CHAPITRE XXXIX

Je m’effraie de ma renommée. – L’approche d’une grande fête. – Les voleurs classés. – Les rouletiers aux abois. – Un déluge de dénonciations. – Je faillis la gober. – Le matelas, les fausses clés et la pince. – La confession par vengeance. – Le terrible Limodin. – La manie de moucharder. – La voleuse qui se dénonce. – Le bon fils. – L’évadé malencontreux. – Le gâteau des rois et la reine de la fève. – Le baiser perfide. – La difficulté tournée. – Le panier de la blanchisseuse. – L’enfant volé. – Le parapluie qui ne met pas à couvert. – La moderne Sapho. – La liberté n’est pas le premier des biens. – Les inséparables. – Héroïsme de l’amitié. – Le vice a ses vertus.

Lorsqu’un individu passablement organisé rapporte toutes ses observations à un objet unique, rarement dans la spécialité à laquelle cet objet appartient, il ne se crée pas cette sorte de compétence qui résulte de l’habileté. C’est là toute l’histoire de ma grande aptitude à découvrir les voleurs. Dès que je fus agent secret, je n’eus plus qu’une seule pensée, et tous mes efforts tendirent à réduire autant que possible, à l’inaction, les misérables qui, voulant méconnaître les ressources du travail, ne cherchent leur subsistance que dans des atteintes plus ou moins criminelles au droit de propriété. Je ne me fis point illusion sur le genre de succès que j’ambitionnais, et je n’avais pas la folle prétention de croire que je parviendrais à extirper le vol ; mais en faisant aux voleurs une guerre à outrance, j’espérais le rendre moins fréquent. J’ose dire que le bonheur de mes débuts surpassa mon attente et celle de M. Henry. À mon gré, ma réputation grandit même avec beaucoup trop de rapidité, car la réputation trahissait le mystère de mon emploi, et du moment que j’étais connu, il fallait, ou que je renonçasse à servir la police, ou que je la servisse ostensiblement. Dès lors, ma tâche devenait bien plus difficile : cependant les obstacles ne m’effrayèrent pas, et comme je ne manquais ni de zèle, ni de dévouement, je pensai qu’il me serait encore possible de ne pas déchoir de la bonne opinion que l’autorité avait conçue de moi. Désormais, il n’y avait plus moyen de feindre avec les malfaiteurs. Le masque tombé, à leurs yeux, je devenais un mouchard et rien de plus. Toutefois, j’étais un mouchard en meilleure situation que la plupart de mes confrères, et lorsque je ne pouvais pas faire autrement que de me mettre en évidence, les temps de ma mission secrète devaient me profiter encore, soit par les relations que j’avais conservées, soit par l’ample provision de signalements et de renseignements de toute espèce que j’avais classés dans ma mémoire. J’aurais pu alors, à l’exemple de certain roi de Portugal, mais plus sûrement que lui, juger les gens sur la mine, et désigner aux sbires les êtres dangereux dont il convenait de purger la société : l’arbitraire dont la police était pourvue à cette époque, et la faculté des détentions administratives, qui faisait sa puissance, me laissaient une prodigieuse latitude pour exercer mon savoir physiognomonique, appuyé de notions positives. Mais il me semblait que dans l’intérêt public, il était bon d’agir avec un peu moins de légèreté. Certes, rien ne m’eût été si aisé que d’encombrer les prisons : les voleurs, et l’on qualifiait ainsi quiconque avait été mis en jugement pour un fait contraire à la probité, n’ignoraient pas que leur sort était entre les mains du premier comme du dernier agent, et que pour les faire renfermer indéfiniment à Bicêtre, il suffisait d’un rapport vrai ou faux. Ceux surtout qui avaient déjà été repris de justice, étaient les plus exposés à subir les conséquences de ces sortes de dénonciations, qu’on ne prenait pas même la peine de contrôler. Il y avait en outre dans la capitale une foule d’individus mal notés, ou mal famés, à tort ou à raison, qui n’étaient pas traités avec plus de ménagement. Ce mode de répression avait des inconvénients graves, puisqu’il pouvait frapper l’innocent comme le coupable, celui qui s’était amendé comme celui qui se montrait incorrigible : certes, quand une fête ou une solennité quelconque devait amener à Paris un grand concours d’étrangers, pour débarrasser le pavé, il était fort commode de faire ce que l’on appelait une rafle : mais la circonstance passée, il fallait remettre en liberté tous les détenus contre lesquels il ne s’élevait que des présomptions, et les associations pour le crime sortaient toutes formées, par le moyen même que l’on employait pour les dissoudre. Tel qui, en s’isolant de sa vie antérieure, était rentré dans des voies honnêtes, se trouvait forcément rendu à des habitudes vicieuses, et reprenait malgré lui ses anciennes fréquentations. Tel autre, réputé mauvais sujet, était à la veille de changer de conduite, et, jeté parmi des brigands, confondu avec eux, il était perdu sans retour. Le système suivi était donc des plus déplorables, j’en imaginai un autre qui consistait, non à sévir contre les suspects, mais à faire prendre en flagrant délit ceux qui étaient justement suspectés. À cet effet, je classai les voleurs d’après le genre que chacun d’eux affectionnait le plus particulièrement, et dans chaque catégorie j’eus soin de me ménager des intelligences, afin d’être instruit de ce qui s’y passait ; de façon qu’il ne se commettait pas un vol que je n’en fusse informé, et que l’on ne m’en fit connaître les principaux auteurs. Assez ordinairement mes espions, hommes ou femmes car j’en avais de l’un et de l’autre sexe, avaient participé au crime ; je le savais, mais dans la persuasion où j’étais qu’ils ne tarderaient pas à m’être livrés à leur tour par quelqu’autre faux frère qui les devancerait dans la dénonciation, je consentais à les laisser provisoirement derrière le rideau.

Cette tolérance était de telle nature, que la justice n’y perdait rien ; dénoncés ou dénonciateurs, tous arrivaient au même but, le bagne ; il n’y avait d’impunité pour personne. Sans doute, il me répugnait de recourir à de tels auxiliaires, et surtout de me taire sur leur compte lorsque j’étais convaincu de leur culpabilité, mais la sûreté de Paris l’emportait sur des considérations qui n’eussent été que morales. « Si je parle, me disais-je, quand j’avais affaire à un indicateur de cette espèce, je ferai condamner un coquin, mais si je ne l’épargne aujourd’hui, cinquante de ses affidés, qu’il est prêt à me livrer, vont échapper à la vindicte des lois, » et ce calcul me prescrivait une transaction qui durait aussi long-temps qu’elle était utile à la société. Entre les voleurs et moi les hostilités n’en étaient pas moins permanentes, seulement je souffrais que l’ennemi parlementât, et j’accordais tacitement des sauvegardes, des sauf-conduits et des trêves, qui expiraient d’elles-mêmes à la première infraction. Le faux frère devenant victime d’un autre faux frère ; je n’avais plus la puissance de m’interposer entre le délit et la répression, et le délinquant perfide succombait, trahi par un délinquant non moins perfide que lui. Ainsi, je faisais servir les voleurs à la destruction des voleurs ; c’était là ma méthode, elle était excellente, et pour ne pas en douter, il suffira de savoir qu’en moins de sept années, j’ai mis sous la main de la justice plus de quatre mille malfaiteurs. Des classes entières de voleurs étaient aux abois, de ce nombre était celle des rouletiers (qui dérobent les chargements sur les voitures) ; j’avais à cœur de les réduire entièrement, je tentai l’entreprise, mais elle faillit me devenir funeste : je n’ai jamais oublié le propos de M. Henry, à cette occasion. « Ce n’est pas tout de bien faire, il faut encore prouver que l’on a bien fait. »

Deux des plus intrépides rouletiers, les nommés Gosnet et Doré, effrayés de mes efforts pour anéantir leur industrie, prirent tout à coup le parti de se dévouer à la police, et en très peu de temps, ils me procurèrent l’arrestation de bon nombre de leurs camarades, qui furent tous condamnés. Ils paraissaient zélés, je devais à leurs indications quelques découvertes de la plus haute importance, et notamment celle de plusieurs receleurs d’autant plus dangereux que, dans le commerce, ils jouissaient d’une grande réputation de probité. Après des services de cette nature, il me sembla que l’on pouvait compter sur eux ; je sollicitai donc leur admission en qualité d’agents secrets, avec un traitement de cent cinquante francs par mois. Ils ne souhaitaient rien de plus, disaient-ils, c’était à ces cent cinquante francs que se bornait leur ambition : je le croyais du moins ; et comme je voyais en eux mes futurs collègues, je leur témoignai une confiance presque sans bornes : on va voir comment ils la justifièrent.

Depuis quelques mois, deux ou trois rouletiers des plus adroits étaient arrivés à Paris, où ils ne s’endormaient pas. Les déclarations pleuvaient à la Préfecture ; ils faisaient des coups d’une hardiesse inconcevable, et il était d’autant plus difficile de les prendre sur le fait, qu’ils ne sortaient que de nuit, et que, dans leurs expéditions sur les routes qui avoisinent la capitale, ils étaient toujours armés jusqu’aux dents. La capture de tels brigands ne pouvait que me faire honneur ; pour l’effectuer, j’étais prêt à affronter tous les périls, lorsqu’un jour Gosnet, avec qui je m’étais souvent entretenu à ce sujet, me dit : « Écoute, Jules, si tu veux que nous ayons marons Mayer, Victor Marquet et son frère, il n’est qu’un moyen, c’est de venir coucher chez nous, alors nous serons plus à même de sortir aux heures convenables. » Je devais croire que Gosnet était de bonne foi ; je consentis à aller m’installer momentanément dans le logement qu’il occupait avec Doré, et bientôt nous commençâmes ensemble des explorations nocturnes sur les routes que fréquentaient assez habituellement Mayer et les deux Marquet. Nous les y rencontrâmes plusieurs fois, mais ne voulant les saisir qu’en action, ou tout au moins porteurs du butin qu’ils venaient de faire, nous fûmes obligés de les laisser passer. Nous avions déjà fait quelques-unes de ces promenades sans résultat, quand il m’arriva de remarquer chez mes compagnons un certain je ne sais quoi qui me fit concevoir des inquiétudes ; il y avait dans leurs manières avec moi quelque chose de contraint ; peut-être se promettaient-ils de me jouer quelque mauvais tour. Je ne pouvais lire dans leur pensée, mais à tout hasard, je n’allai plus avec eux sans avoir sur moi des pistolets, dont je m’étais muni à leur insu.

Une nuit que nous devions sortir sur les deux heures du matin, l’un d’eux, c’était Doré, se plaint tout à coup de coliques qui le font horriblement souffrir ; les douleurs deviennent de plus en plus aiguës, il se tord, il se plie en deux ; il est évident que dans cet état il ne pourra marcher. La partie est en conséquence remise au lendemain, et puisqu’il n’y a rien à faire, je me rejette sur le flanc, et m’endors. Peu d’instants après je m’éveille en sursaut, je crois avoir entendu frapper à la porte ; des coups redoublés me prouvent que je ne me suis pas trompé. Que veut-on ? Est-ce nous que l’on demande ? Ce n’est pas probable, puisque personne ne connaît notre retraite. Cependant un de mes compagnons va se lever, je lui fais signe de se tenir coi ; il ne s’élance pas moins de son lit ; alors, à voix basse, je lui recommande d’écouter, mais sans ouvrir ; il se place près de la porte, Gosnet, couché dans la chambre contiguë, ne bougeait pas. On continue de frapper, et, par mesure de précaution, je me hâte de passer mon pantalon et ma veste ; Doré, après en avoir fait autant, retourne se mettre aux aguets ; mais tandis qu’il prête l’oreille, sa maîtresse me lance un coup d’œil tellement expressif, que je n’ai pas de peine à l’interpréter ; je soulève mon matelas du côté des pieds, que vois-je ? un énorme paquet de fausses clefs et une pince. Tout est éclairci, j’ai deviné le complot, et afin de le déjouer, je m’empresse, sans mot dire, de placer les clés dans mon chapeau et la pince dans mon pantalon ; puis m’approchant de la porte, je vais écouter à mon tour ; on cause tout bas, et je ne puis rien comprendre de ce qui se dit ; cependant je présume qu’une visite si matinale n’est pas sans but ; j’attire Doré dans la seconde pièce, et là je le préviens que je vais tâcher de savoir ce que c’est.

« Comme tu voudras, me dit-il. » On frappe de nouveau. Je demande qui est-là ? « M. Gosnet, n’est-ce pas ici ? s’enquiert-on d’une voie doucereuse.

– » M. Gosnet, c’est l’étage au-dessous, la pareille porte.

– » Merci, excusez de vous avoir éveillé.

– » Il n’y a pas de mal. »

On descend, j’ouvre sans faire de bruit, et en deux sauts je suis aux latrines, j’y précipite d’abord la pince, je me prépare à y jeter les clefs, mais on entre derrière moi, et je reconnais un inspecteur, le nommé Spiquette, attaché au cabinet du juge d’instruction : il me reconnaît également. « Ah ! me dit-il, c’est après vous qu’on cherche.

« Après moi, et pourquoi ?

– » Eh ! mon Dieu, pour rien ; c’est M. Vigny, juge d’instruction, qui désire vous voir et vous parler.

– » Si ce n’est que cela, je vais remettre ma culotte et je suis à vous.

– » Dépêchez-vous que je prenne votre place, et attendez-moi. »

J’attends l’inspecteur, et nous redescendons ensemble. La chambre est pleine de gendarmes et de mouchards ; M. Vigny est au milieu d’eux : aussitôt il me donne lecture d’un mandat d’amener décerné contre moi, ainsi que contre mes hôtes et leurs femmes ; ensuite, pour remplir le vœu d’une commission rogatoire, il ordonne la perquisition la plus exacte. Il ne me fut pas difficile de voir d’où le coup partait, surtout lorsque Spiquette, soulevant le matelas, et surpris, sans doute, de ne rien trouver, regarda d’une certaine façon Gosnet, qui avait l’air tout stupéfait. Son désappointement ne m’échappa pas ; je m’aperçus qu’il était passablement contrarié : quant à moi, pleinement rassuré : « Monsieur, dis-je, au magistrat, je vois avec peine que dans l’espoir de se rendre intéressant, on vous a fait faire un pas de clerc. On vous a trompé, il n’y a rien ici de suspect ; d’ailleurs M. Gosnet ne le souffrirait pas ; n’est-ce pas, M. Gosnet, que vous ne le souffririez pas ? Répondez donc à monsieur le juge. « Il ne pouvait faire autrement que de confirmer mon dire, mais il ne parla que du bout des lèvres, et il ne fallait pas être sorcier pour pénétrer le fonds de son âme.

La perquisition terminée, on nous fit monter dans deux fiacres après nous avoir garrottés, et l’on nous conduisit au Palais, où nous fûmes déposés dans une petite salle appelée la souricière. Enfermé avec Gosnet et Doré, je me gardai bien d’exprimer les soupçons que je formais sur leur compte. À midi, l’on nous interroge, et vers le soir on nous transfère, mes deux compagnons à la Force, et moi à Sainte-Pélagie. Je ne sais comment cela se fit, mais le trousseau de clefs, que je gardais dans mon chapeau, resta imperceptible pour tous ces observateurs qui d’ordinaire encombrent le guichet d’une prison. Bien que l’on n’eût pas négligé de me fouiller, on ne le trouva pas, et je n’en fus pas fâché. J’écrivis sur le champ à M. Henry, pour lui annoncer la trame qu’on avait ourdie contre moi, je n’eus pas de peine à le convaincre que j’étais innocent, et deux jours après, je recouvrai ma liberté. Je reparus à la préfecture avec les clefs si heureusement dérobées à toutes les investigations. Je m’estimai heureux d’avoir échappé au péril, car je m’étais trouvé à deux doigts de ma perte ; sans la maîtresse de Doré et sans ma présence d’esprit, nul doute que je ne fusse retombé sous la juridiction des argousins… Porteur d’instruments à voleurs, j’étais frappé par une nouvelle condamnation dont ma qualité d’évadé suppléait les motifs, enfin j’étais ramené au bagne. M. Henry me réprimanda au sujet d’une imprudence qui avait failli m’être si fatale. « Voyez, me dit-il, où vous en seriez, si Gosnet et Doré avaient conduit cette intrigue avec un peu plus d’adresse : Vidocq, ajouta-t-il, prenez garde à vous, ne poussez pas trop loin le dévouement ; surtout ne vous mettez plus à la discrétion des voleurs ; vous avez beaucoup d’ennemis. N’entreprenez rien sans y avoir mûrement réfléchi ; avant de risquer une démarche à l’avenir venez me consulter. » Je profitai de l’avis et je m’en trouvai bien.

Gosnet et Doré ne restèrent pas long-temps à la Force : à leur sortie, j’allai les voir, mais je ne laissai pas apercevoir que je soupçonnais leur perfidie : toutefois, pressé de prendre ma revanche pour une partie que je n’avais pas perdue, je leur décochai un mouton, et ne tardai pas à apprendre qu’ils avaient commis un vol, dont toutes les preuves étaient faciles à produire. Arrêtés et condamnés, ils eurent pendant quatre ans le temps de penser à moi. Quand la sentence qui fixait leur sort eut été rendue, je ne manquai pas de leur faire une visite ; lorsque je leur racontai comment j’avais connu et déjoué leurs projets, ils pleurèrent de rage. Gosnet, ramené dans les prisons d’Auray, d’où il s’était évadé, imagina un moyen de vengeance qui ne lui réussit pas : feignant le repentir, il fit appeler un prêtre, et, sous le prétexte de lui faire une confession générale, il lui avoua un bon nombre de vols, dans lesquels il eut soin de m’impliquer. Le confesseur, à qui ma prétendue participation n’avait pas été confiée sous le sceau du secret, adressa à la préfecture une note dans laquelle j’étais violemment inculpé ; mais les révélations de Gosnet n’eurent pas le résultat qu’il s’en était promis.

Ce fut l’arbitraire que l’on déployait contre les voleurs qui propagea parmi eux la manie de s’entre dénoncer, et les poussa, s’il est permis de s’exprimer ainsi, au comble de la démoralisation. Auparavant, ils formaient, au sein de la société, une société à part, qui ne comptait ni traîtres, ni transfuges ; mais lorsqu’on se mit à les proscrire en masse, au lieu de serrer leurs rangs, dans leur effroi, ils jetèrent un cri d’alarme qui légitimait tout expédient de salut, au détriment même de l’ancienne loyauté : une fois que le lien qui unissait entre eux les membres de la grande famille des larrons eut été rompu, chacun d’eux, dans son intérêt privé, ne se fit plus scrupule de livrer ses camarades. Aux approches des crises, qui coïncidaient toutes avec des époques marquantes, telles que le premier jour de l’an, la fête de l’Empereur, ou toute autre solennité, il fallait voir comme les dénonciations pleuvaient à la deuxième division. Pour échapper à ce que les agents appelaient le bel ordre, c’est-à-dire l’ordre d’arrêter tous les individus réputés voleurs, c’était à qui fournirait à la police le plus d’indications utiles. Ils ne manquaient pas, les suspects, qui s’empressaient de jouer les bons serviteurs en lançant les mouchards sur ceux d’entre leurs camarades dont le domicile n’était pas connu : aussi ne fallait-il pas long-temps pour remplir les prisons. On pense bien que dans ces battues générales, il était impossible qu’il ne se commît pas une multitude d’abus ; les plus révoltantes injustices restaient souvent sans réparation : de malheureux ouvriers qui, à l’expiration d’une simple peine correctionnelle, s’étaient remis au travail, et s’efforçaient par leur bonne conduite d’effacer le souvenir de leurs torts passés, se trouvaient enveloppés dans la mesure et confondus avec des voleurs de profession ; il n’y avait pas même pour eux possibilité de réclamer : entassés au dépôt, le lendemain ils étaient amenés devant le terrible Limodin, qui leur faisait subir un interrogatoire. Quel interrogatoire, grand Dieu ! « Ton nom, ta demeure ? tu as subi un jugement ?

– » Oui, Monsieur, mais depuis je travaille, et…

– » C’est assez, à un autre.

– » Mais Monsieur Limodin, je vous…

– » Paix ! à un autre ; c’est entendu, j’espère. »

Celui à qui l’on imposait silence allait alléguer en sa faveur les meilleures raisons. Libéré depuis plusieurs années, il pouvait produire des preuves de son honnêteté, faire attester par mille témoins qu’il avait contracté des habitudes laborieuses, enfin, qu’il était irréprochable sous tous les rapports, mais M. Limodin n’avait pas le loisir de l’entendre. « On n’en finirait pas, disait-il, si l’on voulait s’occuper de pareilles babioles. » Quelquefois, dans une matinée ; cet interrogateur brutal expédiait de la sorte jusqu’à cent personnes, hommes ou femmes, qu’il dépêchait les uns à Bicêtre, les autres à Saint-Lazare. Il était sans pitié ; à ses yeux, rien ne pouvait racheter un instant d’égarement : combien de pauvres diables sortis des voies du crime n’y ont été rejetés que par lui ! Plusieurs des victimes de cette implacable sévérité se repentaient d’un amendement dont on ne leur tenait pas compte, et juraient, dans leur exaspération, de devenir des brigands fieffés. « Que nous a servi d’être honnêtes, disaient quelquefois ces infortunés ? voyez comme on nous traite ; autant vaudrait être coquin toute sa vie. Pourquoi faire des lois, si on ne les observe pas ? À quoi bon nous avoir condamnés à temps, si l’on n’admet pas que nous puissions nous corriger ? C’était plus tôt fait de nous juger à perpétuité ou à mort puisqu’une fois que nous sommes dans le bon chemin, on nous empêche d’y rester. » J’ai entendu une multitude de récriminations de ce genre, presque toujours elles étaient fondées. « Voilà quatre ans que je suis sorti de Sainte-Pélagie, disait devant moi un de ces détenus ; depuis ma libération j’ai toujours travaillé dans la même boutique ? ce qui prouve que je ne me dérangeais pas, et qu’on était content de moi ; eh bien ! on m’a envoyé à Bicêtre sans que j’aie commis de délit, et seulement parce que j’ai subi deux années de prison. »

Cette atroce tyrannie était sans doute ignorée du préfet, je me plais à le croire ; cependant c’était en son nom qu’elle s’exerçait. Avoués ou secrets, les agents étaient alors des êtres bien redoutables, car leurs rapports étaient reçus comme articles de foi ; arrêtaient-ils un homme du peuple, s’ils le signalaient comme voleur dangereux et incorrigible, et c’était toujours la formule, tout était dit, l’homme était écroué sans rémission ; c’était l’âge d’or des mouchards, puisque chacun de ces attentats à la liberté individuelle leur valait une prime ; à la vérité, cette prime n’était pas forte, ils avaient un petit écu par capture, mais pour un petit écu, que ne fera pas un mouchard, s’il n’y a point de danger à courir ? Au surplus, si la somme était modique, ils visaient au nombre, afin qu’elle fût souvent répétée : d’un autre côté, les voleurs qui désiraient acheter leur liberté par des services, dénonçaient également, à tort et à travers, tous ceux qu’ils avaient connus, qu’ils fussent corrigés ou non ; à ce prix, ils obtenaient de rester à Paris ; mais bientôt les détenus usant de représailles, ils allaient forcément leur tenir compagnie.

On ne se fait pas d’idée du nombre d’individus que les détentions administratives ont précipités dans des récidives qu’ils auraient évitées si l’on eût renoncé plutôt à cet abominable système de persécution. Si on les eût laissés tranquilles, jamais ils ne se fussent compromis ; mais quelle que fût leur résolution, on les mettait dans la nécessité de redevenir voleurs. Quelques libérés, c’était une exception, obtenaient, à l’expiration de leur peine, de n’être pas envoyés en suspicion à Bicêtre, mais alors même, on ne leur donnait aucune espèce de papiers, de telle sorte qu’il leur était impossible de se procurer de l’ouvrage ; ceux-là avaient la ressource de mourir de faim, mais on ne se résigne pas volontiers à un si cruel supplice ; ils ne mouraient pas et volaient : le plus ordinairement, ils dénonçaient et volaient à la fois.

Cette rage de mouchardise fit d’incroyables progrès : les faits pour le prouver sont tellement abondants, que je ne suis embarrassé que du choix. Souvent, dans la disette des larcins à me signaler, les dénonciateurs me révélaient, en les imputant à d’autres, des crimes qui devaient motiver leur propre condamnation. Je vais citer des exemples :

Une nommée Bailly, ancienne voleuse, enfermée à Saint-Lazare, me fait appeler pour me donner des renseignements. Je me rends auprès d’elle, et elle me déclare que si je m’engage à la faire mettre en liberté, elle m’indiquera les auteurs de cinq vols, dont deux avec effraction. J’accepte le marché ; et les détails qu’elle me communique sont si précis, que déjà je crois n’avoir plus qu’à tenir ma promesse. Cependant, en réfléchissant aux diverses circonstances qu’elle m’a rapportées, je m’étonne qu’elle ait pu en être instruite aussi parfaitement. Elle m’avait désigné les personnes volées ; l’une d’elles était un sieur Frédéric, rue Saint-Honoré, passage Virginie. Je vais d’abord chez lui, et dans le cours des informations que je prends, j’acquiers la certitude que la révélatrice est seule l’auteur du vol commis au préjudice de ce traiteur : je poursuis mon enquête, et partout c’est son signalement que l’on me donne.

Il ne s’agissait plus que de procéder à la vérification. Les plaignants sont introduits à Saint-Lazare, et là, sans être vus de la fille Bailly, que je leur montre au milieu de ses compagnes, ils la reconnaissent parfaitement : une confrontation légale s’en suivit, et la fille Bailly, accablée par l’évidence, fit des aveux qui lui valurent huit ans de réclusion. Elle eut tout le temps de dire son mea culpa. Cette femme avait accusé de ses vols deux de ses camarades, contre lesquelles une moralité suspecte aurait pu faire élever des présomptions. Une autre voleuse, surnommée la Belle Bouchère, m’ayant fait des révélations de même nature que celles de la fille Bailly, ne fut pas plus heureuse qu’elle.

Un nommé Ouasse, dont le père devait plus tard être impliqué dans le procès de l’épicier Poulain, me signale trois individus, comme auteurs d’un vol avec effraction, commis la veille, rue Saint-Germain-l’Auxerrois, chez un débitant de tabac. Je me transporte sur les lieux, je m’informe, et bientôt j’acquiers la preuve incontestable que Ouasse, récemment libéré, n’est pas étranger au crime. Je dissimule ; mais en me servant de lui, je m’y prends si bien, qu’il est arrêté comme complice, et condamné à la réclusion. Cette mésaventure aurait dû le corriger de la manie de dénoncer, mais voulant à tout prix être mouchard, il fit au procureur du roi de Versailles diverses déclarations mensongères, qui lui valurent deux ou trois ans de prison. J’ai déjà dit que les voleurs ne gardent pas rancune : à peine sorti, Ouasse accourt chez moi, c’est encore un vol dont il vient me donner avis. Je fais vérifier d’après son indication, le vol était réel. Mais le croirait-on ? le voleur était Ouasse ; atteint et convaincu, il fut condamné de nouveau. Pendant sa détention, ce misérable ayant appris l’arrestation de son père, se hâta de m’adresser des révélations à l’appui de l’accusation dirigée contre ce dernier ; mon devoir était de les transmettre à l’autorité, je le fis, mais ce ne fut pas sans éprouver toute l’indignation que devait exciter la conduite de ce fils dénaturé.

Dans mon emploi, c’eût été me priver d’un moyen de police des plus efficaces, que de rompre en visière avec les voleurs ; aussi, ne me suis-je jamais entièrement isolé d’eux : tout en leur faisant la chasse, je paraissais encore prendre intérêt à leur sort. Étais-je chien ou loup ? Tel était le doute qu’il me convenait de laisser dans leur esprit ; et ce doute, si favorable à la calomnie, toutes les fois que l’on m’a imputé une connivence, qui dans la réalité n’existait pas, n’a jamais bien été éclairci pour eux. Voilà pourquoi les voleurs se sont rendus en quelque sorte les artisans de l’espèce de renommée que je me suis acquise ; ils imaginaient que j’étais ouvertement leur ennemi, mais qu’intérieurement je ne demandais pas mieux que de les protéger ; quelquefois ils allaient jusqu’à me plaindre d’être obligé de faire un métier comme celui que je faisais, et pourtant ils m’aidaient eux-mêmes à le faire.

Parmi les voleurs de profession, il en était bien peu qui ne regardassent comme un bonheur d’être consulté par la police pour un renseignement, ou employés pour un coup de main ; presque tous se seraient mis en quatre pour lui donner des preuves de zèle, dans la persuasion qu’elles leur vaudraient, sinon une immunité entière, du moins quelques ménagements. Ceux qui redoutaient le plus son action étaient presque toujours les plus disposés à la servir. Je me rappelle à ce sujet l’aventure d’un forçat libéré, le nommé Boucher, dit cadet Poignon. Il y avait plus de trois semaines que j’étais à sa recherche, quand le hasard me le fit rencontrer dans un cabaret de la rue Saint-Antoine, à l’enseigne du Bras d’Or. J’étais seul, et il était en nombreuse compagnie : tenter de le saisir ex abrupto, c’eût été m’exposer à le manquer, car il pouvait se faire qu’il voulût se défendre et qu’il fut soutenu. Boucher avait été agent de police, je l’avais connu dans cet emploi, et même nous étions assez bien ensemble : il me vient dans l’idée de l’aborder comme ami, et de lui monter un coup à ma manière. J’entre au cabaret, et allant droit à la table où il est assis, je lui tends la main, en lui disant : « Bonjour mon ami Cadet.

– » Tiens, v’la l’ami Jules, veux-tu te rafraîchir, demande un verre ou prends le mien.

– » Le tien est bon, tu n’as pas la gale aux dents : (je bois) ah ça ! je voudrais bien te dire un mot en particulier.

– » Avec plaisir, mon fils, je suis t’a toi. »

Il se lève et je le prends sous le bras ; « Tu te souviens, lui dis-je, du petit matelot, qui était de ta chaîne.

– » Oui, oui, un petit gros court, qui était du deuxième cordon, n’est-ce pas ?

– » C’est ça tout juste, du moins je le pense ; le reconnaîtrais-tu ?

– » Ce serait mon père que je ne le connaîtrais pas mieux ; il me semble encore le voir sur le banc treize ; faire des patarasses (bourrelets pour garantir les jambes) pour les fagots (forçats).

– » Je viens d’arrêter un particulier, j’ai bien idée que c’est lui, mais je n’en suis pas sûr ; en attendant, je l’ai mis au poste de Birague, et comme j’en sortais, je t’ai vu entrer ici : Parbleu ! me suis-je dit, ça se rencontre bien ; v’là Cadet, il pourra me dire si je me suis trompé.

– » Je suis tout prêt, mon garçon, si ça peut t’obliger ; mais avant de partir, nous allons boire un coup (s’adressant à ses camarades), mes amis, ne vous impatientez pas, c’est l’affaire d’une minute, et je suis t’a vous. »

Nous partons, arrivés à la porte du poste, la politesse exige que je le laisse entrer le premier, je lui fais les honneurs ; il va jusqu’au fond de la salle, examine partout autour de lui, et cherche en vain l’individu dont je lui ai parlé : « Hé ! me dit-il, d’où qu’il est ce fagot, que je le remouche (le considère) ? » J’étais alors près de la porte, j’aperçois, incrusté dans le mur, un débris de miroir, tel qu’il s’en trouve dans la plupart des corps de garde, pour la commodité des fashionables de la garnison, j’appelle Boucher, et lui montrant le débris réflecteur : « Tiens, lui dis-je, c’est par ici qu’il faut regarder. » Il regarde, et se tournant de mon côté : « Ah ! ça, Jules, tu blagues, je ne vois que toi zet moi dans c’te glace, mais l’arrêté, où qu’il est l’arrêté ?

– » Apprends qu’il n’y a personne ici d’arrêté que toi : tiens, voilà le mandat qui te concerne.

– » Ah ! pour ça, c’est un vrai tour de gueusard !

– » Tu ne sais donc pas que dans ce monde c’est au plus malin.

– » Au plus malin, tant que tu voudras, ça ne te portera pas bonheur, de monter des coups à de bons enfants. »

Lorsque là voie pour arriver à une découverte importante était hérissée de difficultés, les voleuses m’étaient peut-être d’un plus grand secours que les voleurs. En général, les femmes ont des moyens de s’insinuer qui, dans les explorations de police, les rendent bien supérieures aux hommes ; alliant le tact à la finesse, elles sont en outre douées d’une persévérance qui les conduit toujours au but. Elles inspirent moins de défiance, et peuvent s’introduire partout sans éveiller les soupçons ; elles ont, en outre, un talent tout particulier pour se lier avec les domestiques et les portières ; elles s’entendent fort bien à établir des rapports et à bavarder sans être indiscrètes ; communicatives en apparence, alors même qu’elles sont le plus sur la réserve, elles excellent à provoquer les confidences. Enfin, à la force près, elles ont au plus haut degré toutes les qualités qui constituent l’aptitude à la mouchardise ; et, lorsqu’elles sont dévouées, la police ne saurait avoir de meilleurs agents.

M. Henry, qui était un homme habile, les employa souvent dans les affaires les plus épineuses, et rarement il n’a pas eu à se louer de leur intelligence. À l’exemple de ce chef, dans mainte occasion, j’ai eu recours au ministère des mouchardes ; presque toujours j’ai été satisfait de leurs services. Cependant, comme les mouchardes sont des êtres profondément pervertis, et plus perfides peut-être que les mouchards, avec elles, pour ne pas être trompé, j’avais besoin d’être constamment sur mes gardes. Le trait suivant montrera qu’il ne faut pas toujours croire au zèle dont elles font parade.

J’avais obtenu la liberté de deux voleuses en renom, à la condition qu’elles serviraient fidèlement la police. Elles avaient antérieurement donné des preuves de leur savoir-faire, mais, employées sans traitement, et obligées de se livrer au vol pour subsister, elles s’étaient fait reprendre en flagrant délit : la peine qu’elles subissaient pour ces nouveaux méfaits fut celle dont j’abrégeai la durée. Sophie Lambert et la fille Domer, surnommée la belle Lise, furent dès lors en relation directe avec moi. Un matin, elles vinrent me dire qu’elles étaient certaines de procurer à la police l’arrestation du nommé Tominot, homme dangereux, que l’on avait long-temps recherché ; elles venaient assuraient-elles, de déjeûner avec lui, et il devait dans la soirée les rejoindre chez un marchand de vin de la rue Saint-Antoine. Dans toute autre circonstance, j’aurais pu être dupe de la supercherie de ces femmes ; mais Tominot avait été arrêté par moi la veille, et il était assez difficile qu’elles eussent déjeûné avec lui. Je voulus savoir néanmoins jusqu’où elles pousseraient l’imposture, et je promis de les accompagner à leur rendez-vous. J’y allai en effet ; mais, comme on le pense bien, Tominot ne vint pas. Nous attendîmes jusqu’à dix heures ; enfin Sophie, jouant l’impatience, s’informa près du garçon de cave, s’il n’était pas venu un monsieur les demander.

« Celui avec qui vous avez déjeûné, répondit le garçon ? il est venu un peu avant la brune, il m’a chargé de vous dire qu’il ne pourrait pas se trouver avec vous ce soir, mais que ce serait pour demain. »

Je ne doutai pas que le garçon ne fût un compère à qui l’on avait fait la leçon, mais je feignis de ne point concevoir de soupçon, et me résignai à voir combien de temps ces dames me promèneraient. Pendant une semaine entière, elles me conduisirent tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre ; nous devions toujours y trouver Tominot, et jamais nous ne le rencontrions. Enfin, le 6 janvier, elles me jurent de l’amener ; je vais les attendre, mais elles reparaissent sans lui, et m’allèguent de si bonnes raisons qu’il m’est impossible de me fâcher ; je me montre au contraire très satisfait des démarches qu’elles ont faites, et pour leur témoigner combien je suis content d’elles, j’offre de les régaler d’un gâteau des Rois : elles acceptent, et nous allons ensemble nous installer au Petit Broc, rue de la Verrerie. Nous tirons la fève ; la royauté échoit à Sophie, elle est heureuse comme une reine. On mange, on boit, on rit, et quand approche le moment de se séparer, on propose de mettre le comble à cette gaieté par quelques coups d’eau-de-vie ; mais de l’eau-de-vie de marchand de vin, fi donc ! c’est bon tout au plus pour des forts de la Halle, et je suis trop galant pour que ma reine s’enivre d’un breuvage indigne d’elle. À cette époque, j’étais établi distillateur près du Tourniquet-Saint-Jean ; j’annonce que je vais aller chez moi chercher la fine goutte. À cette nouvelle, la compagnie saute d’enthousiasme on me recommande d’aller et de revenir bien vite ; je pars, et deux minutes après, je reparais avec une demi-bouteille de Coignac, qui fut vidée en un clin-d’œil. La chopine se trouvant à sec : « Ah ça ! vous voyez que je suis un bon enfant, dis-je à mes deux commères, il s’agit de me rendre un service.

– » Deux, mon ami Jules, s’écria Sophie, voyons, parle.

– » Eh bien ! voilà ce que c’est. Un de mes agents vient d’arrêter deux voleuses ; on présume qu’elles ont chez elles une grande quantité d’objets volés, mais pour faire perquisition, il faudrait connaître leur domicile, et elles refusent de l’indiquer : elles sont maintenant au poste du marché Saint-Jean, si vous y alliez, vous tâcheriez de leur arracher leur secret. Une heure ou deux vous suffiront pour leur tirer les vers du nez : ça vous sera bien aisé, vous qui êtes des malignes.

– » Sois tranquille, mon cher Jules, me dit Sophie, nous nous acquitterons de la commission ; tu sais que l’on peut s’en rapporter à nous ; tu nous enverrais au bout du monde, que nous y irions pour te faire plaisir, du moins moi.

– » Et moi, donc, reprit la belle Lise.

– » En ce cas, vous allez porter un mot au chef du poste, afin qu’il vous reconnaisse. » J’écris un billet que je cachète ; je le leur remets et nous sortons ensemble : à peu de distance du marché Saint-Jean, nous nous séparons, et tandis que je reste en observation, la reine et sa compagne se dirigent vers le corps de garde. Sophie entre la première, elle présente le billet, le sergent le lit : « C’est bien, vous voici toutes deux ; caporal, prenez avec vous quatre hommes et conduisez ces dames à la préfecture. » Ce commandement était fait en vertu d’un ordre que j’avais remis au sergent pendant ma sortie pour aller chercher la goutte, il était ainsi conçu : « Monsieur le chef du poste fera conduire sous sûre et bonne escorte, à la préfecture de police, les nommées Sophie Lambert et Lise Domer, arrêtées par les ordres de M. le Préfet. »

Ces dames durent alors faire de singulières réflexions ; sans doute qu’elles devinèrent que je m’étais lassé d’être leur jouet. Quoi qu’il en soit, j’allai les voir le lendemain au dépôt, et leur demandai comment elles avaient trouvé le tour.

« Pas mal, répondit Sophie, pas mal, nous ne l’avons pas volé ; puis s’adressant à Lise, aussi c’est ta faute à toi, pourquoi vas-tu chercher un homme qui est enfoncé.

– » Le savais-je ? Ah ! vas, si je l’avais su, je te promets bien… et puis, que veux-tu, c’est un enfant de fait, il n’y a plus qu’à le bercer.

– » Tout ça est bel et bon, si encore on nous disait pour combien nous serons à Lazarre ; parle donc, Jules, sais-tu ?

– » Six mois, au moins.

– » Ce n’est que ça ! s’écrièrent-elles ensemble.

– » Six mois, c’est rien du tout, continua Sophie, c’est bientôt passé, un coup qu’on est là. Enfin, mon doux bénin Jésus, à la volonté du préfet ! »

Elles en eurent pour un mois de moins que je ne leur avais annoncé. Dès qu’elles furent libres, elles vinrent me trouver pour me donner de nouveaux renseignements. Cette fois, ils étaient exacts. Une particularité assez remarquable, c’est que les voleuses sont plus ordinairement incorrigibles que les voleurs. Sophie Lambert ne put jamais prendre sur elle de renoncer à son péché d’habitude. Dès l’âge de dix ans, elle avait débuté dans la carrière du vol, et elle n’en avait pas vingt-cinq, que plus d’un tiers de sa vie s’était écoulé dans les prisons.

Peu de temps après mon entrée à la police, je la fis arrêter et condamner à deux années de détention. C’était principalement dans les hôtels garnis qu’elle exerçait sa coupable industrie ; on n’était pas plus habile à déjouer la vigilance des portiers, ni plus féconde en expédients pour échapper à leurs questions. Une fois introduite, elle faisait une halte sur chaque palier pour donner son coup d’œil : apercevait-elle une clé sur quelque porte, elle la faisait tourner sans bruit dans la serrure, se glissait dans la chambre, et si la personne qui l’occupait était endormie, quelque léger qu’elle eût le sommeil, Sophie avait la main encore plus légère, et en moins de rien, montres, bijoux, argent, tout passait dans sa gibecière, c’était le nom qu’elle donnait à une poche secrète que recouvrait son tablier. Le locataire que Sophie visitait était-il éveillé, elle en était quitte pour faire des excuses, en déclarant qu’elle s’était trompée. S’éveillait-il pendant qu’elle opérait ; sans se déconcerter, elle courait à son lit, et le pressant dans ses bras. « Ah ! pauvre petit Mimi, disait-elle, viens donc que je te baise !… Ah ! monsieur, je vous demande bien pardon ! Comment, ce n’est pas ici le n° 17 ? je croyais être chez mon amant. »

Un matin, un employé, qu’elle était en train de dévaliser, ayant tout à coup ouvert les yeux, l’aperçoit auprès de sa commode : il fait un mouvement de surprise, aussitôt Sophie, de jouer sa scène ; mais l’employé est entreprenant, il veut profiter de la prétendue méprise ; si Sophie résiste, un son d’argent, produit des agitations de la lutte, peut trahir le but de sa visite…, si elle cède, le péril est encore plus grand… Que faire ? pour toute autre, la conjoncture serait des plus embarrassantes ; Sophie n’est plus cruelle, mais à l’aide d’un mensonge, elle tourne la difficulté, et l’employé satisfait, lui permet d’effectuer sa retraite. Il ne perdit à ce jeu que sa bourse, sa montre et six couverts.

Cette créature était une intrépide : deux fois elle donna tête baissée dans mes filets, mais après sa libération, en vain essayai-je de l’attirer dans le piège : il n’y avait plus de surveillance à laquelle elle ne réussit à se soustraire, tant elle était sur ses gardes. Cependant ce que je n’attendais plus de mes efforts pour la prendre en flagrant délit, je le dus à une circonstance tout à fait fortuite.

Sorti de chez moi à la petite pointe du jour, je traversais la place du Châtelet, lorsque je me rencontre face à face avec Sophie : elle m’aborde avec aisance. « Bonjour, Jules, où vas-tu donc si matin ? je gage que tu vas enfoncer quelque ami ?

– » Cela se pourrait…, ce qu’il y a de sûr c’est que ce n’est pas toi ; mais où vas-tu toi-même ?

– » Je pars pour Corbeil, ou je vais voir ma sœur qui doit me placer dans une maison. Je suis lasse de manger du collège (de la prison), je rengrâcie (je m’amende), veux-tu boire la goutte ?

– » Volontiers, c’est moi qui régale, un poisson chez Leprêtre, à six sols.

– » Allons, je te laisse faire, mais dépêchons-nous, que je ne manque pas la diligence, tu m’y accompagneras, n’est-ce pas ? c’est dans la rue Dauphine.

– » Impossible, j’ai affaire à La Chapelle, je suis déjà en retard, tout ce que je puis c’est de prendre un petit verre sur le pouce. »

Nous entrons chez Leprêtre, en buvant nous échangeons encore deux ou trois paroles, et je lui dis adieu.

– « dieu, Jules, bonne réussite ! »

Tandis que Sophie s’éloigne, je détourne la rue de la. Haumerie, et cours me cacher au coin de celle Planche-Mibray ; de là, je la vois filer sur le Pont-au-Change, elle marche à grands pas et regarde à chaque instant derrière elle ; il est certain qu’elle craint d’être suivie, j’en conclus qu’il serait à propos de la suivre ; je gagne donc le pont Notre-Dame, et le franchissant avec rapidité, j’arrive assez tôt sur le quai pour ne pas perdre sa trace… Parvenue dans la rue Dauphine, elle entre effectivement au bureau des voitures de Corbeil ; mais, persuadé que son départ n’est qu’une fable imaginée pour me tromper sur le but de son apparition matinale, je me tapis dans une allée d’où je puis épier sa sortie. Tandis que je suis ainsi en vedette, un fiacre vient à passer, je m’y installe, et je promets au cocher un bon pour-boire, s’il suit adroitement une femme que je lui désignerai. Pour le moment, nous devions stationner : bientôt la diligence part, Sophie, n’y est pas, je l’aurais parié ; mais quelques minutes après elle se présente à la porte cochère, examine avec soin de tous côtés, et prenant son essor, elle enfile la rue Christine. Elle entre successivement dans plusieurs maisons garnies, mais à son allure, il est aisé de reconnaître que l’occasion ne s’est pas offerte ; d’ailleurs, elle persiste à explorer le même quartier…, j’en tire la conséquence naturelle qu’elle a manœuvré sans succès, et comme je suis persuadé que sa tournée n’est pas finie, je me garde bien de l’interrompre. Enfin, rue de la Harpe, elle entre dans l’allée d’une fruitière, et un instant après, elle reparaît portant au bras un énorme panier de blanchisseuse, elle en avait sa charge. Toutefois elle ne laissait pas d’aller très vite ; elle fut bientôt dans la rue des Mathurins Saint Jacques, puis dans celle des Mâçons-Sorbonne. Malheureusement pour Sophie, il est un passage qui communique de la rue de la Harpe à la rue des Maçons ; c’est là qu’après avoir mis pied à terre, je cours m’embusquer, et quand elle arrive à la hauteur de l’issue, je débouche, et nous nous trouvons nez à nez. À mon aspect, elle changé de couleur et veut parler, mais son trouble est si grand, qu’elle ne peut venir à bout de s’exprimer. Cependant elle se remet peu à peu, et feignant d’être hors d’elle-même, « Tu vois, me dit-elle, une femme en colère : ma blanchisseuse qui devait m’apporter mon linge à la diligence, m’a manqué de parole, je viens de le lui retirer, et vais le faire repasser chez une de mes amies ; cela m’a empêché de partir.

– » C’est comme moi, en allant à la Chapelle, j’ai rencontré quelqu’un qui m’a dit que mon homme était dans ce quartier ; c’est là ce qui m’y amène.

– » Tant mieux ; si tu veux m’attendre, je vais à deux pas porter mon panier, et nous mangerons une côtelette.

– » Ce n’est pas la peine, je… Eh ! mais, qu’est-ce que j’entends ? »

Sophie et moi nous restons stupéfaits : des cris aigus s’échappent du panier, je lève le linge qui le recouvre, et je vois… un enfant de deux à trois mois, dont les vagissements auraient déchiré le tympan d’un mort.

« Eh bien ! dis-je à Sophie, le poupon est sans doute à toi ? Pourrais-tu me dire de quel sexe il est ?

– » Allons ! me voilà encore enfoncée ; je me souviendrai de celle-là ; et si jamais on me demande le sujet pourquoi, je pourrai répondre : rien, presque rien, une affaire d’enfant. Une autre fois, quand je volerai du linge, j’y regarderai.

– » Et ce parapluie, en est-il ?

– » Eh ! mon Dieu ! oui… Comme tu vois, j’avais pourtant de quoi me mettre à couvert, çà n’a pas empêché ; quand la chance y est, on a beau faire… »

Je conduisis Sophie chez M. de Fresne, commissaire de police, dont le bureau était dans le voisinage. Le parapluie fut gardé comme pièce de conviction, quant à l’enfant qu’elle avait enlevé à son insu, on le rendit immédiatement à sa mère. La voleuse en eut pour ses cinq ans de prison. C’était, je crois, la cinquième ou sixième condamnation qu’elle subissait ; depuis, elle s’est encore fait reprendre de justice, et je ne serais pas surpris qu’elle fût toujours à Saint-Lazare. Sophie ne voyait rien que de très naturel au métier qu’elle faisait, et la répression, lorsqu’elle ne pouvait l’éviter, était pour elle un accident tout comme un autre. La prison ne lui faisait pas peur, loin de là, elle était en quelque sorte sa sphère ; Sophie y avait contracté ces goûts plus que bizarres, que ne justifie pas l’exemple de l’antique Sapho, et sous les verrous, les occasions de s’abandonner à ses honteuses dépravations étaient plus fréquentes ; ce n’était pas, comme on le voit, sans motifs qu’elle prisait si peu la liberté. Était-elle arrêtée, l’événement lui causait bien quelque peine, mais ce n’était qu’une impression passagère, et elle se consolait bientôt par la perspective des mœurs qui lui plaisaient. C’était un bien étrange caractère que celui de cette femme ; que l’on en juge : une nommée Gillion, avec qui elle vivait dans une coupable intimité, est prise en commettant un vol ; Sophie, qui l’assistait, parvient à s’échapper, elle n’a plus rien à craindre, mais ne pouvant supporter d’être séparée de son amie, elle se fait dénoncer, et n’est contente qu’au moment où l’on lui lit l’arrêt qui va encore les réunir pour deux ans. La plupart des créatures de cette espèce se font un jeu de la prison ; j’en ai vu plusieurs traduites pour un délit qu’elles avaient commis seules, accuser de complicité une camarade, et celle-ci, quoique innocente, se faire un mérite de se résigner à la condamnation.

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