CHAPITRE LVII.

La marmite est renversée. – L’audience et la lecture de la Quotidienne. – Cassez-vous les bras et les jambes. – Avez-vous un curé ? – La justice est là. – Encore la grande figure. – Le second déjeuner.

Une somme de vingt-quatre francs cinquante-cinq centimes n’est pas un fond inépuisable ; la société, qui le savait bien, s’intrigua pour trouver de l’ouvrage ; mais il n’y eut pas moyen de s’en procurer. Le onzième jour, au matin, la marmite était encore renversée. « C’est cette fois, disait Frédéric, qu’il nous faudra pendre nos dents au crochet. Qu’en pensez-vous, mameselle Adèle ?

– » Je ne sais pas, j’ai un pressentiment ; je veux absolument me satisfaire sur ce point ; si je ne réussis pas, je n’aurai du moins rien à me reprocher.

– » Vous ne réussirez pas. Quand quelqu’un est dans le guignon, il a beau faire, il se noierait dans son crachat.

– » C’est égal, j’en aurai l’âme nette. »

Adèle sort et se rend chez le commissaire de bienfaisance. À l’aspect du banc fatal sur lequel elle fit naguère une si triste station, elle frémit, hésite, peu s’en faut qu’elle ne rétrograde. Cependant il n’est pas midi, on ne peut refuser de l’introduire. Elle s’arme de résolution et franchit le seuil. « Où allez-vous ? » lui crie l’inflexible portier.

– « Chez monsieur.

– » Il ne fait pas jour. Vous repasserez à onze heures. »

Adèle ne manque pas de revenir. Le coup de cloche d’avertissement est donné. « Vous pouvez monter. » Elle monte, et après avoir subi les délais et les impertinentes curiosités de l’antichambre, elle obtient l’audience qu’elle sollicite.

Le commissaire la reçoit : il est nonchalamment assis dans un fauteuil, et les yeux attachés sur la Quotidienne, dont un article le fait sourire. « Que demandez-vous ? » dit-il. Adèle expose sa situation et celle de ses amis. Le tableau qu’elle déroule est des plus déchirants ; mais il n’a pas daigné suspendre sa lecture, et déjà depuis vingt minutes elle a cessé de parler, lorsque jetant le journal sur un guéridon, il rompt le silence par ce singulier à parte : « Ma foi, tout bien considéré, c’est aux Variétés que j’irai ce soir. Ah ! vous êtes-là, la femme. Vous dites donc que ?…

– » Monsieur, je viens implorer…

– » Oui, je vois ce que c’est. Êtes-vous mère de famille ?

– » Non, monsieur.

– » Vous n’avez pas soixante ans. Avez-vous quelques infirmités ?

– » Non, monsieur.

– » Vous êtes jeune, vous vous portez bien, vous avez de bon bras, que voulez-vous de plus ? Que le bureau de charité vous entretienne à rien faire ?

– » Je suis ouvrière, et je ne demanderais pas mieux que de travailler.

– » Est-ce à nous à vous donner du travail ?

– » Ah ! monsieur, si c’était un effet de votre bonté ; je suis dans la dernière des misères.

– » Le bureau n’y suffirait pas, s’il fallait secourir tous ceux qui sont comme vous. Avez-vous des recommandations ? connaissez-vous quelqu’un ?

– » Non, monsieur.

– » Faites appuyer votre demande, alors on verra.

– » Mais, monsieur, par qui voulez-vous que je la fasse appuyer ?

– » N’avez-vous pas un curé dans votre paroisse ? c’est bien simple, apportez-moi une lettre de lui.

– » La démarche exige du temps, et je suis sans pain.

– » Tant pis pour vous, je ne peux qu’y faire.

– » En attendant, que deviendrai-je ? il faudra donc que je me mette voleuse ?

– » Comme il vous plaira, mais la justice est là ; au surplus, vous n’avez plus rien à me dire ; bonjour, bonjour. »

Alors il se lève et sonne ses gens. « Eh bien ! vous restez-là, vous ne m’avez donc pas entendu ?

– » Pardon », balbutie Adèle qui, sous les longs plis de l’immense robe de chambre dans laquelle il est enveloppé, a cru reconnaître la grande figure à laquelle avaient obéi les mouchards. À ce moment un domestique paraît.

– « Qu’ordonne, monsieur ?

– » Dites à la cuisine qu’on serve mon second déjeuner, et dépêchez-vous, je me meurs de faim. Vous ferez mettre les chevaux à la voiture pour trois heures.

– » Monsieur ira-t-il à la bourse ?

– » Oui, allez. »

Adèle est immobile et muette. « Quand vous me regarderez jusqu’à demain, lui dit le commissaire, que vous en reviendra-t-il ? Voulez-vous m’obliger à vous faire prendre par les épaules ? Je vous le répète, voyez votre curé. »

Adèle n’avait rien à objecter, et moitié indignée, moitié interdite. « Je vous remercie, dit-elle au commissaire, en prenant congé de lui, je suivrai votre avis. »

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