XIV

Je suis retourné dans ma chambre à cinq heures du matin. Jean n’a pas bougé lorsque je l’ai lâchée, elle était vraiment à bout. J’avais les genoux un peu flageolants, mais j’ai réussi à sortir de mon lit à dix heures. Je pense que le rhum de Dex m’a aidé pas mal. Je me suis collé sous la douche froide et je lui ai demandé de venir me boxer un peu. Il a cogné comme un sourd, ça m’a remis d’aplomb. Je pensais à l’état dans lequel devait être Jean. Dex, lui, il avait trop tapé dans le rhum ; il avait une haleine effrayante à deux mètres. Je lui ai conseillé de boire trois litres de lait et de faire un tour au golf. Il pensait trouver Jean au tennis, mais elle n’était pas levée. Je suis descendu déjeuner. Lou était assise toute seule à la table ; elle portait une petite jupe plissée et une blouse de soie claire sous une veste de daim. Vraiment, j’avais envie de cette fille. Mais ce matin je me sentais plutôt calmé. Je lui dis bonjour.

– Bonjour.

Son ton était froid. Non, triste plutôt.

– Vous êtes fâchée contre moi ? Je vous fais mes excuses pour hier soir.

– Je suppose que vous n’y pouvez rien, dit-elle. Vous êtes né comme ça.

– Non. Je suis devenu comme ça.

– Vos histoires ne m’intéressent pas.

– Vous n’êtes pas d’âge à ce que mes histoires vous intéressent.

– Je vous ferai regretter ce que vous venez de me dire, Lee.

– Je voudrais voir comment.

– N’en parlons plus. Voulez-vous faire un simple avec moi ?

– Volontiers, dis-je. J’ai besoin d’une détente.

Elle ne put s’empêcher de sourire et, sitôt le déjeuner fini, je la suivis sur le court. Cette fille ne pouvait pas rester longtemps en colère.

Nous avons joué au tennis jusque vers midi. Je ne sentais plus mes jambes et je commençais à voir tout gris, lorsque Jean est arrivée d’un côté et Dex de l’autre. Ils étaient en aussi triste état que moi.

– Salut ! dis-je à Jean. Vous avez l’air en forme.

– Vous ne vous êtes pas regardé, répondit-elle.

– C’est la faute de Lou ! affirmai-je.

– C’est aussi de ma faute si ce vieux Dex est à ramasser à la cuillère ? protesta Lou. Vous avez tous bu trop de rhum et c’est tout. Oh, Dex, Vous sentez le rhum à cinq mètres.

– Lee m’a dit à deux mètres ! protesta vigoureusement Dexter.

– J’ai dit ça, moi ?

– Lou, dit Dex, venez jouer avec moi.

– Pas juste, dit Lou. Ça devait être Jean.

– Impossible, dit Jean. Lee, emmenez-moi faire un tour avant le déjeuner.

– Mais à quelle heure est-ce qu’on déjeune ici ? protesta Dex.

– Il n’y a pas d’heure, dit Jean.

Elle passa son bras sous le mien et m’entraîna vers le garage.

– On prend la voiture de Dex ? dis-je. C’est la première, ce sera plus commode.

Elle ne répondit pas. Elle me serrait le bras très fort et se rapprochait de moi le plus possible. Je m’efforçais de parler de choses sans importance et elle continuait à ne pas répondre. Elle lâcha mon bras pour monter dans la voiture, mais sitôt que je fus installé, elle se tassa contre moi, de nouveau, le plus près qu’elle put sans m’empêcher de conduire. Je sortis en marche arrière et je dévalai l’allée. La grille était ouverte et je tournai à droite. Je ne savais pas où cela menait.

– Comment sort-on de cette ville ? demandai-je à Jean.

– N’importe comment… murmura-t-elle.

Je la regardai dans le rétroviseur. Elle avait les yeux fermés.

– Dites donc, insistai-je, vous avez trop dormi, vous, ça vous abrutit.

Elle se redressa comme une folle et m’empoigna la tête à deux mains pour m’embrasser. Je freinai prudemment car ça diminuait considérablement la visibilité.

– Embrassez-moi, Lee…

– Attendez au moins qu’on soit sortis de la ville.

– Ça m’est égal, les gens. Ils peuvent bien le savoir tous.

– Et votre réputation ?

– Vous ne vous en préoccupez pas toujours. Embrassez-moi.

Embrasser, ça va cinq minutes, mais je ne pouvais pas faire ça tout le temps. Coucher avec elle et la retourner de tous les côtés, d’accord. Mais pas embrasser. Je me dégageai.

– Soyez sage.

– Embrassez-moi, Lee. S’il vous plaît.

J’accélérai de nouveau et je virai dans la première rue à ma droite, puis à gauche ; j’essayais de la secouer assez pour qu’elle me lâche et s’accroche à quelque chose d’autre ; mais il n’y avait rien à faire avec cette Packard. Ça ne bougeait pas. Elle en profita pour me remettre les bras autour du cou.

– Je vous assure qu’on va en raconter de drôles sur vous dans ce pays.

– Je voudrais qu’on en raconte encore beaucoup plus. Les gens seront tellement vexés après…

– Quand, après ?

– Quand ils sauront que nous allons nous marier.

Bon sang, ce que cette fille avait marché. Il y en a à qui ça produit l’effet de la valériane à un chat, ou d’un crapaud mort à un fox-terrier. Ils voudraient s’y accrocher toute leur vie.

– Nous allons nous marier ?

Elle pencha sa tête et m’embrassa la main droite.

– Sûr.

– Quand ?

– Maintenant.

– Pas un dimanche.

– Pourquoi ? dit-elle.

– Non. C’est idiot. Vos parents ne seront pas d’accord.

– Ça m’est égal.

– Je n’ai pas d’argent.

– Assez pour nous deux.

– À peine assez pour moi, dis-je.

– Mes parents m’en donneront.

– Je ne crois pas. Vos parents ne me connaissent pas. Vous non plus, vous ne me connaissez pas, d’ailleurs.

Elle rougit et cacha sa tête dans mon épaule.

– Si, je vous connais, murmura-t-elle. Je pourrais vous décrire de mémoire, et tout entier.

Je voulus voir jusqu’où ça allait et je dis :

– Bien des femmes pourraient me décrire de cette façon-là.

Elle ne réagit pas.

– Ça m’est égal. Elles ne le feront plus maintenant.

– Mais vous ne savez rien de moi.

– Je ne savais rien de vous.

Elle se mit à fredonner la chanson de Duke qui porte ce titre.

– Vous n’en savez pas plus maintenant, assurai-je.

– Alors, racontez-moi, dit-elle en s’arrêtant de chanter.

– Après tout, dis-je, je ne vois pas comment je pourrais vous empêcher de m’épouser, sinon en m’en allant. Et je n’ai pas envie de m’en aller.

Je n’ajoutai pas « avant d’avoir eu Lou », mais c’est ce que cela voulait dire. Jean le prit pour argent comptant. Je tenais cette fille dans le creux de ma main. Il fallait accélérer la manœuvre avec Lou. Jean posa la tête sur mes genoux et tassa son corps sur le reste de la banquette.

– Racontez-moi, je vous en prie, Lee.

– Bon, dis-je.

Je lui appris que j’étais né quelque part du côté de la Californie, que mon père était d’origine suédoise et que c’était pour ça que j’avais les cheveux blonds. J’avais eu une enfance difficile car mes parents étaient très pauvres et, vers l’âge de neuf ans, c’était en plein milieu de la dépression, je jouais de la guitare pour gagner ma vie, et puis j’avais eu la chance de rencontrer un type qui s’était intéressé à moi quand j’avais quatorze ans, et il m’avait emmené en Europe avec lui, en Grande-Bretagne et en Irlande où j’étais resté une dizaine d’années.

Tout ça, c’était des blagues. J’avais bien été dix ans en Europe, mais pas dans ces conditions-là, et tout ce que j’avais appris, je ne le devais qu’à moi et à la bibliothèque du type chez qui je travaillais comme domestique. Je ne lui parlai pas non plus de la manière dont ce type me traitait, sachant que j’étais Noir, ni de ce qu’il me faisait quand ses petits amis ne venaient pas le voir, ni de la façon dont je l’avais quitté, après lui avoir fait signer un chèque pour me payer mon voyage de retour, moyennant quelques attentions spéciales.

Je lui inventai un tas de sornettes sur mon frère Tom, et sur le gosse, et comment il était mort dans un accident, on croyait que ça venait des nègres, ces types-là sont sournois, c’est une race de domestiques, et l’idée d’approcher un homme de couleur la rendait malade. Ainsi, j’étais revenu pour trouver la maison de mes parents vendue, et mon frère Tom à New York, et le gosse sous six pieds de terre, alors, j’avais cherché du travail et je devais mon boulot de libraire à un ami de Tom ; ça c’était vrai.

Elle m’écoutait comme un prédicateur et j’en rajoutais ; je lui dis que je pensais que ses parents n’accepteraient pas notre mariage, car elle n’avait pas vingt ans. Elle venait juste de les avoir et pouvait se passer de ses parents. Mais je gagnais peu d’argent. Elle préférait que je gagne de l’argent moi-même, et honnêtement, et ses parents m’aimeraient sûrement et me trouveraient un travail plus intéressant à Haïti ou dans une de leurs plantations. Je tâchais, pendant ce temps-là de m’orienter, et je finis par retomber sur la route par laquelle nous étions arrivés avec Dex. Je reprendrais, pour l’instant, mon travail, et elle viendrait me voir dans la semaine ; on s’arrangerait pour filer dans le Sud et passer quelques jours dans un endroit quelconque où personne ne nous gênerait, et puis on reviendrait mariés, et le tour serait joué.

Je lui demandai si elle le dirait à Lou ; elle répondit que oui, mais pas ce que nous avions fait ensemble, et en reparlant de ça, elle s’excita de nouveau. Heureusement, nous étions arrivés.

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