CHAPITRE LXXVIII. LES RIFFAUDEURS.

Salambier. – L’ordre du maire. – Les faux auxiliaires. – Les chiens dans l’erreur. – Heureux accident. – Une fugue. – Le zéro de la vie. – L’alpha, l’oméga et le béta. – Le pot-au-noir. – 1816.

De même que les escarpes ou garçons de campagne, les riffaudeurs prennent assez ordinairement la qualité de marchands forains ou de marchands-colporteurs. Ce sont des voleurs qui chauffent ou plutôt brûlent les pieds des personnes, pour les contraindre à déclarer où est leur argent. Lorsqu’ils ont jeté leur dévolu sur une ils s’y introduisent sous le prétexte d’offrir leurs marchandises, et ils n’en sortent qu’après avoir examiné les localités, remarqué toutes les issues. Lorsque une maison est de difficile accès, un des affidés déguisé en mendiant demande à y être couché par charité, et si on lui accorde l’hospitalité, il se lève pendant la nuit pour ouvrir à ses complices. Souvent la maison est gardée par un chien : dans ce cas le prétendu mendiant le réduit au silence, en le charmant par l’odeur qu’exhale une éponge imprégnée de la liqueur que répand une chienne en folie, ou par le fumet d’un morceau de foie de cheval cuit dans le pot-au-feu. Ce sont là des séductions auxquelles ne résiste pas le plus hargneux comme le plus vigilant des dogues. Maître de l’animal, qui alors le suivra partout, le mendiant s’éloigne avec lui, et laisse ainsi le champ libre aux brigands. Quelquefois aussi les chauffeurs recourent au poison qu’ils jettent dans les cours à la tombée de la nuit ; le poison est toujours assez prompt pour que le chien soit mort au moment où ils tenteront l’escalade.

Il est sans doute louable de donner asile aux pauvres diables, aux piétons égarés, enfin à tous ceux qui ne savent où reposer leur tête ; mais en se conformant à ce que prescrit l’humanité, il n’est pas défendu de se mettre à l’abri des atteintes du brigandage. Les fermiers et autres habitants des campagnes, qui ne veulent point renoncer à ces charitables habitudes, feront donc sagement de tenir à la disposition des voyageurs inconnus, une pièce dont les croisées soient grillées et fermées par de gros barreaux de fer, et les portes garnies d’une serrure fixée de façon qu’on ne puisse pas la démonter ; de la sorte, ils tiendront les inconnus sous clé jusqu’au jour, et n’auront rien à redouter de leurs mauvaises intentions.

Souvent les chauffeurs assassinent afin qu’il ne reste pas de témoins de leur scélératesse… ; d’autres fois pour ne pas être reconnus, ils cachent leur figure sous un masque, ou bien encore ils se noircissent avec une composition qu’ils font ensuite disparaître en se frottant avec une espèce de pommade ; il en est aussi qui s’enveloppent la tête dans un crêpe noir. Ceux qui sont dans l’habitude de se noircir, portent ordinairement sur eux, une petite boîte à double fond, dans laquelle son contenues et le noir et ce qui sert à l’enlever. Lorsqu’ils vont en expédition, ils ont encore loin de se munir de cordelettes longues de quatre à cinq pieds, dont ils font usage pour attacher les victimes. Ces brigands ne marchent jamais qu’isolément ; s’ils se sont donné un rendez-vous, afin de ne pas être remarqués, ils y viennent par des chemins différents, en prenant le plus possible les routes les moins fréquentées ; ils ne quittent leur domicile que de nuit et ont bien soin de se faire remarquer de tous leurs voisins, peu d’instants avant le départ ; au retour, ils emploient la même tactique, à l’effet de persuader qu’ils ne se sont pas absentés et d’être à même, au besoin de prouver un alibi.

Les riffaudeurs n’aiment pas à se charger d’effets ; à moins que ce ne soient des diamants ou autres objets précieux formant peu de volume ; hors ces cas, qui ne se présentent que rarement à la campagne, c’est de l’argent monnoyé qu’il leur faut.

Le fameux Salambier projetait depuis long-temps de contraindre un riche fermier des environs de Poperingue, à lui rendre ses comptes ; mais ce fermier était sur ses gardes : à une époque où dans le pays il n’était bruit que des incursions de chauffeurs, il aurait été difficile qu’il en fût autrement. La ferme renfermait un personnel considérable, et deux chiens énormes en défendaient l’approche. Salambier avait déjà poussé des reconnaissances, afin de se rendre compte des chances que présentait l’entreprise ; mais plus il y avait réfléchi, plus les obstacles lui avaient paru insurmontables ; cependant il ne doutait pas que le fermier ne fut possesseur d’une forte somme, et il ne cessait de la convoiter. Comment parvenir à s’en emparer ? c’était là le problème auquel s’appliquait toute sa sagacité. Enfin il imagina le moyen que voici : s’étant fait délivrer par quelques habitants dont il était connu, un certificat de bonne vie et mœurs, il le fait légaliser par le maire de Poperingue : muni de cette pièce, avec de l’acide muriatique il la lave de manière à ne conserver que la signature du maire et le sceau de la commune, et sur la feuille blanchie, il fait écrire par l’un des hommes de sa bande, le nommé Louis Lemaire, un ordre ainsi conçu :

« Monsieur le commandant, je suis informé que la nuit prochaine, des chauffeurs, au nombre de dix à douze, doivent faire une tentative sur la ferme d’Oermaille ; vous voudrez donc bien faire déguiser dix de vos soldats, et sous la conduite d’un sous-officier, les envoyer dans cette ferme, pour qu’au besoin ils puissent prêter main-forte au fermier et arrêter les brigands qui se présenteraient pour le mettre à contribution. L’adjoint de la commune de Lebel, à qui cet ordre devra être communiqué, pourra servir de guide au détachement, et l’installer au domicile du fermier, dont il est connu. »

Salambier, ayant fabriqué ce faux ordre, part aussitôt, et à la tête de dix de ses complices, il se présente audacieusement chez le fonctionnaire qui, à son insu, doit favoriser ses projets criminels : celui-ci reconnaissant la signature, s’empresse de le conduire à la ferme ; des auxiliaires qui arrivent si à propos ne peuvent manquer d’être bien venus : Salambier et les siens sont reçus à bras ouverts ; on fête comme des libérateurs les brigands et leur chef, qui est censé être un sergent. « Ah ça ! mes amis, dit Salambier, combien êtes-vous de monde ici ?

– » Quinze personnes, répond le fermier, en comptant quatre femmes et un enfant.

– » Quatre femmes et un enfant ! bouches inutiles, n’en parlons pas ; dans le danger cela n’est bon qu’à embarrasser. Vous avez des armes ?

– » Nous avons deux fusils.

– » Vous allez les apporter, afin que nous les ayons sous la main ; d’ailleurs je veux m’assurer s’ils peuvent faire le service. »

On donne les fusils à Salambier, qui se met en devoir d’en démonter la batterie. « Actuellement, dit-il, que je suis instruit de l’état de la place, on peut s’en reposer sur moi du soin de la défendre ; quand le moment viendra, j’assignerai à chacun son poste ; en attendant, ce que les habitants ont de mieux à faire, c’est de dormir en paix, la garnison veillera pour eux. »

À minuit, Salambier n’avait encore fait aucune disposition. Tout à coup il feint d’avoir entendu quelque bruit. « Allons, debout, commande-t-il à ses compagnons ; il n’y a pas un instant à perdre ; je vais vous placer de manière à ne pas en laisser échapper un seul. »

À la voix du chef, toute la troupe est sur pied ; le fermier, la lanterne à la main, offre d’éclairer la marche. « Ne vous dérangez pas, lui dit Salambier en lui posant deux pistolets sur la poitrine, c’est nous qui sommes les chauffeurs, si vous avez le malheur de faire un mouvement, vous êtes morts. »

Les chauffeurs étaient armés jusqu’aux dents : en vain les gens de la ferme eussent-ils tenté de faire résistance, ils se laissèrent attacher les mains sur le dos ; cette opération terminée, on les enferma dans la cave. Garrotté comme les autres, le fermier était resté près de la cheminée ; on le somma de déclarer où était son argent. « Il y a beaux jours, répondit-il, que je n’ai plus un sou ici ; depuis que les chauffeurs rôdent dans les environs, il n’y a pas de presse à garder des sommes.

– » Ah ! tu cherches des défaites, reprit Salambier ; c’est bon, nous allons savoir la vérité. » Aussitôt deux brigands se saisissent du fermier, on lui ôte sa chaussure, et quand ses pieds sont à nu, on les oint avec de la graisse. « Messieurs les chauffeurs, je vous en supplie, s’écriait le malheureux, ayez pitié de moi ; puisque je vous promets qu’il n’y a pas une couronne dans la maison, cherchez plutôt partout ; voulez-vous mes clés ? demandez-moi tout ce que vous voudrez ; parlez, tout est à votre service ; je vais vous faire un billet, si vous l’exigez.

– » Non pas, dit Salambier ; il nous prend je crois pour des négociants ; un billet !… oh ! nous ne faisons pas de ces affaires-là, c’est du comptant qu’il nous faut.

– » Mais, messieurs…

– » Ah ! tu es entêté, tu peux te taire maintenant ; avant cinq minutes, tu seras trop content de nous apprendre ton secret. (Un grand feu était allumé à l’âtre.) Camarades ! commanda le scélérat, chauffez le citoyen. » Mais, tandis qu’on le livre à la plus horrible des tortures, les cris perçants d’un homme qui se débat contre des chiens furieux, attirent tout à coup l’attention des brigands : l’individu sur lequel les animaux assouvissent leur rage, est un des garçons de ferme qui, ayant brisé ses liens, s’est sauvé par un soupirail, afin d’aller chercher du secours. Par une fatalité inconcevable, les chiens ne l’ont pas reconnu. Surpris de cet événement dont il ne peut s’expliquer la cause, Salambier ordonne à l’un de ses compagnons de voir ce qui se passe au-dehors ; mais, à peine le chauffeur paraît-il dans la cour, que l’un des chiens s’élance sur lui. Pour ne pas en être dévoré, il est obligé de rentrer en toute hâte. Sauvons-nous ! sauvons-nous ! À ce cri, qu’il profère avec un accent de terreur, saisis d’épouvante, tous les membres de la bande se précipitent par une croisée qui donne sur la campagne… Ils fuient… Au même instant, le fermier, accompagné du garçon dont les chiens ont enfin reconnu la voix, descend à la cave, où il délivre tout son monde. Il ne manqua pas de se mettre à la poursuite des chauffeurs ; mais, quelque diligence qu’il fît, il lui fut impossible de les atteindre. En me racontant cette aventure, Salambier m’avouait qu’au fond de l’âme, il n’avait pas été fâché de la circonstance qui l’avait contraint à la retraite ; « Car, me disait-il, dans la crainte d’être reconnu, j’aurais été obligé de faire tout périr. »

La bande de Salambier était l’une des plus nombreuses ; elle avait des ramifications immenses. Il fallut plusieurs années pour parvenir à la détruire. En 1804, on exécuta à Anvers plusieurs individus qui en avaient fait partie ; l’un d’eux, dont on n’a jamais pu savoir le véritable nom, paraissait avoir reçu une éducation brillante : monté sur l’échafaud, il éleva son regard jusqu’au fatal couteau, puis le descendant à hauteur de cette lunette qu’un autre condamné appelait le zéro de la vie : « J’ai vu l’alpha, dit-il, à présent je vois l’oméga » ; et se tournant vers le bourreau, « voici le bêta, faites votre devoir. » Quelque helléniste que l’on soit, pour faire de pareilles allusions à la forme, in articulo mortis, ne faut-il pas être possédé du démon de la plaisanterie ?

Tous les complices de Salambier ne sont pas morts ; j’en ai rencontré plusieurs dans mes fréquentes pérégrinations ; depuis, je ne les ai jamais perdus de vue, mais j’ai inutilement cherché l’occasion de mettre un terme à la trop longue impunité dont ils jouissaient et jouissent encore. L’un de ces brigands, qui s’était fait chanteur, a long-temps été en possession d’étourdir les bons habitants de la capitale, par les paroles de la marche des Tartares, qu’il hurlait sous un costume turc. Ce personnage qui, la pièce de deux sous aidant, excellait à lancer un Pont-neuf au septième étage, est un des plus célèbres sur le pavé de Paris, où on ne le désigne que par son surnom. Il méritait certainement d’être un particulier très connu ; on l’accuse d’avoir pris part aux massacres de septembre, en 1793 ; et en novembre 1828, il a été vu à la tête d’un pull de briseurs de vitres, dans la rue Saint-Denis. La police Franchet, et le parti jésuitique auquel elle était dévouée, nourrissaient de grands projets… Il leur fallait des assassins, et ils en tenaient un certain nombre en disponibilité.

Depuis 1816, les chauffeurs paraissent s’être condamnés à l’inaction. Leurs derniers exploits eurent lieu dans le midi de la France, principalement aux environs de Nismes, Marseille et Montpellier, pendant la dictature de M. Trestaillon. Alors on chauffait les protestants et les bonapartistes qui avaient de l’argent, et, digne représentante des verdets, la chambre des introuvables trouvait que c’était pain bénit.

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