CHAPITRE LXXVII. LES ESCARPES OU GARÇONS DE CAMPAGNE.

Les mœurs douces. – Les braves gens. – La famille des Cornu. – L’alibi préparé. – Les ambulants. – Le cul-de-jatte.

Presque tous les assassins de profession prennent la qualité de marchands-colporteurs, de marchands de bestiaux, de maquignons, etc. Leur costume et leurs manières sont toujours analogues à l’état qu’ils sont censés exercer ; ils affectent en général des mœurs douces et un air froid et calme ; rarement ils sont adonnés au vin, parce qu’ils redoutent les indiscrétions de l’ivresse ; ils ont toujours des papiers fort en règle, qu’ils font viser avec la plus scrupuleuse exactitude ; dans les auberges, ils paient bien sans se montrer trop généreux ; ils veulent être réputés économes, parce que l’économie fait présumer l’honnêteté ; cependant en réglant leur compte, ils n’oublient ni la fille ni le garçon : il importe beaucoup à un escarpe que les domestiques disent de lui qu’il est un brave homme.

Les assassins qui simulent la profession de marchands-colporteurs ne sont que médiocrement chargés de marchandises. La plupart du temps ils vendent de la coutellerie, des ciseaux, des rasoirs, des rubans de fil, des lacets ou d’autres objets qui forment peu de volume. Les auberges situées dans les faubourgs des villes et à proximité des marchés sont celles dans lesquelles ils vont se loger de préférence ; c’est là qu’ils choisissent leurs victimes, soit parmi les marchands véritables, soit parmi les cultivateurs qui sont venus vendre leurs denrées. Ils s’attachent à connaître les sommes dont ils sont porteurs, le moment de leur départ, la route qu’ils doivent suivre, et, une fois instruits de toutes ces circonstances, ils en donnent avis à leurs affidés, qui sont toujours dans une autre maison, assez souvent située hors la ville ; alors ces derniers les devancent et vont les attendre dans l’endroit le plus propice à l’accomplissement du crime qu’ils méditent.

Les escarpes sont des malfaiteurs dont on ne se méfie pas, parce qu’on est accoutumé à les voir rôder dans le pays, et que l’apparente régularité de leur conduite les met à l’abri du soupçon. La famille des Cornu dont il est parlé au premier volume de ces Mémoires, était une famille d’escarpes ; pendant plus de vingt ans, elle jouit de l’impunité la plus complète, et elle avait commis plusieurs centaines d’assassinats avant qu’on songeât à l’accuser.

Le meilleur moyen de se garantir des atteintes de ces scélérats est de parler le moins possible de ses propres affaires, de ne jamais dire que l’on va toucher de l’argent, et d’éviter de s’expliquer sur le but comme sur le terme du voyage entrepris. Les voyageurs doivent surtout se tenir en garde contre ces officieux de grands chemins qui profitent de toutes les occasions d’accoster et d’entamer la conversation. Un officieux questionneur est toujours un personnage dont il faut suspecter les intentions, principalement s’il aborde le chapitre de la sûreté des routes, ou de la nécessité d’être armé. Les fermiers qui quelquefois ne quittent les marchés qu’à la tombée de la nuit, ne sauraient trop se prémunir contre les gens qui aiment, disent-ils, à voyager de compagnie. Au surplus, toute liaison impromptu est une imprudence quand on est hors de chez soi.

Les femmes des escarpes sont aussi des créatures fort dangereuses ; familiarisées avec le meurtre, elles aident volontiers à le consommer ; elles dressent de bonne heure leurs enfants à exercer des surveillances, et à leur transmettre des avis dont elles ou leurs maris peuvent profiter ; elles les accoutument à la vue du sang, et pour les intéresser au succès, à chaque assassinat, elles donnent une espèce de curée à ces petits monstres.

Personne de plus obligeant qu’un escarpe mâle ou femelle ; personne de plus charitable ; tous les mendiants sont ses amis, parce que les mendiants peuvent toujours fournir des indications utiles, et qu’étant par voie et par chemin, ils sont les espions naturels des grandes routes. Les escarpes femelles poussent l’hypocrisie jusqu’à se parer ostensiblement de tous les signes d’une dévotion profonde ; elles portent des chapelets, des scapulaires, des crucifix, etc. ; elles assistent régulièrement aux offices, et ne se font pas faute d’approcher de la sainte table.

Les hommes portent habituellement une blouse ou un sarrau bleu, destiné à garantir leurs habits des taches de sang : un meurtre commis, ils anéantissent la blouse, l’enterrent, la brûlent ou la lavent, suivant qu’ils ont plus ou moins de temps devant eux. Un bâton, avec une sorte de fouet à la poignée, un chapeau couvert d’un taffetas gommé, sous lequel est un mouchoir rouge ou bleu enveloppant la tête, complètent la tenue de ces misérables, qui excellent à préparer les circonstances dont au besoin ils pourront se servir pour faire constater un alibi : c’est notamment dans ce but qu’ils font viser leurs passeports dans toutes les communes où ils passent.

Fort heureusement pour la société, les escarpes sont aujourd’hui peu nombreux, excepté dans quelques-uns de nos départements méridionaux ? cependant je ne crains pas d’affirmer qu’on ne parviendra pas à extirper l’engeance des assassins tant que la France sera parcourue dans toutes les directions par des vitriers ambulants, des marchands de parapluies, des marchands de cantiques, des chaudronniers magnins, des banquistes, escamoteurs, jongleurs, saltimbanques, chanteurs en plein vent, joueurs d’orgues, conducteurs d’ours et de chameaux, montreurs de lanternes magiques, carreleurs de souliers, teneurs de jeux dans les foires, estropiés faux ou véritables, etc., etc. À propos de ces derniers, il n’est pas superflu de recommander aux voyageurs de se défier de ces hommes qui, tapis dans un fossé, et feignant de ne pouvoir s’en retirer, appellent à leur secours : que l’on se rappelle l’histoire du cul-de-jatte, qui attirait ainsi les passants afin d’assassiner ceux qui avaient le malheur de céder à un mouvement de compassion ; le moment où ils se baissaient pour l’aider à sortir du fossé était celui qu’il choisissait pour leur plonger un poignard dans le cœur. Il est dangereux de coucher dans les mauvais bouchons, principalement s’ils sont isolés ; les hôtes peuvent être honnêtes, mais ceux qu’ils hébergent ne le sont pas toujours, et le moins qu’il puisse advenir au pauvre diable qui se risque dans de pareils taudis, c’est d’être dévalisé pendant la nuit.

La sûreté du royaume exigerait que l’on débarrassât notre territoire de cette population roulante dont la circulation, impossible à surveiller, est un véritable fléau : aujourd’hui que dans le moindre village il existe des professions qui répondent à tous les besoins, on ne conçoit pas que des mesures n’aient pas été prises pour contraindre à la résidence ces ambulants de toute espèce ; ces déplacements d’individus qui colportent une industrie ou un commerce, ne peuvent être soufferts que dans les temps de barbarie, ou chez un peuple dont la civilisation est à peine ébauchée.

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