XI

Lorsque le samedi est arrivé, je n’avais pas revu Dexter. J’ai décidé de prendre la Nash et d’aller jusque chez lui. S’il venait toujours, je la laisserais dans son garage. Sinon, je repartirais directement.

Je l’avais laissé malade comme un cochon le soir d’avant. Il devait être beaucoup plus saoul que je ne croyais et s’était mis à faire des blagues. La petite Polly garderait une marque sur le sein gauche, car cet abruti avait imaginé de la mordre comme un enragé. Il supposait que ses dollars la calmeraient, mais la négresse Anna rappliquait sans tarder et menaçait de ne jamais plus le recevoir. Sûr qu’il ne venait pas dans cette boîte pour la première fois. Il ne voulait pas laisser partir Polly, dont l’odeur de rouquine devait lui plaire. Anna lui mit une espèce de pansement et lui donna un somnifère, mais elle fut obligée de la laisser à Dex qui la léchait sur toutes les coutures en faisant des sales bruits avec sa gorge.

Je me rendais compte de ce qu’il devait ressentir parce que, pour ma part, je ne pouvais pas me décider à sortir de cette gosse noire, et tout de même, je faisais attention de ne pas la blesser, mais elle ne s’est pas plainte une seule fois. Elle fermait seulement les yeux.

C’est à cause de cela que je me demandais si Dex était d’aplomb aujourd’hui pour le week-end chez les Asquith. Je m’étais réveillé moi-même la veille dans un drôle d’état et Ricardo pouvait le dire : dès neuf heures du matin, il me servait un triple zombie, et je ne connais que ça pour remettre un type en place. Au fond je ne buvais guère avant de venir à Buckton et je me rendais compte de mon tort. À condition d’en prendre assez, il n’y a pas d’exemple que ça ne vous éclaircisse les idées. Ce matin, ça allait, et je stoppai devant chez Dex, très en forme.

Il m’attendait déjà, contrairement à ce que je supposais, rasé de frais, dans un complet de gabardine beige, et une chemise bicolore grise et rose.

– Avez-vous déjeuné, Lee ? Je déteste m’arrêter en route, alors je prends mes précautions.

Ce Dexter-là était clair, simple et net comme un gosse. Un gosse plus vieux que son âge, tout de même. Ses yeux.

– Je mangerais bien un peu de jambon et de marmelade, répondis-je.

Le valet de chambre me servit copieusement. J’ai horreur d’avoir un type qui fourre ses pattes dans ce que je mange, mais ça paraissait très normal à Dexter.

Sitôt après ça, nous sommes partis. J’ai transféré mes bagages de la Nash dans la Packard et Dexter s’est assis à droite.

– Conduisez, Lee. Ça va mieux comme ça.

Il me regarda en dessous. Ce fut sa seule allusion à la soirée de l’avant-veille. Tout le reste de la route, il fut d’une humeur charmante et me raconta tout un tas d’histoires sur les parents Asquith, deux bons salauds qui avaient débuté dans la vie avec un confortable capital, ce qui est correct, mais aussi l’habitude d’exploiter des gens dont le seul tort est d’avoir la peau d’une autre couleur qu’eux. Ils avaient des plantations de canne à côté de la Jamaïque ou d’Haïti, et Dex prétendait que, chez eux, on buvait un sacré rhum.

– Ça bat les zombies de Ricardo, vous savez, Lee.

– Alors j’en suis ! affirmai-je.

Et je tirai un bon coup sur la manette des gaz.

Nous fîmes les cent milles en un peu plus d’une heure et Dexter me dirigea en arrivant à Prixville. C’était un patelin beaucoup moins important que Buckton, mais les maisons paraissaient plus luxueuses et les jardins plus grands. Il y a des endroits comme ça où tous les types ont l’air pleins de galette.

La grille des Asquith était ouverte et je montai en prise la rampe d’accès au garage, mais, avec moi, le moteur ne cognait pas. Je rangeai la Clipper derrière deux autres voitures.

– Il y a déjà des clients, dis-je.

– Non, remarqua Dexter. Ce sont celles de la maison. Je crois que nous sommes les seuls. En dehors de nous, il y a quelques types d’ici. Ils s’invitent tous à tour de rôle, parce que lorsqu’ils se retrouvent chez eux, ils s’embêtent trop. Il faut dire qu’ils n’y sont pas souvent.

– Je vois, dis-je. Des gens à plaindre, en somme.

Il rit et descendit. Nous prîmes chacun notre valise et nous trouvâmes nez à nez avec Jean Asquith. Elle portait une raquette de tennis. Elle avait un short blanc et venait d’enfiler, après la partie, un pull bleu canard qui la moulait d’une façon effrayante.

– Oh ! Vous voilà ! dit-elle.

Elle paraissait ravie de nous voir.

– Venez prendre quelque chose !

Je regardai Dex, et il me regarda, et nous hochâmes la tête avec approbation et ensemble.

– Où est Lou ? demanda Dex.

– Elle est déjà remontée, dit Jean. Elle doit se changer.

– Oh ! dis-je, méfiant. On s’habille pour le bridge, ici ?

Jean rit aux éclats.

– Je veux dire, changer de short. Allez mettre quelque chose de plus commode que ça et revenez. On va vous mener à vos chambres.

– J’espère que vous allez changer de short aussi, raillai-je. Il y a au moins une heure que vous portez celui-là.

Je reçus un bon coup de tête de raquette sur les doigts.

– Moi, je ne transpire pas ! affirma Jean. Je n’ai plus l’âge.

– Et vous avez perdu la partie, sans doute ?

– Oui !…

Elle rit encore. Elle savait qu’elle riait très bien.

– Alors, je peux me risquer à vous proposer un set ? dit Dex. Naturellement, pas pour tantôt. Pour demain matin.

– Bien sûr ! dit Jean.

Je ne sais pas si je me trompe, mais je crois qu’elle aurait préféré que ce soit moi.

– Bon, dis-je. S’il y a deux courts, j’en ferai autant avec Lou, et les deux perdants joueront l’un contre l’autre. Arrangez-vous pour perdre, Jean, et nous avons une chance de jouer ensemble.

– OK, dit Jean.

– Alors, conclut Dex, puisque tout le monde triche, c’est moi qui serai battu.

Nous nous mîmes à rire tous les trois. Ce n’était pas drôle ; mais ça se tendait un peu, et il fallait arranger ça. Puis, Dex et moi suivîmes Jean vers la maison, et elle nous remit entre les mains d’une femme de chambre noire, très mince, avec un petit bonnet blanc empesé.

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