CHAPITRE XXXVIII

Allons à Saint-Cloud. – L’aspirant mouchard. – Le système des diversions ou les trompeuses amorces. – Une visite matinale. – Le désordre d’une chambre à coucher. – Singulières remarques. – Néant au rapport. – Ce sont d’honnêtes gens dans le faubourg Saint-Marceau. – Les pattes du dindon. – Prenez garde à vos souliers. – Sacrifice au dieu des ventrus, Deus est in nobis. – La langue de monsieur Judas. – Le nectar du policien. – Explication du mot Traiffe. – Les deux maîtresses. – L’homme qui s’arrête lui-même. – Le contentement donne des ailes. – Le nouvel Épictète. – Un monologue. – L’incrédulité désespérante. – Métamorphose d’un Tilbury en philosophes. – La tradition. – La maîtresse d’un prince russe. – Le pain de munition et les sorbets de Tortoni. – La mère Bariole. – Le vieux sérail ou l’enfer d’une femme entretenue. – Les courtisanes et les chevaux de fiacre. – L’amie de tout le monde. – L’invulnérable. – Le tableau des Sabines. – L’Arche sainte. – La tire-lire. – Infandum regina jubes… Haine aux épaulettes. – Ah ! petit-fourrier ! – Les bons sentiments. – L’étrange religion. – Le billet de loterie et la châsse de Sainte-Geneviève. – Il n’est pas de petite économie. – Exemple de fidélité remarquable. – Pénélope. – Le serment des filles. – Je te connais, beau masque. – Voyage dans Paris. – Louison la blagueuse. – Nécessité n’a pas de loi. – Le monstre. – Une furie. – Devoir cruel. – Émilie au violon. – Retour chez la Bariole. – La petite bouteille des amis. – Le trépied de la Sybille. – Philémon et Baucis. – Joséphine Real, ou les fruits d’une bonne éducation. – Réflexions philosophiques sur la concorde et sur la mort. – Trois arrestations. – Un traître puni. – Un trait pour la nouvelle Morale en action. – Une mise en liberté. – Réponse aux critiques.

Dans l’été de 1812, un voleur de profession, nommé Hotot, qui aspirait depuis long-temps à se faire réintégrer dans l’emploi d’agent secret, qu’il avait exercé avant mon admission dans la police, vint m’offrir ses services pour la fête de Saint-Cloud. On sait que c’est l’une des plus brillantes des environs de Paris, et que, vu l’affluence, les filous ne manquent jamais de s’y rendre en grand nombre. Nous étions au vendredi, lorsque Hotot fut amené chez moi par un camarade. Sa démarche me parut d’autant plus extraordinaire, que précédemment j’avais donné sur son compte des renseignements par suite desquels il avait été traduit devant la cour d’assises. Peut-être ne cherchait-il à se rapprocher de moi que pour être plus à portée de me jouer quelque mauvais tour : telle fut ma première pensée ; toutefois je lui fis bon accueil, et lui témoignai même ma satisfaction de ce qu’il n’avait pas douté de ma volonté de lui être utile. Je mis tant de sincérité apparente dans mes protestations de bienveillance à son égard, qu’il lui fut impossible de ne pas laisser pénétrer ses intentions ; un changement subit qui s’opéra dans sa physionomie me convainquit tout d’un coup qu’en acceptant sa proposition, je favorisais des projets dont il n’avait pas l’envie de me faire confidence. Je vis qu’il s’applaudissait intérieurement de m’avoir pris pour dupe. Quoi qu’il en soit, je feignis d’avoir en lui la plus grande confiance, et il fut convenu entre nous que le surlendemain dimanche, il irait à deux heures se poster aux environs du bassin principal, afin de nous signaler des voleurs de sa connaissance qui, m’avait-il dit, viendraient travailler dans cet endroit.

Le jour fixé, je me rendis à Saint-Cloud avec les deux seuls agents qui fussent alors sous mes ordres. En arrivant au lieu désigné, je cherche Hotot, je me promène en long, en large ; j’examine de tous les côtés, point d’Hotot ; enfin, après une heure et demie d’attente, perdant patience, je détache un de mes estafiers dans la grande allée, en lui recommandant d’explorer la foule, afin de tâcher d’y découvrir notre auxiliaire, dont l’inexactitude m’était tout aussi suspecte que le zèle.

L’estafier cherche une heure entière ; las de parcourir dans tous les sens le jardin et le parc, il revient, et m’annonce qu’il n’a pu rencontrer Hotot. Un instant après, je vois accourir ce dernier, il est tout en nage : « Vous ne savez pas, nous dit-il, je viens d’amorcer six grinches, mais ils vous ont aperçus, et ils ont décampé ; c’est fâcheux, car ils mordaient, mais ce qui est différé n’est pas perdu, je les rejoindrai une autre fois. »

J’eus l’air de prendre ce conte pour argent comptant, et Hotot fut bien persuadé que je ne révoquais pas en doute sa véracité. Nous passâmes ensemble la plus grande partie de la journée, et ne nous quittâmes que vers le soir. Alors j’entrai au poste de la gendarmerie, où les officiers de paix m’apprirent que plusieurs montres avaient été volées, dans une direction toute opposée à celle dans laquelle, d’après les indications d’Hotot, s’était exercée notre surveillance. Il me fut démontré, dès lors, qu’il nous avait attirés sur un point, afin de pouvoir manœuvrer plus à son aise sur un autre. C’est une vieille ruse qui rentre dans la tactique des diversions et des faux avis donnés par des voleurs pour n’avoir pas à craindre la police.

Hotot, à qui je me gardai bien de faire le moindre reproche, imagina que j’étais complètement sa dupe ; mais si je ne disais rien, je n’en pensais pas moins, et tout en lui faisant amitié de plus en plus, tandis qu’il méditait de réitérer l’espièglerie de Saint-Cloud, je me réservais de l’enfoncer à la première occasion. Notre liaison étant en bon train, elle se présenta plutôt que je n’aurais osé l’espérer.

Un matin, en revenant avec Gaffré du faubourg Saint-Marceau, où nous avions passé la nuit, il me prit la fantaisie de faire, à l’improviste, une visite à l’ami Hotot. Nous n’étions pas loin de la rue Saint-Pierre-aux-Bœufs, où il demeurait. Je propose à mon camarade de veille d’y venir avec moi, il consent à m’accompagner ; nous montons chez Hotot, je frappe, il ouvre, et paraît surpris de nous voir. « Quel miracle ! à cette heure.

– » Cela t’étonne, lui dis-je, nous venons te payer la goutte.

– » Si c’est ça, soyez les bien-venus. » En même temps, il se renfonce dans son lit. « Où est-elle cette goutte ?

– Gaffré va nous faire le plaisir d’aller la chercher. » Je fouille dans ma poche, et comme Gaffré, en sa qualité de Juif, était moins avare de ses pas que de son argent, il se charge volontiers de la commission, et descend. Pendant son absence, je remarquai que Hotot avait l’air fatigué d’un homme qui s’est couché plus tard ou plus matin que de coutume, la chambre était en outre dans cet état de désordre qui tient à une circonstance extraordinaire ; ses vêtements, plutôt jetés qu’ils n’avaient été posés, semblaient avoir reçu une averse ; ses souliers étaient couverts d’une boue blanchâtre et encore humide. Pour ne pas conclure de tous ces indices que Hotot venait de rentrer, il eût fallu ne pas être Vidocq. Pour le moment, je ne tirai pas d’autre conséquence ; mais bientôt mon esprit se promène de conjectures en conjectures, et je conçois des soupçons que je me garde bien d’exprimer ; je ne veux pas même être curieux, c’est-à-dire, indiscret, et, de crainte d’inquiéter notre ami, je ne lui adresse pas la moindre question. Nous parlons de la pluie et du beau temps, mais plus du beau temps que de la pluie, et quand il ne nous reste plus rien à boire, nous nous retirons.

Une fois dehors, je ne pus m’empêcher de communiquer à Gaffré les remarques que j’avais faites ; « Ou je me trompe fort, lui dis-je, ou il a découché ; il y avait quelqu’expédition en l’air. »

– » Je le crois ; car ses habits sont encore mouillés, et puis ses escarpins sont-ils crottés ! Oh ! il n’a pas marché dans la poussière. »

Hotot ne songeait guères que nous nous entretenions de lui, cependant les oreilles durent lui corner. Où est-il allé ? qu’a-t-il fait ? nous demandions-nous l’un à l’autre ; peut-être est-il affilié à quelque bande. Gaffré n’était pas moins intrigué que moi, et il s’en fallait que les suppositions qui lui venaient à l’idée fussent favorables à la probité d’Hotot.

À midi, selon l’usage, nous allâmes rendre compte de nos observations de la nuit ; notre rapport était fort peu intéressant ; le mot néant y était écrit tout du long. « Ah ! nous dit M. Henry, ce sont d’honnêtes gens dans le faubourg Saint-Marceau ! j’aurais été bien mieux avisé de vous envoyer sur le boulevard Saint-Martin ; il paraît que messieurs les voleurs de plomb recommencent leur jeu ; ils en ont enlevé plus de quatre cent cinquante livres dans un bâtiment en construction. Le gardien, qui les a poursuivis sans pouvoir les atteindre, assure qu’ils étaient au nombre de quatre ; c’est pendant la grande pluie qu’ils ont fait le coup.

– » Pendant la grande pluie ! parbleu ! m’écriai-je, vous connaissez un des voleurs.

– » Et qui donc ?

– » Hotot.

– » Celui qui a servi la police, et qui demande à y rentrer ?

– » Celui-là même. »

Je racontai à M. Henri mes remarques du matin, et comme il resta convaincu que j’avais raison, je me mis aussitôt en campagne, afin de changer promptement en évidence ce qui n’était encore que présomptions. Le commissaire du quartier où avait été commis le vol, se transporta avec moi sur les lieux, et nous trouvâmes dans un endroit du sol l’empreinte très profonde de deux souliers ferrés : la terre s’était affaissée sous le poids d’un homme. Ces vestiges pouvaient fournir de précieuses indications, on prit des précautions pour qu’ils ne fussent pas effacés ; j’étais presque certain qu’ils s’adapteraient parfaitement à la chaussure de Hotot, j’engageai en conséquence Gaffré à venir avec moi chez lui, et afin de pouvoir procéder à la vérification, à l’insu du coupable, j’imagine un moyen que voici : arrivés au domicile de Hotot, nous faisons un train d’enfer à sa porte. « Lève-toi donc, lève-toi donc, nous apportons la pâtée. » Il s’éveille, donne un tour de clef et nous entrons en chancellant, comme des individus qui ont un peu plus qu’un commencement d’ivresse. « Eh bien ! dit Hotot, je vous en fais mon compliment, vous avez chauffé le four de bonne heure.

– » C’est pour ça, mon ami, lui répliquai-je, que nous venons pour enfourner. Toi qui es si malin, ajoutai-je, en lui montrant sous son enveloppe une emplète que nous avions faite en route, devine ce qu’il y a là dedans.

– » Comment veux-tu que je devine ? » Alors déchirant un des coins du papier, je mets à découvert les pattes d’une volaille.

– » Ah, sacredieu ! s’écrie-t-il, c’est un dindon.

– » Eh oui, c’est ton frère…, et comme tu le vois, c’est aux pieds qu’on connaît ces animaux-là ; comprends-tu l’apologe à présent ?

– » Qu’est-ce qu’il dit ?

– » Je dis qu’il est rôti.

– » Oh bah ! vous vous serez fait gourer, de la venaison !

– » De la venaison ! tiens, sens-moi ça plutôt. » Je lui passe la volaille, et tandis qu’il la flaire et la retourne dans tous les sens, Gaffré se baisse, ramasse les souliers et les fourre dans son chapeau.

– » Et combien que ça coûte, ste bête ?

– » Un rondin, deux balles et dix Jacques.

– » N… de D… ! sept livres dix sous ! c’est le prix d’une paire de souliers.

– » Comme tu dis, mon homme, repartit l’escamoteur en se frottant les mains.

– » Ce n’est pas l’embarras, il y a de quoi mordre ; et puis l’odeur, elle est fameuse, c’est-t’i alléchant ! Ce sacré Jules ! c’est à faire à lui.

– » N’est-ce pas que je m’y connais ?

– » C’est vrai ; qu’est-ce qui découpe ? d’abord je ne fais rien, moi.

– » Bien entendu, nous te servirons ; il y a-t-il un couteau dans la cassine ?

– » Oui, cherche dans le tiroir de la commode. »

Je trouve en effet un couteau ; maintenant, il s’agit de trouver un prétexte de sortie pour Gaffré. « Ah, ça, lui dis-je, pendant que je mettrai le couvert, tu vas me faire un plaisir, c’est d’aller dire chez moi qu’on ne m’attende pas pour dîner.

– » C’est ça, et puis vous me casserez le ventre. Oh ! non, pas de ça, je ne quitte pas la place avant d’avoir gobé les vivres.

– » Nous ne les goberons pas sans boire.

– » Aussi vais-je faire monter du liquide.

– Il ouvre la croisée et appelle le marchand de vin. De cette façon, il n’y a pas mèche à me faire la queue. »

Gaffré était comme la plupart des agents de police, sauf la manque (la perfidie), bon enfant, mais un peu licheur, c’est-à-dire gourmand comme une chouette. Chez lui, la gueule passait toujours avant le métier, aussi, bien qu’il eut pincé les souliers, ce qui était l’important de l’affaire, je vis qu’il serait impossible de le décider à abandonner le terrain, tant qu’il n’aurait pas pris sa part du déjeûner. Je me hâtai donc de dépecer l’oiseau, et quand le vin fut arrivé : « Allons, à table, dis-je à mon gastronome, chique et vas-t’en. »

La table était le lit de Hotot, sur lequel, sans autre fourchette que celle du père Adam, nous fîmes à ce dieu qui est en nous, c’est-à-dire au dieu des Ventrus, députés ou non, un sacrifice à la manière des anciens. Nous mangions comme des Ogres, et le repas fut promptement terminé. « Actuellement, me dit Gaffré, je puis marcher ; je ne sais pas si tu es comme moi, mais quand le soleil me luit dans l’estomac, je ne suis bon à rien : quand le coffre est plein, c’est différent.

– » En-ce cas, file.

– » C’est ce que je fais. »

Aussitôt il prend son chapeau, et s’en va.

« Ah ! le voilà parti, dit Hotot, du ton d’un homme qui n’était pas fâché d’être seul un instant avec moi. Eh bien ! mon ami Jules, reprit-il, il n’y aura donc jamais de place pour Hotot.

– » Que veux-tu ? il faut prendre patience, ça viendra.

– » Il ne tiendrait pourtant qu’à toi de me donner un bon coup d’épaule ; M. Henry t’écoute, et si tu lui disais deux mots…

– » Ce ne sera pas pour aujourd’hui, car je m’attends à un galop soigné ; Gaffré ne l’échappera pas non plus, car voici deux jours que nous ne sommes pas allés au rapport. »

Ce mensonge n’était pas fait sans intention : il ne fallait pas que Hotot put me croire informé du vol auquel je présumais qu’il avait participé : il était sans défiance, je l’entretenais dans cette sécurité, et, dans la crainte qu’il ne songeât à se lever, je ramenai la conversation sur les points qui l’intéressaient le plus. Il me parla successivement de plusieurs affaires. « Ah ! me dit-il en soupirant, si j’étais assuré de rentrer à la police avec un traitement de douze à quinze cents balles, j’en pourrais fournir de ces renseignements ! avec cela que je tiens en ce moment un petit vol avec effraction, ce serait un vrai cadeau à faire à M. Henry.

– » Ah oui !

– » Eh oui, dis donc ! trois voleurs, Berchier dit Bicêtre, Caffin et Linois, que je réponds de lui donner marons ; aussi sûr comme toi et moi ça fait deux.

– » Si tu le peux, que ne parles-tu ? ça te ferait une belle entrée de jeu ?

– » Je sais bien, mais…

– » N’as-tu pas peur de te mettre en avant ? Si tu rends des services, sois tranquille, je me fais fort de te faire admettre.

– » Ah ! mon ami, tu me mets du baume dans le sang ; tu me ferais admettre ?

– » Vas, ce n’est pas difficile.

– » Là-dessus, buvons un coup, s’écria Hotot, comme transporté de joie.

– » Oui, buvons, à ta réception prochaine !

– » Plutôt aujourd’hui que demain. »

Hotot était enchanté, il se faisait déjà un plan de conduite ; il formait des rêves de bonheur ; il avait dans les jambes ces inquiétudes de l’espoir, qui s’agite à la perspective d’une jouissance prochaine : je tremblais qu’il ne voulût descendre de son lit ; enfin on frappe : c’est Gaffré, tenant à la main une demi-bouteille, d’eau-de-vie, qu’Annette lui a remise. Traiffe, me dit, en entrant mon collègue l’israélite, dans cet argot hébreux, qui était sans doute la langue favorite de notre patron, monsieur Judas. Traiffe ou maron sont une seule et même chose. Comme je me pique d’être un hébraïsant de bonne force, je compris de suite et vis à qui j’avais à faire. Tandis que je versais au néophyte le nectar du policien, Gaffré remit en place les souliers. Nous continuâmes de causer et de boire, et avant de nous retirer, je sus que le vol du plomb était celui dont Hotot se proposait de signaler les auteurs. Le père Bellemont, férailleur, rue de la Tannerie, fut le réceleur qu’il me désigna.

Ces détails étaient intéressants, je dis à Hotot que j’allais sur-le-champ en donner connaissance à M. Henry, et lui recommandais de s’informer de l’endroit où les trois voleurs avaient couché. Il me promit de m’indiquer leur gîte, et quand nous fûmes convenus de nos faits, nous nous séparâmes. Gaffré ne m’avait pas quitté. « Eh ! bien me dit-il, c’est lui, les souliers s’adaptent parfaitement ; c’est que l’empreinte est si profonde ! En sautant par la croisée, il aura pesé de tout son corps. » Ceci était l’explication du mot traiffe, je n’en avais que faire. Déjà je m’étais rendu compte de la conduite de Hotot, et je concevais très bien le rôle qu’il voulait jouer. D’abord, il était clair qu’il avait commis le vol dans l’intention d’en tirer un produit, mais il chassait deux lièvres à la fois ; et en dénonçant ses complices, il atteignait un second but, celui de se rendre intéressant aux yeux de la police, afin d’obtenir d’être réemployé. Je frémis en pensant aux conséquences d’une combinaison pareille. Le scélérat ! me dis-je en moi-même, je ferai en sorte qu’il reçoive la récompense de son crime ; et si les malheureux qui l’ont secondé dans son expédition sont condamnés, il est trop juste qu’il partage leur sort. Je n’hésitai pas à le croire le plus coupable de tous : d’après ce que je savais de son caractère, il me semblait fort probable qu’il les eût entraînés uniquement pour se ménager l’occasion de manigancer ce qu’on appelle une affaire, j’allais même jusqu’à penser qu’il se pourrait bien qu’ayant volé seul, il eût trouvé convenable d’accuser de son méfait des individus que leur immoralité rendait suspects. Dans chacune de ces hypothèses, Hotot était toujours un grand coquin ; je résolus d’en délivrer la société.

Je savais qu’il avait deux maîtresses, l’une Émilie Simonet, qui avait eu plusieurs enfants de lui, et avec laquelle il vivait maritalement ; l’autre Félicité Renaud, fille publique, qui l’aimait à l’adoration. Je songeai à tirer parti de la rivalité de ces deux femmes, et cette fois ce fut par la jalousie que je me proposais de faire tenir le flambeau qui devait éclairer la justice. Hotot était déjà gardé à vue. Dans l’après-midi, je suis averti qu’il est aux Champs-Élysées avec Félicité, je vais l’y rejoindre, et le prenant à part, je lui confie que j’ai besoin de lui pour une affaire de la plus haute importance.

« Vois-tu, lui dis-je, il s’agit de te faire arrêter pour être conduit au dépôt, où tu tireras la carotte à un grinche que nous allons emballer ce soir. Comme tu seras au violon avant lui, il ne se doutera pas que tu es un mouton, et quand on l’amènera, il te sera plus facile de te lier avec lui. »

Hotot accepta la proposition avec enthousiasme. « Ah ! soupira-t-il, me voilà donc mouchard ! Vas, tu peux compter sur moi ; mais il faut auparavant que je dise adieu à Félicité. » Il retourna vers elle, et comme l’heure des séductions nocturnes ou de la croisière en plein-vent approchait, elle ne le gourmanda pas de ce qu’il la quittait trop tôt.

« À présent que tu es débarrassé de ta particulière, je vais te donner tes instructions : Tu sais bien la petite tabagie qui est sur le boulevard Montmartre, en face le théâtre des Variétés ?

– » Oui ; Brunet ?

– » Justement : tu vas aller là ; tu te placeras dans le fonds de la boutique avec une bouteille de bière, et quand tu verras entrer deux des inspecteurs de l’officier de paix Mercier… Tu les connaîtras bien ?

– » Si je les reconnaîtrais ! c’est à moi que tu demandes ça, un ancien troupier ?

– » Puisque tu les reconnaîtras, c’est bon ; quand ils entreront, tu leur feras signe que c’est toi : vois-tu, c’est pour qu’ils ne te confondent pas avec un autre.

– » Sois tranquille, ils ne me confondront pas.

– » Sais-tu que ce serait désagréable, s’ils allaient empoigner un bourgeois ?

– » Il n’y aura pas de méprise : est-ce que je ne serai pas là ? et puis le signe. Ce signe, c’est tout.

– » Tu as bien compris ?

– » Ah ! mais, dis donc, me prends-tu pour un cornichon ? Je ne leur laisserai pas seulement le temps de chercher des yeux.

– » C’est ça. D’abord, ils ont la consigne : sitôt qu’ils t’apercevront, ils savent ce qu’ils doivent faire ; ils t’arrêteront et te conduiront au poste du Lycée, où tu resteras deux ou trois heures ; c’est afin que celui que tu dois confesser t’ait déjà vu au violon, et qu’en te revoyant ensuite au dépôt, il n’en soit pas étonné.

– » Ne t’inquiète pas, je battrai si bien, que je défie le plus malin de ne pas me croire emballé pour tout de bon. Au surplus, tu verras si je suis à mon article. » Il topait de si bonne foi, que véritablement je regrettais d’être obligé de le tromper de la sorte ; mais en me retraçant sa conduite à l’égard de ses camarades, cette velléité de pitié que j’avais ressentie un instant se dissipa sans retour. Il me donne la main, et le voilà parti : il marche avec la vélocité de la satisfaction, la terre ne le porte plus. De mon côté, non moins rapide que lui, je vole à la préfecture, où je trouve les inspecteurs que j’avais annoncés ; l’un d’eux était le nommé Cochois, aujourd’hui gardien à Bicêtre : je leur dis de quelle manière ils doivent agir, et je les suis. Ils entrent dans la tabagie.

À peine en ont-ils franchi le seuil, Hotot, fidèle à la recommandation que je lui ai faite, s’indique du doigt, en montrant sa poitrine, comme un homme qui dit c’est moi ; à ce signe, les inspecteurs vont droit à lui et l’invitent à leur exhiber ses papiers de sûreté ; Hotot, fier comme Artaban, leur répond qu’il n’en a pas. « En ce cas, lui disent-ils, vous allez venir avec nous. » Et pour l’empêcher de fuir, si par hasard il lui en prenait la fantaisie, on l’attache avec des cordes. Pendant cette opération, une sorte de contentement intérieur se peignait dans les regards de Hotot : il était heureux de se sentir garotté ; il bénissait ses liens, il les contemplait presque avec amour ; car, suivant lui tout cet appareil de précaution n’existait que pour la forme ; et au fond, comme je ne sais plus trop quel philosophe de l’antiquité, il pouvait se vanter d’être libre dans ses chaînes ; aussi disait-il tout bas aux inspecteurs : « Le diable m’enlève si je me sauve ! Les palettes et les paturons ligotés (les mains et les pieds attachés) ! on ne s’y prendrait pas autrement pour ficeler un enfant de chœur (pain de sucre) : c’est fort bien, c’est ce qui s’appelle goupiner (travailler). »

Il était environ huit heures du soir lorsque Hotot fut mis au violon ; à onze heures, on n’avait pas encore amené l’individu qu’il devait confesser ; ce retard lui parut extraordinaire. Peut-être cet individu s’était-il dérobé à la poursuite, peut-être avait-il avoué. Dès-lors le secours du mouton devenait inutile ; j’ignore quelles conjectures formait le prisonnier ; tout ce que je sais, c’est qu’à la fin, ennuyé de ce qu’on ne venait pas, et imaginant qu’on l’avait oublié, il pria le chef du poste de faire prévenir le commissaire de police qu’il était encore là. « S’il est là, qu’il y reste, dit le commissaire, cela ne me regarde pas. » Et cette réponse, transmise à Hotot, ne réveilla en lui d’autre idée que celle de la négligence des inspecteurs. « Si encore j’avais soupé, répétait-il, avec l’accent comico-piteux de cette larmoyante gaîté qui est moins touchante que risible : ils s’en moquent ; peut-être qu’ils sont dans un coin à s’empâter, et moi je suis ici à siffler la linotte. « Deux ou trois fois il appela, tantôt le caporal, tantôt le sergent, pour leur conter ses doléances ; il n’y eut pas jusqu’à l’officier de garde qu’il ne suppliât de le laisser sortir. « Je reviendrai, s’il le faut, lui protestait-il ; que risquez-vous, puisque je ne suis emballé que pour la frime ? »

Malheureusement l’officier, qui nous rapporta le lendemain ces détails, était un de ces incrédules dont l’obstination est désespérante. Hotot n’était tourmenté que par son appétit ; pour les gens qui croient aux remords, c’était bien uns présomption d’innocence, mais pour les gens qui ne croient qu’aux ficelles… La fatalité voulut que monsieur l’officier fût de ce nombre ; et puis, comme il lui était interdit de rien prendre sur lui, quelque envie qu’il en aurait eue ; il tira une bonne fois le verrou sur Hotot, qui, ne pouvant revenir de l’étourderie des inspecteurs, faisait entendre à travers la porte ce monologue entrecoupé, où se peignaient des alternatives tout à fait grotesques de résignation et d’impatience.

« Oh ! mais, c’est un peu fort de café, sans compter le marc ; ils m’y laisseront passer la nuit !… ; impossible, ils vont venir… Pas plus d’inspecteurs que de beurre sur la main… P’têtre qui se seront trouvés aretardés… Que je voudrais être derrière eux, comme je te les remuerais !… s’il n’y a pas de leur faute, il n’y a rien à dire…, Décidément, ils m’ont planté là pour raverdir… Cependant, tant qu’on n’aura pas amené ma nouvelle connaissance… Oh ! pour le coup c’est se f… du pauvre monde… Dans le fait, s’il n’est pas empoigné, ils ne peuvent pas non plus… Il n’y a pas de bon sens, moi qui n’ai rien pris depuis que je suis levé… Allons ! messieurs, quand il vous plaira, à votre aise, je suis là… Sont-ils chiens ! sont-ils chiens !… On ne fait pas toujours ce qu’on veut… Coquin de sort ! C’en est-il là d’une sévère ?… ; sévère ou non, je suis bloqué ; quand je m’en mangerais… Ne parlons pas de manger… Comme mes boyaux crient… ; parbleu ! ils crieraient à moins : à la fin, c’est que ça crie vengeance !… Au fait, c’est l’état du métier ; j’en ai l’étrenne… ; oui, je suis joliment étrenné, il faut en convenir… Est-ce qu’ils se seraient fait casser la gueule ?… Le tour est fameux, par exemple… Jeûne, mon cadet, jeûne ; comme c’est régalant !… Bah ! bah ! on ne meurt pas pour malavoir, je déjeûnerai mieux demain… Je gagerais qu’ils s’en tapent une culotte, les gredins !… Si je les tenais… ; ce n’est pas l’embarras, la farce, elle est bonne… Nom d’un D… ! triple nom d’un D… Eh bien ! qu’est-ce qu’y a, garçon, tu te fâches… À la force aussi, la faim fait sortir le loup du bois… sors donc, sors donc…, comme c’est facile… ; si encore j’avais mon dindon d’à ce matin… ; si mon ami Jules était ici… il ne sait pas, car s’il savait… »

Hotot disait comme le peuple, si le roi savait ; mais tandis qu’il déplorait mon ignorance, et qu’il était si loin de prévoir les suites d’une arrestation qu’il supposait simulée, explorant les petites rues aux alentours de la place du Châtelet, j’avais rejoint Émilie Simonet, dans l’un de ces misérables taudis, où, pour l’agrément des petites bourses, une dame de maison tient des liqueurs et des filles, qui s’amènent mutuellement la pratique et se servent d’enseigne sans être de meilleur aloi les unes que les autres. Ici les liqueurs sont comme l’entrée secrète du bureau de loterie, un moyen de tromper l’espion ; l’amateur honteux s’introduit sous le prétexte de prendre un petit verre, et il s’empoisonne deux fois. C’est dans ces espèces de cafés-borgnes que les rebuts de la prostitution s’amoncèlent, et s’écoulent à la faveur de l’ivrognerie ou de la pauvreté du chaland ; plus d’une ci-devant beauté, aujourd’hui réduite à l’humble caraco de drap, à la jupe de moleton et aux sabots, si elle ne préfère les philosophes (souliers à quinze, vingt et vingt-cinq sols), y exploite la tradition bien obscure, quoique récente, de ces charmes, qui lui valurent l’amazone et le voile vert qu’elle promenait naguères dans les cavalcades de Montmorency, ou bien l’élégant tilbury qui la portait à Bagatelle. J’ai vu de ces déchéances, et pour n’en citer qu’un exemple entre mille : l’une des camarades d’Émilie (elle se nommait Caroline), avait été la maîtresse d’un prince russe ; aux jours de sa splendeur, cent mille écus par an ne suffisaient pas au train de sa maison ; elle avait eu des équipages, des chevaux, des laquais, des courtisans ; elle avait été belle ; très belle, et tout cela s’était évaporé : elle était camarade d’Émilie, et peut-être plus dégradée qu’elle. Constamment absorbée par des spiritueux, elle n’avait plus un instant lucide. La dame de maison, qui pourvoyait à sa toilette, car Caroline ne possédait plus une loque, était obligée de la veiller comme le lait sur le feu, pour qu’elle ne vendît pas ses effets ; cent fois elle avait été ramenée au gîte, nue comme un ver ; elle avait tout bu, jusqu’à sa chemise. Telle est la triste condition de ces créatures, qui, presque toutes, ont eu dans leur vie une veine d’opulence ; après avoir jeté l’or à pleines mains, sans être moins prodigues, elles en viennent à convoiter le pain de la caserne ; et le palais que délectèrent les sorbets de Tortoni, trouve de la saveur aux patates de la Grève. C’est à cette catégorie des courtisanes qu’appartiennent ces demoiselles, qui font les délices des maçons, des commissionnaires et des porteurs d’eau ; entretenues par les libertins de cette classe laborieuse dont les libéralités forment leur casuel, à leur tour, quand elles ne sont pas grugées par un maître d’armes, un banquiste, ou un chanteur des rues, elles entretiennent des voleurs, ou tout au moins, si elles sont de la haute (en bonne position), à charge de revanche, elles les soulagent durant les détresses du cachot et de la morte-saison.

La camarade de la princesse Caroline, Émilie Simonet, ou madame Hotot, était précisément de ce calibre ; c’était un bon cœur fini : ce fut chez la mère Bariole que je la rencontrai. La mère Bariole, bonne femme s’il en fut jamais, et honnête autant qu’il soit possible de l’être dans sa profession, jouit d’une espèce de considération parmi les débauchés qui hantent, ces boutiques en parties doubles, révoltants portiques d’un sanctuaire, où bravant tous les dégoûts, la volupté et la misère se caressent tour à tour. Depuis près d’un demi-siècle, son établissement est la Providence et le dernier refuge de ces Laïs, que les conséquences de leur déshonneur et le temps rapide dans ses outrages ont précipitées sous la même juridiction que le ruisseau et la borne ; c’est le vieux sérail où ne doit pas pénétrer celui qui ne cherche qu’à réjouir son esprit par des images gracieuses : là, point d’enchanteresse ! l’Armide de la Chaussée d’Antin n’est plus qu’une hideuse gourgandine, qui, entre l’hôpital et la prison, alternant de l’un à l’autre, épuise, à son corps défendant, les vicissitudes d’une carrière dont les dernières espérances sont sur le pavé. Dans cet asile, le luxe de la rue Vivienne a fait place à la friperie du Temple ; et telle qui, durant l’éphémère triomphe de ses attraits, dédaignait, à peine effleurés, les prémices de la mode, trouve encore de quoi se parer dans ces atours flétris, tombés de chute en chute au vestiaire de la mère Bariole. Ainsi voit-on l’aridelle du fiacre reprendre avec fierté le harnais qui l’humiliait au temps où sa croupe arrondie faisait la gloire d’un brillant attelage. Si la comparaison manque de noblesse, du moins est-elle juste.

Ce serait une histoire bien curieuse, et surtout bien profitable à la morale, que celle de quelques-unes des pensionnaires de madame Bariole : peut-être serait-il à propos d’y joindre la biographie de cette vénérable matrone, qui, placée pendant cinquante ans à la source des coups de poings, des coups de pieds, des coups de sabres, a traversé cette longue période sans attraper seulement une égratignure ; amie de la police, amie des voleurs, amie des soldats, enfin amie de tout le monde, elle s’est conservée invulnérable au milieu des échauffourées sans nombre, et des mille et une batailles dont elle a été témoin. Sabin ou Romain, lorsque le combat s’engageait à propos de ces dames, malheur à qui aurait touché un cheveu de la mère !… Son comptoir était comme l’arche sainte, il était le territoire neutre que respectaient même les bouteilles lancées. Voilà ce qui s’appelle être chérie ! pas une des Sabines qui n’eût versé son sang pour elle ; il fallait voir le matin comme elles s’empressaient de lui donner leurs rêves pour les mettre à la loterie… ; et à l’approche du terme, quand l’épargne destinée à acquitter le loyer était insuffisante, parce que la tire-lire de prévoyance avait été écornée, les pauvres filles se donnaient-elles du mal pour combler le déficit ! Quelle désolation, si madame, pour satisfaire son propriétaire, était réduite à engager ses timbales d’argent ? Dans quoi ferait-elle chauffer la petite chopine de vin sucré qu’elle avale souvent avec son suisse, ou dans la compagnie de sa commère, lorsque geignant ensemble, et déplorant la dureté des temps, nez à nez, coudes sur table, elles se content leurs peines à petites gorgées ? Cette chère mère Bariole, que de fois elle mit au Mont-de-piété pour régaler d’huîtres et de vin blanc la milice du bureau des mœurs ! Comme les inspecteurs la trouvaient généreuse, et les voleurs compatissante ! Confidente de ces derniers, elle ne les trahit jamais ; elle écoutait aussi avec intérêt les plaintes des compagnons sans ouvrage ; et semant le pois pour recueillir la fève, augurait-elle bien de l’avenir d’un individu, sous le semblant de l’amitié, elle lâchait le verre de consolation, voire même la créature à crédit, si le désargenté batteur de flemme (désœuvré), était un remplaçant près de toucher son beurre. « Travaillez, mes enfants, disait-elle aux ouvriers dans tous les genres ; avec moi, pour être bien venu, il faut que l’on travaille. » Elle ne faisait pas la même recommandation aux militaires, mais elle gagnait leur affection par ses sollicitudes sans fin, au sujet de l’appel et du contre-appel… Elle maudissait avec eux la salle de police, et pour achever de leur plaire, en cas de rixe, elle n’envoyait chercher la garde qu’à la dernière extrémité. Elle détestait les colonels, les capitaines, les adjudants, les sous-lieutenants, enfin toutes les épaulettes ; mais les galons, elle en raffolait ; et rien n’égalait sa tendresse pour les sous-officiers en général, notamment pour les petits fourriers qui lui semblaient gentils ; elle était leur mère à tous. « Ah petit fourrier ! ai-je entendu souvent, quand vous reviendrez avec le sergent, amenez donc le major.

– » Oui, maman Bariole ; et entre les heures d’exercice, la maison ne désemplissait pas. »

Maman Bariole vit encore, mais depuis que je ne suis plus obligé de la voir, j’ignore si son établissement s’est maintenu sur le même pied. À l’époque où je la connaissais, elle avait pour moi tous les égards auxquels un mouchard peut prétendre. Elle fut aux anges quand je lui demandai Émilie Simonet, qui était sa favorite. Madame Bariole crut que je venais jeter le mouchoir dans son harem.

» Tu ne me l’aurais pas demandée, que je te l’aurais donnée.

– » Elle est donc votre préférée ?

– » Que veux-tu ? j’aime les femmes qui prennent soin de leurs enfants ; si elle les avait mis là bas, je ne l’aurais jamais regardée. Ces pauvres petits êtres, ça ne demande pas à naître ; pourquoi que des chrétiens n’auraient pas autant de naturel que des animaux ? Sa dernière est ma filleule…, c’est le portrait de Hotot, tout craché… ; je voudrais que tu la voie, elle grandit comme un petit champignon : va, elle ne sera pas bête celle-là ; il n’y a pas à dire, elle comprend déjà tout…

– » Elle est précoce…

– » Oui, et jolie ; c’est un amour : laisse faire seulement qu’elle ait l’âge d’une pièce de quinze sols, je suis bien sûre qu’elle gagnera à sa mère de l’argent gros comme elle. Avec une fille, il y a toujours de la ressource.

– » Je sais bien.

– » Oui, oui, le bon Dieu la bénira, Émilie ; avec ça que depuis un bout de temps elle n’a pas de malheur avec les hommes.

– » Est-ce que le bon Dieu se mêle de çà ?

– » Ah parguié ! vous autres qui êtes des parpaillots, vous ne croyez en rien.

– » Vous avez donc de la religion, mère Bariole ?

– » Je le crois bien que j’en ai ; je n’aime pas les prêtres, mais c’est tout de même ; il n’y a pas encore huit jours que j’ai fait faire une neuvaine à Sainte-Geneviève pour avoir un terne au tirage de Bruxelles ; on a passé le billet sous la châsse.

– » Et le bout de cierge, l’avez-vous fait brûler ?

– » Tais-toi donc, payen.

– » Je parie que vous avez du buis de Pâques à la tête de votre lit.

– » Un peu, mon neveu ! avec eux ne faudrait-il pas vivre comme des bêtes ? »

La Bariole, qui n’aimait pas à être contrarié au sujet de sa croyance, se mit à appeler Émilie. « Dépêche-toi, lui cria-t-elle : attends, mon garçon, je vais voir si elle a fini.

– » Vous ferez bien car je suis pressé. »

Émilie parut bientôt avec un caporal des pompiers, qui, sans regarder derrière lui, prit immédiatement congé d’elle.

« Puisqu’il ne songe pas à son cassis, observa la Bariole, il n’y a qu’à le remettre dans la bouteille.

– » Je le boirai, dit Émilie.

– » Pas de ça, Lisette.

– » Vous plaisantez… il est payé. (buvant) Tiens, il y a des mouches.

– » Ça te rendra le cœur gai, m’écriai-je.

– » Ah bien ! je ne croyais pas si bien dire. C’est toi, Jules ! et qu’est-ce que tu fais donc dans le quartier ?

– » J’ai su que tu étais ici, et je me suis dit : faut que je voie la femme à Hotot, je lui paierai chopine en passant. Agathe, commanda la Bariole, servez une chopine ; » et Agathe aussitôt faisant, suivant l’usage, mine de descendre à la cave, fila par derrière, chez le marchand de vin, d’où elle rapporta un litre, dont elle réserva les trois quarts en baptisant le reste, afin d’obtenir la quantité.

« Il n’est pas drogué celui-là ! me dit Émilie, pendant que je versais dans son verre, vois-tu ? il fait des bouilles, c’est bon signe ; j’en boirai encore aujourd’hui. »

Je lui faisais un grand plaisir en offrant d’humecter ses poumons, mais ce n’était qu’un premier pas pour m’attirer sa confiance ; il fallait la faire arriver insensiblement au chapitre de ses griefs contre Hotot ; je ménageai assez habilement les transitions pour ne lui inspirer aucune crainte ; d’abord je commençai par déplorer mon sort : les filles, quand on se lamente à propos de malheurs qui sont à leur portée, ne tardent pas à faire chorus ; j’en ai vu plusieurs avant la seconde chopine fondre en larmes comme des Madeleines ; à la troisième, je devenais leur meilleur ami ; alors elles n’y tenaient plus, tout ce qu’elles avaient sur le cœur partait par une explosion soudaine, c’était le moment de ces épanchements dont l’exorde est toujours : en fait de traverses, chacun a les siennes. Émilie, qui dans la journée avait déjà passablement avalé la douleur, ne tarda pas à exhaler sa plainte au sujet de sa rivale et des infidélités de Hotot.

« C’est-il pas encore un fier lapin que ton Hotot ? des cochons comme ça ! ça mérite-t-il pas d’avoir des femmes ? Te faire des traits pour une Félicité ! entre nous, ce n’est pas le diable que Félicité, et si j’avais à faire un choix, je te signe mon billet que c’est à toi que je donnerais la préférence.

– » Voilà encore Jules qui bat (se moque). Tu prends ton café. Je sais bien que Félicité est méyeure (plus belle) que moi ; mais si je ne suis pas si gironde (gentille) j’ai un bon cœur ; tu l’as vu lorsque je lui portais le pagne à la Lorcefé (la provision à la Force) ; c’est là qu’il a pu juger si j’avais de la probité (bonté).

– » Pour ça c’est la vérité, tu avais bien soin de lui, j’en ai été témoin.

– » N’est-ce pas, Jules, que j’ai tout fait pour lui ? ce vilain rouchi (mal tourné) échignez-vous donc le tempérament ! Je me suis z’i dérangée une minute de mon commerce ? Je ne crois pas qui y ait une centime à reprendre sur ma conduite ; une épouse légitime qui serait mariée, et tout, n’en aurait pas fait plus.

– » Qu’est-ce que tu dis ? elle n’en aurait pas fait tant.

– » Oh ! non, bien sûr, ce n’est pas encore ça, il n’ignore pas comme je suis sujette aux enfants, quand il a été des quinze mois enflaqué, j’ai-t’i pondu sans lui ? C’est-t’i de la vertu ? qu’il en trouve donc beaucoup comme ça, jusqu’à me priver de tout ; il n’y a que mon soulier qui sait ça, s’il pouvait parler il en dirait long ; en a-t-il eu de ces pièces de dix sous qui passaient devant le nez à la Bariole ? Il devrait pourtant s’en souvenir, mais graissez les bottes d’un vilain…

– » Tu as bien raison ! Ce n’est pas Félicité qui lui en aurait donné.

– » Félicité ! elle lui en aurait plutôt mangé si elle avait pu. Mais c’est toujours celles-là qu’on aime le mieux (elle soupire, boit et soupire encore). Ah ! ça, puisque nous sommes là tous les deux, les as-tu vus ensemble ? dis-moi la vérité, foi d’Émilie Simonet, qui est mon vrai nom, que tout ce qui m’est entré ou m’entrera dans le cornet me serve de poison, que je meure sur la place ou que je sois servie marron au premier messière que je grinchirai (prise sur le fait au premier individu que je volerai), si je lui en ouvre simplement la bouche.

– » Que veux-tu que je te dise ? Vous êtes toutes des bavardes.

– » Parole d’honneur, (prenant l’air et le ton solennels) sur la cendre de mon père, qui est mort comme tu existes… »

Cette formule homérique n’est plus usitée que parmi les prêtresses de Vénus-Cloacine. D’où leur est-elle venue ? je n’en sais rien. Peut-être quelque fille de blanchisseuse aura-elle juré par les cendres de sa mère… mais sur la cendre de mon père ! ces mots sont bien pis que ce nébuleux prophétique qui fit trembler Fontenelle : ils renferment toute une monographie. Dans la bouche d’une femme qui vise à jouer l’honnêteté, ils sont toujours de fort mauvais augure, quelle que soit sa mise ou son état actuel, sans courir le risque de se tromper, on peut lui dire je te connais, beau masque. Ce serment, vu la qualité des personnes qui le prodiguent, m’a toujours semblé si burlesque, que jamais il n’a été prononcé devant moi sans qu’il ne m’ait pris aussitôt une irrésistible envie de rire.

« Ris donc, ris donc, me dit Émilie, n’est-ce pas que c’est bien risible ? Vas, tais-toi donc : c’est vrai, avec lui il n’y a pas de plaisir, il ne croit a rien.

– » Je veux être la plus grande coquine qu’il n’y ait pas sous la calotte des cieux ; sur tout ce que j’ai de plus cher au monde ; sur la vie de mon enfant, que c’est un serment que je ne fais jamais ; que tous les malheurs m’arrivent si je lui parle de toi. » En même temps, retirant en avant le pouce de sa main droite, dont l’ongle engagé sous la rangée supérieure de ses dents, s’échappe avec un léger bruit… elle ajoute, en crachant et se signant à la fois. « Tiens, Jules, c’est sacré ; ainsi, tu vois, c’est comme si le notaire y avait passé. »

Pendant cet entretien, notre chopine avait été plusieurs fois renouvelée ; plus nous buvions, plus la Pénélope de Hotot devenait pressante, et me protestait de sa discrétion.

– » Voyons, mon petit Jules, quéque ça te fait ? Quand je te promets qu’il n’en saura rien.

– » Allons, t’es si bonne fille, que je vas te dire tout ce qu’il en est ; mais t’es avertie, ne mange pas le morceau, sinon gare à toi, je t’en voudrais à la mort ; Hotot est mon ami, entends-tu ?

– » Il n’y a pas de risques, et quand on me dit quelque chose (montrant de la main sa poitrine), c’est là… ; c’est mort.

– » Hé bien ! je suis allé ce soir aux Champs-Élysées ; j’ai vu ton homme avec Félicité, ils ont d’abord disputé : elle disait qu’il t’avait mis dans sa chambre de la rue Saint-Pierre-aux-Bœufs… Il lui a juré que non, et qu’il n’avait plus de fréquentations avec toi. Tu sens bien que, vis-à-vis d’elle, je n’ai pas pu faire autrement que de dire comme lui. Ils se sont ramijotés (réconciliés) ; et, d’après les mots de leur conversation, je répondrais bien que la nuit de hier à aujourd’hui, il a couché avec Félicité, place du Palais-Royal.

– » Oh ! pour ça, c’est pas vrai, car il a été avec des amis.

– » Avec Caffin, Bicêtre et Linois ; Hotot m’a conté ça.

– » Comment donc, il t’a dit ça ? il m’avait pourtant bien défendu de t’en parler ; voilà comme il est, et puis après, s’il lui arrivait de la peine, il me f… du tabac (battrait).

– » N’as-tu pas peur ? Vas, c’est pas moi qui ferais jamais un trait à un ami ; si je suis rousse (mouchard), il me reste encore des sentiments !

– » Je sais bien, mon pauvre Jules ; que tu as été forcé d’entrer à la boutique plutôt que de retourner au pré (bagne).

– » C’est tout de même, à la boutique ou non, je suis brave ; et si j’avais quelqu’un à faire de la peine, ce ne serait pas à Hotot.

– » T’as bien raison, mon pauvre lapin, faut jamais trahir les camarades ; et mon homme, dis-moi, où donc qu’il est allé avec sa… ? (Molière eût dit le mot, le lecteur le cherchera).

– » Veux-tu le savoir ? ils sont allés se piausser (se coucher) chez Bicêtre. Par exemple, je ne te donnerai pas l’adresse, car je ne l’ai pas demandée.

– » Ah ! ils sont chez Bicêtre ! c’est bon, c’est bon… Je vais joliment te les révolter.

– » J’irai avec toi ; c’est-ti loin qui demeure ?

– » Tu connais la rue du Bon-Puits ?

– » Oui.

– » Eh bien ! c’est là, chez Lahire, au quatrième. Sois tranquille, elle portera de mes marques. Jules, as-tu une pièce de six liards, que je lui taille des soupieds sur la frimousse ?

– » Je n’en ai pas.

– » C’est égal, j’ai ma clé dans mon mouchoir… Ah ! ils vont voir beau bruit. Il me semble que je sentais ça ce matin, trois valets dans mes cartes.

– » Écoute, c’est pas tout que des choux… Ça ne serait pas le plan de te montrer s’ils n’y sont pas. T’as confiance en moi, laisse-moi faire : je monterai d’abord ; si je reste, tu sauras ce que ça veut dire, c’est que j’aurais trouvé les oiseaux.

– » C’est ça ! c’est pas bête ; il faut être sûr avant de faire du renaud (tapage). »

Nous arrivons rue du Bon-Puits, j’entre ; après m’être assuré que Bicêtre est au gîte, je rejoins Émilie, dont le vin et la jalousie avaient achevé de troubler la cervelle.

« Regarde, si ce n’est pas jouer de malheur ! ils viennent de partir avec Bicêtre et sa femme pour aller souper chez Linois ; je me suis informée où, on n’a pas pu me le dire.

– » P’têtre bien qu’ils n’ont pas voulu ; mais c’est rien, c’est rien ; je sais ousque loge Linois ; c’est chez sa mère. Tu m’accompagneras ; tu l’iras demander pour rien brûler. (qu’on ne se doute de rien).

– » Ah ça ! vas-tu me trimballer jusqu’à demain ?

– » C’est bon, Jules, tu me refuses ! Ah ! mon Minet, fuse pas, fuse pas, tu verras que t’auras pas à t’en repentir… Je te ferais plutôt une souris (baiser). »

Le moyen de résister à une souris ? Je me laissai entraîner dans la rue Jocquelet, et là je grimpai à un sixième étage, où je vis Linois, qui ne me connaissait que de nom.

« Je cherche après Hotot, lui dis-je, vous ne l’auriez pas vu ? – Non, me répondit-il. » Et comme il était couché, je me retirai après lui avoir souhaité une bonne nuit.

« Faut-il avoir du guignon ! j’ai encore fait corvée ; ils sont venus, mais ils sont partis prendre Caffin qui doit payer le vin… Où demeure-t-il, Caffin ?

– » Pour ce qui est de celui-là, je serais bien embarrassée de le dire ; mais comme c’est un paillasson (coureur de femmes), je suis certaine de le savoir aux femmes de la Place aux Veaux. Viens, je t’en prie.

– » Veux-tu me faire faire les quatre coins de Paris ? il se fait tard, et je n’ai pas le temps.

– » Je t’en prie, Jules, ne me quitte pas, les inspecteurs à la flan (inspecteurs ordinaires) n’auraient qu’à m’emballer. »

Comme la complaisance était utile, je ne me fis pas trop tirer l’oreille. Je me dirigeai avec Émilie, du côté de la place aux Veaux, et, de canons en canons, prenant du courage dans chaque cabaret, nous volons à l’endroit où j’espère compléter les renseignements qui me sont nécessaires. Nous volons, l’expression est hardie, car, malgré le soutien de mon bras, Émilie, trop abreuvée, avait une peine infinie à mettre un pied devant l’autre. Mais plus sa marche devenait chancelante, plus elle était communicative, si bien qu’elle me découvrit les plus secrètes pensées de son infidèle ; je sus d’elle tout ce qu’il m’importait de savoir sur le compte de Hotot, et j’eus la satisfaction de me convaincre que je ne m’étais pas trompé en le jugeant capable d’avoir lui-même dirigé les voleurs qu’il se proposait de livrer à la police. À une heure du matin j’étais encore en exploration avec mon guide, Émilie se promettant de retrouver Hotot, et moi de découvrir Caffin, lorsqu’une nommée Louison la blagueuse, dont nous fîmes la rencontre, nous annonça que ce dernier était avec Émilie Taquet, et qu’il passerait la nuit, ou chez la Bariole, ou chez la Blondin, qui était aussi en possession d’héberger les amours. « Merci, ma petite, dit aussitôt la fille Simonet à la consœur qui nous donnait cette précieuse indication. C’est bien ça, poursuivit-elle, Bicêtre est avec sa femme, Linois et Caffin sont avec la leur, Hotot est avec Félicité, chacun sa chacune : le scélérat ! il aura ma vie ou j’aurai la sienne ; ça m’est égal de mourir (grinçant les dents et s’arrachant les cheveux) ; Jules, m’abandonne pas, faut que je les tue, mon ami, faut que je les tue ! » Pendant cette rage de vengeance, nous ne laissions pas de gagner du terrain ; enfin nous voici au coin de la rue des Arcis. « Qué que t’as donc, Mélie ? » articule une voix rauque, qui semble s’échapper par un soupirail. À la lueur du réverbère, je distingue une femme accroupie, dans la posture qui a fait imaginer cette estampe : Nécessité n’a pas de loi. Elle se lève et s’approche de nous : « C’est la petite Madelon, s’écrie Émilie.

– » Ah ! Ma grosse, ne me pale pas, je suis t’en rivolution : t’as pas vu Caffin, à ce soir ?

– » Caffin, que tu dis ?

– » Oui, Caffin.

– » Ils sont chez la mère Bariole. »

Il n’est point d’heure indue quand on consomme. D’ailleurs, Émilie était de la maison. Nous entrons, et nous apprenons qu’en effet Caffin est au logis, mais que Hotot n’a pas paru. À cette nouvelle, madame Hotot imagine qu’on veut lui cacher le pot aux roses. « Oui, vous soutenez le vice, dit-elle à la Bariole, rendez-moi mon homme, vieille ci ! vieille ça ! » Il ne me souvient plus trop des épithètes qu’elle accumula ; ce fut, durant un quart d’heure, un feu roulant, entretenu par une succession de verres de camphre (eau de vie), jetés dans un vin que déjà faisait fermenter la jalousie. « auras-tu bientôt fini, avec tes raisons ? interrompit la Bariole, qui était bon cheval de trompette. Ton homme ! ton homme ! il est au moulin, le diable le retourne. Me l’as-tu donné à garder, ton homme ? c’est-t’i pas un beau moniau ? ? l’homme à tout le monde ! Ah bien ! des hommes comme ça, j’en ai plein… Tu crois qu’il est avec Caffin ? vas plutôt voir ; monte à la chambre à Taquet, » Émilie ne se le fait pas dire deux fois, elle procède en effet à la vérification et revient. « Te voilà contente, lui dit la Bariole ?

– » Il n’y a que Caffin.

– » Te l’avais-je pas dit ?

– » Ous qu’il est, le monstre ! mais, ous qu’il est ?

– » Si tu veux, lui dis-je, je te mènerai où il est.

– » Ah ! mène-moi-zy… fais çà pour moi, Jules !

– » C’est qu’il y a loin d’ici à l’Hôtel d’Angleterre.

– » Tu penses qu’il y est ?

– » J’en répondrais ; il y sera allé passer une heure ou deux, pour attendre que Félicité ait fini sa soirée, et de là il aura été la retrouver rue Froid-Manteau. »

Émilie ne doutait pas que je n’eusse parfaitement deviné, aussi ne tenait-elle plus en place ; elle crevait dans sa peau, et ne me laissait ni paix ni trêve que je n’eusse consenti à entreprendre avec elle le voyage de l’Hôtel d’Angleterre. Le trajet me parut long, car j’étais le cavalier d’une dame dont le centre de gravité, vacillant à l’excès, me donnait fort à faite pour garder moi-même mon équilibre ; cependant, moitié traînant la belle, moitié la portant, je parvins avec elle dans la rue Saint-Honoré, à la porte du repaire où elle comptait rencontrer son objet. Nous parcourons les salles. Sans crainte de déranger d’amoureux tête-à-tête, nous donnons notre coup-d’œil dans chacun des cabinets qui forment, sur les corridors, une double rangée d’à parte. Hotot n’y était pas, et la rivale de Félicité était aux cent coups, ses yeux s’échappaient de leur orbite, ses lèvres se couvraient d’écume ; elle pleurait, elle fulminait, c’était une épileptique ; une énergumène ; échevelée, pâle, le visage horriblement contracté, et les cordes du cou tendues, elle offrait l’aspect hideux d’une de ces myologies cadavéreuses auxquelles le fluide galvanique a rendu le mouvement. Terribles effets de l’amour et de l’eau de vie, de la jalousie et du vin ! Toutefois, dans la crise qui l’agitait, Émilie ne me perdait pas de vue, elle s’attachait à moi, et jurait de ne pas me quitter qu’elle n’eût rejoint l’ingrat qui lui causait tant de tourment ; mais elle n’avait plus rien à m’apprendre, et il y avait assez long-temps que je la traînais pour souhaiter me débarrasser d’elle ; je lui fis entendre que j’allais m’enquérir si Félicité était rentrée, ce qui était facile, puisqu’elle habitait dans une maison à portier.

Émilie, qui jusque-là avait eu tant à se louer de ma complaisance, ne pouvait que me savoir bon gré de la nouvelle preuve de zèle que j’offre de lui donner ; je sors sans qu’elle manifeste le dessein de me suivre, et au lieu de m’acquitter de la commission que j’avais sollicitée, je me rends au corps de garde du Château-d’Ean, où, m’étant fait reconnaître du chef du poste, je le priai de la faire arrêter et de la tenir au secret le plus rigoureux. Sans doute, il m’en coûta d’en venir à cette cruelle extrémité : après tout le mouvement qu’elle s’était donné, l’on en conviendra, Émilie méritait un meilleur sort, du moins pour cette nuit ; elle la passa au violon. Combien le devoir est quelquefois pénible à remplir ! Personne mieux que moi ne savait où était le bien-aimé qu’elle maudissait ; ne fallut-il pas me priver de la satisfaction de le rendre innocent à ses pleurs, quand elle le supposait coupable ?

Peut-être, avant d’aller plus loin, ne sera-t-il pas inutile de dire pourquoi j’avais fait arrêter Hotot : c’était pour qu’il n’eût pas le temps de se désimpliquer, soit en faisant disparaître les traces de sa participation au vol, soit en stipulant son impunité avec la police. Mais la tendre Émilie, quels motifs de la séquestrer ? N’avais-je pas à redouter son retour chez la Bariole, où, dans la loquacité de l’ivresse, elle pouvait rabacher des réminiscences dont Caffin ferait son profit ? On m’objectera qu’elle était hors d’état de se tenir debout ; je ne le contesterai pas, mais le lecteur voudra bien se souvenir que justement d’après l’expérience des enfants et des ivrognes, certains philosophes ont été induits à penser que l’homme, la femme y comprise, fut originairement un quadrupède. Émilie, ne fut-ce qu’à quatre pattes, aurait pu regagner ses pénates, et alors, pour peu que sa langue lui revînt, mes démarches étaient infailliblement divulguées.

Après toutes ces précautions, Hotot étant déjà sous ma coupe, il ne me restait plus qu’à m’assurer de ses trois complices : je savais où prendre chacun d’eux. Je me fis accompagner par deux agents de la préfecture ; et bientôt ce fut au nom de la loi que je me présentai de nouveau chez la Bariole : « Ah ! me dit la mère, quand je t’ai vu traîner tes culottes par ici, je m’ai méfié que cela ne sentait pas bon. Qu’est ce que j’offrirai à ces messieurs ? ajouta-t-elle, en s’adressant aux deux inspecteurs, vous prendrez bien quelque chose : voyons votre goût ; de la petite bouteille ? c’est celle des amis. » Et tout en parlant, elle se baissait pour fouiller dans son comptoir, où elle prit, au milieu d’un paquet de chiffons, un vieux flacon doré, qui contenait le précieux liquide : « Je suis obligée de la cacher, car avec ces demoiselles… allez, on est bien à plaindre lorsqu’on a affaire aux femmes. Je promets que si je trouvais à vendre mon fonds… Que ceux qui ont de quoi vivre sont heureux ! Regardez, je n’ai pas seulement de quoi m’avoir un fauteuil… En v’là z’un qui est comme l’écorché de la Pitié, on lui voit les os.

– » Ah oui ! parlons de votre sopha, il a de beaux cheveux avec son pied recousu et ses crins au vent, dit une jeune fille, qui, au moment de notre entrée, dormait penchée sur une table dans un des coins de la salle, c’est bien le cas de dire que c’est comme Philémon et Baucis.

– » Ah ! c’est toi, c’est la petite Réal, je ne te voyais pas. Qu’est-ce qu’elle chante, mameselle comme il faut avec son Philémis et Beau… Comment que tu dis donc ?

– » Je dis, répondit Fifine, qu’il est comme le trépied de la Sybille.

– » C’est bon, c’est bon ; c’est le fauteuil du tripier : tu ne diras pas toujours çà ; on le fera rempailler. C’est que, voyez-vous, elle a reçu de l’inducation, ce n’est pas une fichue bête comme moi : voilà ce que c’est d’appartenir à des parents. Oh bah ! j’en sais bien assez pour manger mon bien. Allons, viens, Fifine, tordre le cou à ce porichinelle ; il y en a z’un pour toi.

– » Vous êtes bien bonne, madame.

– » Au moins, ne vas pas le dire aux autres. »

La rasade est versée, une double rangée de perles se forme à la surface du Coignac.

« Elle est délicieuse ; je dis qu’elle est dans le costico Barbaro, observa Fifine.

– » Eh bien ! messieurs, reprit la Bariole, ça va-t-il rester pour les capucins ? Enflons, je trinque avec vous ; à la vôtre ! mes enfants. Dire que nous sommes ici tous bien d’accord, et qu’il nous faudra mourir un jour ! C’est si gentil d’être d’accord, quand on est tous amis z’ensemble ! Ah ! mon Dieu, oui ; il nous faudra mourir, c’est ce qui me chiffonne ; et avoir tant de tracas sur cette terre ; c’est plus fort que moi ; il n’y a pas de minute où ça ne me repasse par l’idée… Mais soyons honnêtes, c’est le principal, avec ça on peut toujours aller tête levée… Que ce qui n’est pas à nous ne nous tente pas. En tous cas, je peux mourir quand je voudrai, on ne me reprochera pas la tête d’un épingle. Ah ça, qu’est-ce qui vous amène donc à cette heure, mes enfants ? c’est pas pour mes femmes ? elles sont toutes tranquilles ; vous en avez un échantillon, montrant Fifine, v’là la plus dérangée. Ah ! mais à propos, Jules, qu’as-tu donc fait de Mélie ?

– » Je te conterai ça plus tard, donne-nous de la chandelle.

– » Je parie que c’est après Caffin que tu cherches. Bon débarras, je t’assure, un mangeur de blanc ! (homme qui vit aux dépens des filles).

– » Un batteur de femmes ! interrompit Fifine.

– » On ne voit pas souvent de son argent, à celui-la, reprît la Bariole, Tiens, Jules, regarde un peu sur l’ardoise sa dépense et le gain de sa femme ; elle ne fait pas seulement assez pour lui. Que Paris serait bien purgé, si on pouvait tous les enfoncer ! » elle voulait me conduire à la chambre du mangeur, mais comme je savais le chemin tout aussi bien qu’elle, je la remerciait de son obligeance ! « La Seconde porte, nous dit-elle, la clef est dessus ; » je ne pouvais me tromper, j’entre, et je signifie à Caffin qu’il est mon prisonnier.

– « Eh bien ! eh bien ! qu’est-ce qu’il y a ? dit Caffin en s’éveillant ; comment, Jules, c’est toi qui m’emballes ?

– » Que veux-tu, mon ami ? je ne suis pas sorcier, si l’on ne t’avait pas coqué (dénoncé), je ne viendrais pas interrompre ton sommeil.

– » Ah ! te voilà encore avec tes couleurs ; t’as tort, mon fils, c’est de la vieille amadou, ça ne prend pas.

– » Comme tu voudras, c’est ton affaire, mais si ce qu’on dit est vrai, ton compte est bon, t’iras au pré.

– » Oui, crois ça et bois de l’eau, tu seras jamais saoul.

– » Enfin, faut-il te mettre le nez dessus, pour que tu dises c’en est ? Écoute, je n’ai pas d’intérêt à te battre comptoir. Je te le répète, je ne puis pas deviner, et si l’on ne m’avait pas dit que vous avez grinchi du gras-double (volé du plomb) sur le boulevard Saint-Martin, où vous avez failli être arrêtés par le gardien, tu n’aurais pas maintenant ma visite. C’est-il clair ? Sur quatre que vous étiez, il y en a un qui a tortillé (avoué) ; devine qui ; si tu le nommes, je te dirai c’est lui. »

Caffin réfléchissant un instant, puis relevant brusquement la tête, comme un cheval qui capuchonne, « Tiens, Jules, me dit-il, je vois bien qu’il y a parmi nous une canaille qui a mangé : fais moi conduire devant le quart-d’œil (commissaire) je mangerai aussi. Faut t’i être gueux, pour vendre des camarades argent comptant, surtout quand on est grinche ? Toi, c’est autre chose, tu t’es rendu rousse (mouchard) par force ; je suis bien sûr que si tu trouvais un bon coup à faire, tu brûlerais la politesse à la cuisine (police).

– » Comme tu dis, mon ami, si j’avais su ce que je sais, je te réponds que je ne serais pas là, mais quand je m’en bouleverserais les sens, c’est fait, il n’y a plus à y revenir.

– » Où vas-tu me mener de ce pas ?

– » Au poste de la place du Châtelet, et si t’es décidé à avouer la vérité, je vais faire prévenir le commissaire.

– » Oui, fais-le venir, je veux enfoncer ce coquin d’Hotot, car il n’y a pas d’autre que lui qui a pu manger. »

Le commissaire arrive, Caffin lui fait l’aveu de son crime, mais, en même temps, il ne néglige pas de charger Hotot, et il le désigne comme son complice unique. On voit que ce n’était pas un faux frère. Ses deux amis ne montrèrent pas moins de loyauté : surpris également au chaud du lit, et interrogés séparément, ils ne purent faire autrement de se reconnaître coupables ; Hotot qu’ils accusèrent de leur malheur, fut le seul que chacun d’eux inculpa. Malgré cette noblesse de sentiments, digne d’être citée parmi les beaux traits de la Nouvelle morale en action, ce généreux trio fut envoyé aux galères, et le perfide Hotot fut condamné à leur tenir compagnie. Il est aujourd’hui au bagne, où vraisemblablement il se garde bien de rappeler les particularités les plus curieuses de son arrestation.

Émilie Simonet en fut quitte pour environ six heures de captivité. Quand on la remit en circulation, elle était à demi asphyxiée par les boissons qu’elle avait prises ; elle n’entendait plus, elle ne parlait plus, elle ne voyait plus, et n’avait pas gardé le moindre souvenir de ce qui s’était passé. À la première lueur qui se fit dans sa mémoire, elle demanda son amant, et sur cette réponse d’une de ses compagnes « il est à la Lorcefé (Force), » « Le malheureux ! s’écria-t-elle, qu’avait-il besoin d’aller chercher le plomb sur les toits ; auprès de moi, n’avait-il pas tout ce qui lui fallait ? Depuis, l’infortunée Émilie s’est montrée inconsolable, et modèle exemplaire d’une douleur qui s’empoisonne chaque jour ; si le matin on ne la voyait qu’un petit peu bue, chaque soir elle était morte… ivre. Terrible effet de l’amour et de l’eau-de-vie, de l’eau-de-vie et de l’amour !

Un vol de peu de conséquence m’a fourni l’occasion de tracer des peintures bien hideuses ; cependant elles ne sont encore que les esquisses très incomplètes d’une réalité abominable, dont l’autorité, qui doit être la promotrice de toute bonne civilisation, nous délivrera lorsqu’elle le voudra. Souffrir que des gouffres de corruption, où le peuple s’abîme corps et âme, soient incessamment ouverts, c’est un déni de morale, c’est un outrage à la nature, c’est un crime de lèze-humanité : que l’on n’accuse pas ces pages d’être licencieuses, ce ne sont pas là ces récits de Pétrone, qui portent le feu dans l’imagination et font des prosélytes à l’impureté. Je décris les mauvaises mœurs, non pour les propager, mais pour les faire haïr : qui pourrait avoir lu ce chapitre, et ne pas les prendre en horreur, puisqu’elles produisent le dernier degré de l’abrutissement ?

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