dans son propre verre qu’il achevait de remplir d’eau. À sa gauche se tenait le troisième surveillant, M. Benassis, un gringalet olivâtre aux cheveux crépus. Les élèves l’appelaient « Face de rat ».

Dans la chaire, le rhétoricien se délectait à l’avance à la pensée du bon repas qu’il allait faire tout à l’heure, après le départ de ses camarades, et poursuivait la lecture de la relation de voyage de Jules Huret aux États-Unis.

« Déjà, les lumières s’allumaient du côté de New York. Paris, vu le soir des hauteurs de Montmartre, n’est rien en comparaison de ceci. C’est le colossal et le démesuré qui deviennent de la beauté. Une beauté énorme, écrasante, splendide… »

M. Planet entra, contourna la table, vint prendre place au côté de M. Boisse.

– L’élève Mathieu Sorgues a disparu, monsieur le directeur, chuchota-t-il. Nul ne l’a vu depuis six heures moins un quart. Croyant d’abord à une indisposition, je me suis rendu à l’infirmerie, mais j’ai appris que Sorgues ne s’y est pas présenté. Je viens de constater dans son vestiaire que sa casquette manque. Le concierge n’a pas vu l’enfant quitter la pension ; Sorgues est sorti en cachette ; il s’agit évidemment d’une fugue. Dans la journée, cet élève, après s’être attiré plusieurs réprimandes pour dissipation ou paresse, a eu, en salle d’études, une conduite qui lui a valu d’être mis à la porte à cinq heures et demie. De là à un coup de tête…

M. Boisse repoussa nerveusement son assiette.

– Je constate que le mauvais esprit gagne de proche en proche, comme le feu dans la paille.

M. Boisse avait le goût des comparaisons faciles.

– Il va falloir sévir. Extirper le mal jusqu’à la racine. Si l’on n’y prend garde, l’indiscipline se développe avec la rapidité du chiendent.

– Oui, monsieur le directeur. À mon sens…

– Demain, coupa M. Boisse, je vous ferai part de mes décisions. Pour le présent, que l’on opère encore des recherches, que l’on questionne les camarades préférés de Sorgues : il se peut qu’il les ait mis au courant de son projet de fuite. Également, envoyez quelqu’un à la gare. Et avisez-moi des résultats.

M. Mirambeau avait surpris des bribes de cette conversation.

– L’élève Sorgues s’est sauvé de la pension, souffla-t-il à l’oreille de M. Donadieu.

Celui-ci sursauta.

– Qui cela ? Sorgues ? Ah ! oui… le petit 95, de la classe de troisième…

L’économe passait ses journées à des opérations de comptabilité : les numéros des élèves lui disaient plus que leurs noms.

– Le petit 95, enfui ? Un si bon sujet ! C’est affolant ! Où allons-nous, mon Dieu ?

– Où nous allons ? répéta M. Benassis, qui n’avait entendu que les derniers mots et les interprétait à sa manière : à la guerre, pardi ! Et rondement ! Une jolie guerre d’extermination d’une technicité, qui ne laissera rien à désirer, soyez tranquille !

– Jamais je ne croirai cela ! J’espère bien ne pas revoir cette abomination ! gémit M. Donadieu. Si vous y aviez été, comme moi, monsieur Benassis, vous n’en parleriez pas avec cette légèreté !

– Mais il suffit d’ouvrir un journal et de jeter un coup d’œil sur la politique extérieure ! Il y a en ce moment en Europe une tension… la guerre est inévitable ! Cela crève les yeux. Les armements de l’Allemagne…

M. Benassis traînait toujours dans ses poches une demi-douzaine de journaux d’opinions opposées. Il les lisait scrupuleusement. La pensée de la guerre ne le quittait pas, lui valait des insomnies ; il en parlait à tout propos, avec un air farouche.

– Bah ! plaisanta M. Mirambeau en se versant un grand verre de vin, en voici toujours un que les Prussiens n’auront pas !

M. Lemmel avança son verre, d’un geste empreint d’une sorte de timidité étrange.

– Une goutte, s’il vous plaît, monsieur Mirambeau. Rien qu’une goutte. Là !… là !… Merci.

Sur les bancs des écoliers, un chuchotement courait, imperceptible parmi le tintement des fourchettes contre la faïence.

« Paraît que Sorgues a sauté le mur… »

M. Planet se leva, frappa dans ses mains : le dîner était fini. Une cloche sonna pour la montée aux dortoirs. Les rangs se formèrent et ce fut de nouveau, dans les couloirs sonores et les escaliers gémissants, ce bruit de mer que fait une troupe en marche.

La disparition du numéro 95 se confirma. Nulle part dans l’établissement on ne put le découvrir. Il n’avait fait de confidences à aucun de ses camarades. À la gare, il fut impossible de savoir s’il avait pris un train : tant de collégiens aux uniformes si semblables circulaient journellement… D’ailleurs, l’élève avait-il de l’argent ? On l’ignorait. M. Boisse rédigea, à l’adresse du père de Mathieu Sorgues, agriculteur dans le Poitou, une lettre l’informant de la fugue de son fils et émettant l’hypothèse qu’il allait, selon toute vraisemblance, recevoir incessamment, sinon la visite, du moins des nouvelles de l’élève enfui.

Dans le pupitre du numéro 95, on ne trouva rien qui parût digne de retenir l’attention : le matériel ordinaire des écoliers : cahiers, crayons, gommes, règles, buvard, les manuels, traités et précis en usage à la pension, enfin une carte des États-Unis arrachée d’un atlas, un indicateur Chaix périmé, des prospectus publicitaires de diverses compagnies de navigation et un vieux catalogue de la Manufacture Française d’Armes et Cycles de Saint-Étienne.

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