XXIII

Lee mâchait à vide. Sa main droite se déplaçait nerveusement sur le volant pendant qu’il écrasait l’accélérateur de tout son poids. Il avait les yeux injectés et de la sueur coulait sur sa figure. Ses cheveux blonds étaient collés par la transpiration et la poussière. Il percevait à peine le bruit des sirènes derrière lui, en prêtant l’oreille, mais la route était trop mauvaise pour qu’ils tirent sur lui. Juste devant, il aperçut une moto et obliqua à gauche pour la doubler, mais elle garda sa distance et le pare-brise s’étoila soudain, pendant qu’il recevait en pleine figure des fragments de verre pulvérisé en menus morceaux cubiques. La moto semblait presque immobile par rapport à la Buick et Barrow visait aussi soigneusement qu’au stand de tir. Lee aperçut les lueurs du second et du troisième coups de feu mais les balles manquèrent leur cible. Il s’efforçait maintenant de zigzaguer le long de la route pour éviter les projectiles, mais le pare-brise s’étoila de nouveau, plus près de sa figure. Il sentait maintenant le courant d’air violent qui s’infiltrait par le trou parfaitement rond du gros lingot de cuivre que peut cracher un 45.

Et puis il eut la sensation que la Buick accélérait, car il se rapprochait de la moto, mais comprit soudain qu’au contraire, Carter était en train de ralentir ; sa bouche esquissa un vague sourire pendant que son pied se soulevait légèrement de l’accélérateur. Il restait à peine vingt mètres entre les deux véhicules, quinze, dix ; Lee appuya de nouveau à fond. Il vit la figure de Barrow tout près de lui et sursauta sous le choc de la balle qui lui traversa l’épaule droite ; il doubla la moto en serrant les dents pour ne pas lâcher le volant ; une fois devant, il ne risquait plus rien.

La route tourna brusquement et redevint droite. Carter et Barrow collaient toujours à ses roues arrière. Malgré la suspension, il sentait maintenant dans ses membres rompus jusqu’au moindre cahot de la route. Il regarda le rétroviseur. Il n’y avait encore en vue que les deux hommes, et il vit Carter ralentir puis s’arrêter au bord, pour laisser Barrow se réinstaller dans le bon sens, car ils ne pouvaient se risquer à tenter de le dépasser maintenant.

La route bifurquait à cent mètres à droite ; Lee aperçut une sorte de bâtiment. Sans cesser d’accélérer, il fonça à travers les champs fraîchement labourés qui bordaient le chemin. La Buick fit un bond terrible et un demi-tête-à-queue, mais il réussit à la redresser dans un gémissement de toutes les pièces métalliques et s’arrêta devant la grange. Sans perdre un instant, il descendit ; grimaçant de douleur, il atteignit la porte. Ses deux bras le lancinaient maintenant sans arrêt ; la circulation commençait à se rétablir dans son bras gauche toujours attaché à son torse et lui arrachait des soupirs de douleur. Il se dirigea vers une échelle en bois qui menait au grenier et s’élança sur les barreaux. Il faillit perdre l’équilibre, se rétablissant par une contorsion invraisemblable et crochant de ses dents un des gros cylindres de bois rugueux. Il restait là, haletant, à mi-chemin, et une écharde lui déchirait la lèvre. Il se rendit compte à quel point il avait serré les mâchoires en sentant de nouveau dans sa bouche ce goût doux et salé du sang chaud, du sang chaud et salé qu’il avait bu sur le corps de Lou, entre ses cuisses parfumées avec un parfum français qui n’était pas de son âge. Il revit la bouche torturée de Lou et la jupe de son tailleur empoissée de sang, et de nouveau, des choses brillantes dansèrent devant ses yeux.

Lentement, péniblement, il monta, quelques barreaux plus haut, et la clameur des sirènes retentit au-dehors. Les cris de Lou sur la clameur des sirènes, et cela remuait et vivait à nouveau dans sa tête, il recommençait à tuer Lou, et la même sensation, la même jouissance le reprirent comme il atteignait le plancher du grenier. Dehors le bruit s’était tu. Avec peine, sans s’aider de son bras droit dont le moindre geste lui était maintenant aussi une souffrance, il rampa vers la lucarne. Devant lui, à perte de vue, les champs de terre jaune s’étendaient. Le soleil baissait et un vent léger agitait les herbes de la route. Le sang coulait dans sa manche droite et le long de son corps ; il s’épuisait peu à peu, et puis il se mit à trembler car la peur le reprenait.

Maintenant, les policiers cernaient la grange. Il les entendit l’appeler, et sa bouche s’ouvrit toute grande. Il avait soif et transpirait et il voulut leur crier des injures, mais sa gorge était sèche. Il vit son sang faire une petite mare près de lui, gagner son genou. Il tremblait comme une feuille et claquait des dents, et lorsque les pas retentirent sur les barreaux de l’échelle, il commença à hurler, un hurlement sourd d’abord, qui s’enfla et s’accrut ; il tenta de prendre le revolver dans sa poche et y parvint au prix d’un effort insensé. Son corps s’incrustait dans le mur, le plus loin possible de l’ouverture d’où surgiraient les hommes en bleu. Il tenait le revolver, mais il ne pourrait pas tirer.

Le bruit avait cessé. Alors il s’arrêta de hurler et sa tête retomba sur sa poitrine. Il entendit vaguement quelque chose. Le temps s’écoula et puis les balles le frappèrent à la hanche ; son corps se relâcha et s’affala avec lenteur. Un filet de bave joignait sa bouche au plancher grossier de la grange, les cordes qui tenaient son bras gauche y avaient laissé de profondes marques bleues.

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