CHAPITRE LVIII.

Un prêtre doit être humain. – Le presbytère. – Les apprêts d’un galas. – Les dévotes. – La curiosité. – L’abbé Tatillon, ou le majordome. – Te Deum laudamus. – Regrets à la comète. – Une indiscrétion. – Mêlez-vous de vos rabats.

Adèle s’achemine vers la demeure du curé. Si on me rebute, pensait-elle, eh bien ! moi je ne me rebuterai pas, et si le sort s’acharne à me poursuivre, il ne sera pas dit que les torts sont de mon côté. Je tenterai toutes les voies du salut. Mais comment l’aborder ce curé ? Je ne fréquente pas les églises, il ne m’a jamais vue ; peut-être va-t-il me réprimander. Au fait, il ne me mangera pas ; c’est un prêtre, les prêtres doivent être humains, charitables ; la religion leur commande d’accueillir tout le monde, et puis qu’est-ce que je demande ? une lettre, cela coûte si peu d’écrire une lettre ! Non plutôt mourir que de m’adresser à ce méchant commissaire. Mourir ! c’est bien cruel à mon âge. Une fois je m’en suis senti la force, je ne l’aurai plus. Je raconterai tout au curé, toutes mes traverses, celles de mes amis, il saura tout depuis Pater jusqu’à Amen, et s’il a des entrailles, s’il est chrétien, il ne pourra s’empêcher de compatir à nos maux, et de nous accorder quelque secours.

Tout en s’abandonnant à ces réflexions, Adèle arrive au presbytère, le concierge, près de qui elle s’informe si le pasteur est visible, lui indique au fond de la cour un pavillon. « Entrez-là, lui dit-il, vous y trouverez M. l’abbé. » Adèle suit l’indication ; et après avoir inutilement frappé, elle pousse la porte, et pénètre dans une vaste salle, où sur un buffet étincelant d’or et de vermeil, sont étalées toutes les délices du paradis terrestre. Des femmes s’agitent et circulent dans tous les sens : « Ça fera mieux comme ci ; ça fera mieux comme ça ! – Le coup d’œil est charmant ! – Cette crème est délicieuse ! – Que dites-vous de mon buisson de meringues ? » Toutes ces femmes sont si affairées, qu’elle s’avance d’abord sans en être aperçue.

« Rangez-vous donc, vous gênez le service. – Allons, vous avez failli me faire briser le nogat. » Puis vient la question, « Que faites-vous ici ? » adressée par une sœur de la Visitation.

« Que veut cette femme ? » demande presque en même temps une religieuse du Sacré-Cœur.

– « Madame désire quelque chose ? » dit interrogativement une chanoinesse qui paraît présider à tous ces apprêts. « Demoiselle Marie, voyez un peu ce que madame désire ? »

Demoiselle Marie s’approche d’Adèle : « Que souhaite madame ?

– » Je souhaiterais avoir l’honneur de parler à monsieur le curé.

– » Mais si vous avez quelque chose de pressé à lui dire, vous pouvez me le communiquer, c’est comme si vous parliez à lui-même, je lui en rendrai un fidèle compte ; d’abord, est-ce pour affaire du culte ou pour affaire personnelle ?

– » J’aurais besoin de l’entretenir en particulier.

– » En particulier, ma chère ! oh ! l’on ne parle pas comme cela à M. le curé.

– » Faites-lui par écrit la demande d’une audience, et s’il juge à propos de vous recevoir, il vous répondra.

– » Il me répondra, demain peut-être il ne sera plus temps.

– » Si vous êtes si pressée, il me semble que vous pouvez bien me confier le motif qui vous amène.

– » Je ne puis le dire qu’à M. le curé.

– » Ah ! c’est différent, je ne veux pas le savoir : si je vous fais cette question, c’est uniquement dans votre intérêt…, vous avez des secrets, gardez-les madame, gardez-les ; je suis bien bonne de m’en occuper…

– » Puisque demoiselle Marie est la gouvernante de céans, dit une sœur du pot, qui avec des fines herbe et des anchois s’amuse à dessiner sur des assiettes les instruments de la passion, pourquoi lui faire un mystère de votre démarche ?

– » Chacun a ses raisons, ma sœur.

– » Dieu nous garde de chercher à pénétrer les vôtres, ma chère enfant, ce n’est pas la curiosité qui nous guide ; nous, être curieuses ! ô doux Jésus ! ce n’est pas notre défaut ; cependant j’estime qu’il vaudrait mieux pour vous nous expliquer de suite.

– » Mais cessez de solliciter madame, crie ironiquement la chanoinesse ; elle n’est pas obligée de s’ouvrir à vous…

– » Oh ! je vois ce que c’est, reprend demoiselle Marie, c’est encore quelque caimandeuse, il en pleut ici, on ne voit que de ça ; on dirait qu’il n’y a qu’à se baisser et en prendre… ; les aumônes, les aumônes, elles ne sont pas déjà si abondantes ; jamais nous n’avons été plus obérées : et puis nous avons nos pauvres…

– » Mais ne vous démanchez donc pas mal à propos, vous ignorez ce que je veux, et ce n’est pas à vous que je prétends m’adresser.

– » Voyez-vous l’insolente !

– » Le cœur haut et la fortune basse, observe la chanoinesse ; elles sont toutes comme cela.

– » On doit être humble quand on n’est pas riche, remarque la sœur de la Visitation.

– » Personne n’est plus charitable que moi, affirme la sœur du Sacré-Cœur ; mais j’aime que l’on soit soumis : ah c’est bien joli la soumission ! si madame nous avait fait part de ce qu’elle veut, nous nous serions peut-être fait un plaisir de lui prêter notre appui. »

Au même instant, cet état-major de gouvernantes, de servantes, de béguines, de chanoinesses et de dévotes de tout âge et de toutes les couleurs entoure la solliciteuse. – Dites-nous, – Confiez-nous, – Exposez-nous, lui crie-t-on ; et cent autres interpellations volantes plus ou moins impératives viennent simultanément l’assaillir. « Quand vous vous mettrez après moi comme des happechairs, s’écrie Adèle, qui ne sait plus à qui répondre, je n’ai rien à démêler avec vous. »

Tandis qu’elle fait ainsi tête à l’orage, l’atmosphère se remplit des parfums les plus suaves. Ô l’agréable odeur ! elle s’exhale du fin mouchoir de batiste que déploie un jeune abbé frais et gaillard, qui arrive un bougeoir à la main et en s’essuyant le front. « Pancrace, faites attention où vous posez les pieds, recommande ce majordome à un gros garçon dont le bras et la hanche sont également meurtris du poids d’une quarantaine de bouteilles miraculeusement entassées dans un panier.

– » Prenez garde, ajoute l’abbé, il y a un pas…, c’est ça ; ah ! voilà notre Chambertin qui est sauvé, ce n’est pas sans peine, n’est-ce pas sommelier ? Te Deum laudamus.

– » Monsieur l’abbé, où l’avez-vous pris ? demande demoiselle Marie, c’est du caveau du fond ?

– » Oui, du caveau de la comète.

– » À la bonne heure.

– » Savez-vous qu’il diminue à force d’en boire ; ah ! s’il plaisait au Seigneur nous envoyer encore un astre. » Il se redresse comme offusqué par l’aspect d’un visage étranger, et considérant Adèle. « Je ne connais pas madame ?

– » Madame voudrait voir M. le curé.

– » Monsieur le curé ; ah ! il a bien d’autres chiens à fouetter… (à Adèle) ; vous ne pouviez, madame, prendre plus mal votre temps, M. le curé ne sera pas libre de toute la journée… ; nous avons à dîner MM. de la Fabrique et les Pères de la Mission, et vous sentez que lorsqu’on est en galas (avec un air aimable), on sait bien quand on commence, mais on ne sait jamais quand ça finira… ; au surplus, que voulez-vous à M. le curé ? êtes-vous une de ses ouailles ?

– » Je ne sais pas monsieur.

– » Et qui le saura si ce n’est vous ? Diantre, diantre…, oui, oui (il bredouille), ah ! je vois, je vois, ce n’est qu’à lui que vous en avez… ; aussi bien je n’aurais pas le loisir de vous entendre, j’ai de la besogne par-dessus les yeux… ; je ne vous conseillerai pas de repasser à l’issue de l’office, M. le curé sera fatigué, il sera bien aise de se jeter un moment sur son lit, ensuite il faudra se mettre à table… ; non, réflexion faite, écrivez-lui.

– » C’est ce que nous avons dit à madame », observe mademoiselle Marie.

« » Ou bien, reprend l’abbé, il est encore un moyen…

– » Eh ! l’abbé, s’écrie la gouvernante, mêlez-vous de vos rabats… Votre moyen : pensez-vous que je ne l’aurais pas indiqué tout aussi bien que vous, si j’avais voulu ? Mais, vous savez comme monsieur est content, quand on va le trouver à la sacristie.

– » À la sacristie, » murmure tout bas Adèle, pour qui ce mot est un trait de lumière. Et sur-le-champ, faisant une révérence qu’on ne lui rend pas, elle prend son essor, et court à l’église.

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