CHAPITRE XXXVII

L’utilité d’un bon estomac. – L’occurrence suspecte. – La procession des ballots. – Les hirondelles de la Grève. – La commodité d’un fiacre. – Les fredaines de ces messieurs. – Le garçon de chantier. – Il n’y a plus de fiat du tout. – Madame Bras ou la marchande scrupuleuse. – Annette ou la bonne femme. – On ne mange pas toujours. – Le premier qui fut roi. – Vidocq enfoncé ; pièce nouvelle, dont le dernier acte se passe au corps-de-garde. – Je joue le rôle de Vidocq. – Représentation à mon bénéfice. – Applaudissements unanimes. – La pomme rouge. – Le grand casuel. – L’inspection des papiers. – Je fais évader un voleur. – Le vétéran qui prend un potage. – L’auteur du Pied-de-Mouton. – Les bas et les madras accusateurs. – J’ai perdu ma pièce de cinq francs. – Le soufflet et le marchand de vin. – Je suis arrêté. – La ronde du commissaire. – Ma délivrance. – La chute du bandeau. – Vidocq l’enfonceur reconnu dans Vidocq l’enfoncé. – Souhaitez-vous un bon conseil ? – Gare à la caboche !

Une nuit dont j’avais passé la moitié dans les mauvais lieux de la Halle, espérant y rencontrer quelques voleurs, qui, dans un accès de cette bonhomie, que produisent deux ou trois coups de paff versés à propos, se laisseraient tirer la carotte sur leurs affaires passées, présentes et futures, je me retirais assez content d’avoir, au détriment de mon estomac, avalé en pure perte bon nombre de petits verres de cet esprit mitigé, auquel le vitriol donne du montant, lorsque, tout près du coin de la rue des Coutures-Saint-Gervais, j’aperçus plusieurs individus blottis dans des embrasures de portes. À la lueur des réverbères, je ne tardai pas à distinguer auprès d’eux des paquets dont on s’efforçait de dissimuler le volume mais dont la blancheur indiscrète ne pouvait manquer d’attirer les regards. Des paquets à cette heure, et des hommes qui cherchent l’abri d’une embrasure, au moment où il ne tombe pas une goutte d’eau ; il ne fallait pas une forte dose de perspicacité pour trouver, dans un tel concours de circonstances, tout ce qui caractérise une occurrence suspecte. J’en conclus que les hommes sont des voleurs, et les paquets le butin qu’ils viennent de faire. « C’est bon, me dis-je, ne faisons mine de rien, suivons le cortège quand il se mettra en marche, et s’il passe devant un corps de garde, enfoncé !… dans le cas contraire, je les mène coucher chez eux, je prends leur numéro, et je leur envoie la police. » Je file en conséquence mon nœud, sans paraître m’inquiéter de ce que je laisse derrière moi ; à peine ai-je fait dix pas, l’on m’appelle : Jean-Louis ! c’est la voix d’un nommé Richelot que j’avais souvent rencontré dans des réunions de voleurs : je m’arrête.

« Eh ! bon soir, Richelot, lui dis-je ; que diable fais-tu à cette heure dans ce quartier ? Est-tu seul ? Comme tu as l’air effrayé !

– » On le serait à moins, je viens de manquer d’être enflaqué sur le boulevard du Temple.

– » Enflaqué ! et pourquoi ?

– » Pourquoi ! tiens, avance, vois-tu les amis et les baluchons (ballots) ?

– » Tu m’en diras tant ! si vous êtes fargués de camelotte grinchie… (si vous êtes chargés de marchandise volée).

– Je m’approche, soudain toute la bande se lève, et dès qu’ils sont debout, je reconnais Lapierre, Commery, Lenoir et Dubuisson ; tous quatre s’empressent de me faire bon accueil et de me tendre la main de l’amitié.

« COMMERY. Va, nous l’avons échappé belle, j’en ai encore le palpitant (le cœur) qui bat la générale ; pose ta main là-dessus, sens-tu comme il fait tic-tac ?

» MOI. Ce n’est rien.

» LAPIERRE. Oh ! c’est que nous avons eu la moresque (la peur) d’une fière force : je sais bien que quand je m’ai senti les verds au dos le treffe me faisait trente et un.

» DUBUISSON. Et par-dessus le marché, les hirondelles de la Grève que nous nous sommes rendus nez à nez avec leurs chevaux, au détour, presque en face la Gaîté.

» MOI. Que vous êtes niolles (bêtes) ! Il fallait faire gaffer un roulant pour y planquer les paccins (il fallait faire stationner un fiacre, afin d’y placer les paquets). Vous n’êtes que des pégriots (mauvais voleurs).

» RICHELOT. Pégriots tant que tu voudras ; mais nous n’avons pas de roulant, et il faut se tirer de là, c’est pour ça que nous nous sommes jetés dans les petites rues.

» MOI. Et où allez-vous maintenant ? Si je puis vous être utile à quelque chose…

» RICHELOT. Si tu veux marcher en éclaireur et venir avec nous jusque dans la rue Saint-Sébastien, où nous allons déposer ces fredaines, tu auras ton fade (ta part).

» MOI. Avec plaisir, les amis.

» RICHELOT. En ce cas, passe devant, et allume si tu remouches la sime ou la patraque (et regarde si tu vois des bourgeois ou la patrouille). »

Aussitôt Richelot et ses compagnons se saisissent des paquets, et je me porte en avant. Le trajet fut heureux, nous arrivâmes sans encombre à la porte de la maison ; chacun de nous se déchausse pour faire moins de bruit en montant. Nous voici sur le palier du troisième : on nous attendait ; une porte s’ouvre doucement et nous entrons dans une vaste chambre faiblement éclairée, dont le locataire, que je reconnais, est un garçon de chantier qui avait déjà été repris de justice : bien qu’il ne me connaisse pas, ma présence paraît l’inquiéter, et pendant qu’il aide à cacher les paquets sous le lit, je crois remarquer qu’il adresse à voix basse une question, dont la réponse hautement articulée me dévoile la teneur.

» RICHELOT. C’est Jean-Louis, un bon enfant : sois tranquille, il est franc.

» LE LOCATAIRE. Tant mieux ! il y a aujourd’hui tant de railles et de cuisiniers, qu’il n’y a plus de fiat du tout.

» LAPIERRE. Calme ! calme ! j’en réponds comme de moi, c’est un ami et un français.

» LE LOCATAIRE. Puisque c’est comme ça, je m’en rapporte. Là-dessus, buvons la goutte. » (il monte sur un espèce de tabouret, et passant son bras sur la corniche d’une vieille armoire, il en ramène une vessie pleine). « La v’la l’enflée, c’est de l’eau d’affe (eau-de-vie), elle est toute mouchique, celle-là ! c’est moi qui l’ai entolée (entrée) ; allons, Jean-Louis, à toi l’entame.

» MOI. Volontiers (je verse dans un genieu verd, et je bois). C’est fichu ! elle est bonne ; ça fait du bien par où ça passe ; à ton tour Lapierre, rince-toi le gosier.

Le genieu et la vessie passent de main en main, et quand chacun s’est suffisamment abreuvé, nous nous jetons sur le lit en travers, jusqu’au lendemain. Au petit jour, on entend dans la rue le cri d’un ramoneur (on sait que dans Paris, les savoyards sont les coqs des quartiers déserts).

» RICHELOT. (secouant son voisin). Eh ! Lapierre, allons-nous chez la fourgatte (recéleuse) ?

» LAPIERRE. Laisse-moi dormir.

» RICHELOT. Voyons, bouge-toi donc.

» LAPIERRE. Vas-y seul, ou emmène Lenoir.

» RICHELOT. Viens plutôt, toi, qui lui a déjà bloqui (vendu), c’est plus sûr.

» LAPIERRE. F… moi la paix, j’ai trop sommeil.

» MOI. Eh mon dieu ! que vous êtes feignants ! je vais y aller, moi, si vous voulez m’indiquer sa demeure.

» RICHELOT. T’as raison, Jean-Louis, mais la fourgatte ne t’a pas encore vu, elle ne veut fourguer (recéler) qu’à nous. Puisque tu te proposes, nous irons ensemble ?

» MOI. Oui, à nous deux, ça fera qu’une autre fois elle connaîtra ma frimousse. »

Nous partons. La fourgatte restait rue de Bretagne, n° 14, dans la maison d’un charcutier, qui vraisemblablement était le propriétaire. Richelot entre dans la boutique, et s’informe si madame Bras est chez elle : oui, lui répond-on et après avoir enfilé l’allée, nous grimpons l’escalier jusqu’au troisième. Madame Bras n’est pas sortie, mais elle tient à l’honneur, et ne veut absolument rien recevoir dans le jour. « Au moins, lui dit Richelot, si vous ne pouvez pas prendre à présent la marchandise, donnez-nous un à-compte : allez, c’est du bon butin, et puis vous savez que nous sommes honnêtes.

– » C’est vrai, mais pour vos beaux yeux je ne puis pas me compromettre ; revenez ce soir, la nuit tous chats sont gris. » Richelot la prit par tous les bouts pour lui arracher quelques pièces, mais elle fut inexorable, et nous nous retirâmes sans avoir rien obtenu. Mon compagnon pestait, jurait, tempêtait ; il fallait l’entendre.

« Eh ! lui dis-je, ne croirait-on pas que tout est perdu ? pourquoi te chagriner ? Qui refuse muse : si elle ne veut pas, un autre voudra ; viens avec moi chez ma fourgatte, je suis sûr qu’elle nous prêtera quatre ou cinq tunes de cinq balles (pièces de cinq francs). »

Nous nous rendons rue Neuve-Saint-François, où j’avais mon domicile. D’un coup de sifflet, je me fais entendre d’Annette ; elle descend rapidement, et vient nous rejoindre au coin de la vieille rue du Temple.

– « Bonjour, madame.

– » Bonjour, Jean-Louis.

– » Tenez, si vous étiez bonne enfant, vous me prêteriez vingt francs, et ce soir je vous les rendrais.

– » Oui, ce soir ! si vous avez gagné quelque chose, vous irez à la Courtille.

– » Non, je vous assure que je serai exact.

– » C’est-il bien vrai ? je ne veux pas vous refuser, venez avec moi, tandis que votre camarade ira vous attendre au cabaret du coin de la rue de l’Oseille.

Seul avec Annette, je lui donnai mes instructions, et lorsque je fus certain qu’elle m’avait bien compris, j’allai rejoindre Richelot au cabaret « voilà, lui dis-je en lui montrant les vingt francs, ce qui s’appelle une largue, et une bonne !

– » Parbleu ! il n’y a qu’à lui bloquir les pacins.

– » Est-ce qu’elle en voudrait ? Elle ne fourgue que de la blanquette, des bogues et des bréguilles (elle n’achète que de l’argenterie, des montres et des bijoux.)

– » C’est dommage, car c’est une bonne b…, c’est comme ça qu’il m’en faudrait une. »

Après avoir vidé notre chopine, nous nous mîmes en route pour regagner le logis, où nous rentrâmes avec une oie normande de première taille et une assiette assortie à la Lyonnaise. Je mis en même temps l’argent en évidence, et comme il était destiné à nous ravitailler, notre hôte alla nous chercher douze litres de vin et trois pains de quatre livres. Nous avions si bon appétit que toutes ces provisions ne firent en quelque sorte que paraître et disparaître. La vessie ou l’enflée d’eau d’aff, fut pressée jusqu’à la dernière goutte. Notre réfection prise, on parla de procéder à l’ouverture des paquets ; ils contenaient du linge magnifique, des draps, des chemises d’une finesse extrême, des robes garnies de superbes malines brodées, des cravates, des bas, etc. ; tous ces objets étaient encore mouillés. Les voleurs me racontèrent qu’ils avaient fait cette capture dans une des plus belles maisons de la rue de l’Échiquier, où ils s’étaient introduits par une croisée, dont ils avaient brisé les barreaux de fer.

L’inventaire terminé, j’ouvris l’avis de faire divers lots, afin de ne pas tout vendre dans le même endroit. J’insinuai qu’on leur donnerait autant pour chaque moitié que pour la totalité, et qu’il valait mieux deux fois qu’une. Les camarades se rangèrent de mon opinion, et l’on fit deux parts du butin. Maintenant il s’agissait d’opérer le placement : ils étaient déjà sûrs de la vente d’un lot, mais il leur fallait un acquéreur pour le surplus : un marchand d’habits, nommé la Pomme-Rouge, restant rue de la Juiverie, fut l’individu que je leur indiquai. Depuis long-temps il m’était signalé comme achetant du premier venu. Il se présentait une occasion de le mettre à l’épreuve, je ne voulais pas la laisser échapper ; car s’il succombait, le résultat de mes combinaisons était bien plus beau, puisqu’au lieu d’un recéleur, j’en faisais arrêter deux, et que je faisais ainsi d’une pierre trois coups.

Il fut convenu qu’on ferait des offres à mon homme, mais on ne pouvait rien tenter avant la nuit, et jusque là il y avait de quoi s’ennuyer mortellement. Que dire ? parmi les voleurs, le commun des martyrs n’a pas assez de ressources dans l’esprit pour se tenir compagnie plus d’un quart d’heure. Que faire ? les grinches ne font rien, quand ils ne travaillent pas, et quand ils travaillent, ils ne font rien. Cependant il faut tuer le temps, nous avons encore quelqu’argent devant nous, on vote du vin par acclamation, et nous voilà de nouveau occupés de fêter Bacchus. Les fils de Mercure boivent sec et dru ; mais l’on ne peut pas toujours boire. Si encore les buveurs étaient comme le tonneau des Danaïdes, ouverts par un bout et défoncés par l’autre, le dégoût ne proviendrait pas de plénitude ! Malheureusement chacun a sa capacité, et quand, entre la vessie et le cerveau, le fleuve dont l’embouchure est trop petite remonte vers sa source, il n’y a pas à dire mon bel ami si l’on veut éviter le débordement, il faut chômer ; c’est ce que firent nos compagnons. Comme ils pensaient avoir besoin de leur tête pour un peu plus tard, et que déjà un épais brouillard s’amoncelait sous la voûte osseuse qui couvre le souverain régulateur de nos actions, afin de ne pas perdre la boussole, ils cessèrent insensiblement de faire de leur bouche un entonnoir, et ne l’ouvrirent plus que pour jaboter. De quoi s’entretenaient-ils ? La conversation qu’ils eussent été très embarrassés d’alimenter autrement roulait sur les camarades qui étaient au pré, sur ceux qui étaient en gerbement (en jugement). Ils parlaient aussi des railles (mouchards).

« À propos de railles, dit le garçon de chantier, vous n’êtes pas sans avoir entendu parler d’un fameux coquin, qui s’est fait cuisinier (mouchard), Vidocq ; le connaissez-vous, vous autres ?

» TOUS ENSEMBLE (je fais chorus). Oui, oui, de nom simplement.

» DUBUISSON. Je crois bein qu’on en parle ! On dit qu’il vient du pré (bagne), où il était gerbé à 24 longes (condamné à 24 ans).

» LE GARÇON DE CHANTIER. Tu n’y es pas, couillé (nigaud) ! Ce Vidocq est un grinche, qui était pire qu’à vioque (à vie), à cause de ses évasions. Il est sorti parce qu’il a promis de faire servir l’zamis. Ce n’est que pour ça qu’on le tient z’à Paris. C’est z’un malin ; quand il veut faire enflaqué z’un pègre, il tâche pour se faire ami z’avec lui, et sitôt qu’il est z’ami, il lui refile des objets grinchis dans ses poches, et puis tout est dit ; z’ou bein il l’emmène su z’une affaire, pour qu’il soit servi marron. C’est lui qui a z’emballé Bailli, Jacquet et Martinot. Oh mon Dieu oui ! c’est lui ; que je vous conte comme il les a étourdis.

– » ENSEMBLE (je fais encore chorus). Étourdis, que c’est bien dit !

– » LE GARÇON DE CHANTIER. Étant z’à boire avec un autre brigand comme lui, vous savez bien, le faubourien Riboulet, l’homme à Manon.

– » ENSEMBLE. Manon la Blonde ?

– » LE GARÇON DE CHANTIER. C’est ça, juste. On parle de chose et d’autre. Vidocq dit comme ça qu’il vient du pré, qu’il voudrait trouver des amis pour goupiner. Les autres coupent dans le pont (donnent dans le panneau). Il les entortille si bien, qu’il les mène su zune affaire, rue du Grand-Zurleur. C’était censé qu’il ferait le gaffe. Le gaffe pour la raille (pour la police), car sitôt fargués, sitôt marrons. On les emmène tous, et pendant ce temps-là le gueusard décare (se sauve) avec son camarade. Ainsi voilà comme il s’y prend pour faire tomber les bons enfants. C’est lui qui a fait buter (guillotiner) tous les chauffeurs, dont il était le premier en tête. »

Chaque fois que le narrateur s’interrompait, nous nous rafraîchissions d’un coup de vin. Lapierre profitant d’une de ces poses, prend la parole.

– « Qu’est-ce qu’il nous embête ? Il parle comme mon C…hien (dans la langue de ces messieurs ces deux mots embêter et chien ont des synonymes, qu’ils employèrent, mais je m’abstiens de les rapporter) ; il veut jaspiner. Crois-tu que ça nous amuse ? moi, je veux m’amuser.

– » LE GARÇON DE CHANTIER. Qué don que tu veux faire toi ? s’il y avait des brèmes (cartes), on pourrait flouer (jouer).

– » LAPIERRE. Ah ! ce que je veux faire ; je veux jouer la mislocq (la comédie).

– » LE GARÇON DE CHANTIER. Allons, Monsieur Tarma ! (Talma)

– » LAPIERRE. Est-ce que je peux jouer seul ?

– » ROUSSELOT. Nous t’aiderons, mais quelle pièce ?

– » DUBUISSON. La pièce de César, tu sais bien ous qu’il y en a z’un qui dit ; le premier qui fut roi fut z’un sorda zheureux.

– » LAPIERRE. C’est pas tout ça, il faut jouer la pièce de Vidocq enfoncé après avoir vendu ses frères comme Joseph. »

Je ne savais trop que penser de cette singulière boutade ; cependant, sans me déconcerter, je m’écriai tout-à-coup, c’est moi qui ferai Vidocq. On dit, qu’il est gros, ça fera ma balle (ça me convient).

– « T’es gros, me dit Lenoir, mais il est bien plus gros encore.

– » C’est égal, observa Lapierre, Jean-Louis n’est pas trop mal comme ça ; va, il pèse son poids.

– » Allons, il ne faut pas tant de beurre pour un quarteron, se prit à dire Rousselot en transportant une table dans un des coins de la chambre. Toi, Jean-Louis, et toi, Lapierre, plantez-vous là ; Lenoir, Dubuisson et Etienne, ainsi s’appelait le garçon de chantier, vont se mettre à l’autre bout : ils feront l’z’amis, et moi, z’en face sur le pieu (lit), ous que je fais public.

– » Quoique c’est public ? reprend Etienne.

– » Eh oui ! le monde si t’entends mieux. Est-il buche, le garçon de chantier ?

– » Je suis t’un spectateur.

– » Et non ! fichu bête, c’est moi. T’es un ami ; à ton posse, v’la le spectaque qui va commencer. »

Nous sommes censés dans une guinguette de la Courtille : chacun cause de son côté, je me lève, et sous prétexte de demander du tabac, je lie conversation avec les amis de l’autre table, je lance quelques mots d’argot, on voit que j’entrave (que je suis au fait de la langue), on me fait un sourire d’intelligence que je rends, et il devient constant que nous sommes gens de même métier. Dès lors arrivent les politesses d’usage, c’est un verre de plus qu’il faut. Je déplore la dureté des temps. Je me plains de ne pouvoir goupiner : on me plaint, on se plaint. Nous entrons dans la période de l’attendrissement et de la pitié ; je maudis la raille (la police), on la maudit aussi ; je peste contre le quart deuil (le commissaire) de mon quartier qui ne m’a pas à la bonne (qui ne m’aime pas), les amis se regardent, ils délibèrent des yeux et se consultent sur l’opportunité ou les inconvénients de mon affiliation… On me prend la main, on me la presse, je rends ; il est convenu qu’on peut compter sur moi. Ensuite vient la proposition… Le rôle que je joue est, à quelques variantes près, celui que je jouerai incessamment… Seulement je charge un peu, en mettant des objets volés dans la poche des amis… Alors se fait entendre une salve générale d’applaudissements, accompagnés de gros éclats de rire… Bien tapé ! bien tapé ! s’écrient à la fois les acteurs et le témoin de cette scène.

– « Bien tapé, je ne dis pas non, reprit Richelot, mais v’la le Bourguignon (le soleil) qui baisse, il est temps de bloquir (vendre), la pièce s’achèvera dans le roulant (fiacre), ou bien en revenant de fourguer. Je vais en chercher un, c’est-il votre sentiment, les autres ?

– » Oui, oui. Partons. »

Le drame était en bon train, nous approchions de la péripétie, mais elle devait être toute autre que ces messieurs ne l’avaient prévu, car le dénouement ne devait nullement répondre au titre de la pièce. Nous montâmes tous en voiture, et nous ordonnâmes au Vacher d’arrêter au coin de la rue de Bretagne et de celle de Touraine. Le nommé Bras, l’un des recéleurs restait à quatre pas. Dubuisson, Commery et Lenoir mirent pied à terre, emportant avec eux la partie de marchandises qu’on était convenu de lui vendre. Pendant qu’ils étaient à conclure le marché, je vis, en mettant la tête à la portière, qu’Annette avait parfaitement rempli mes intentions. Des inspecteurs que j’aperçus les uns stationnant le nez en l’air comme pour chercher un numéro, d’autres se promenant de long en large, en manière de désœuvrés, ne rôdaient sans doute dans ces environs que parce qu’ils y avaient été apostés.

Après dix minutes d’attente, nous fûmes rejoints par les camarades qui étaient allés chez Bras ; ils avaient retirés 125 francs d’objets qui valent au moins six fois plus ; n’importe, on tenait les noyaux et on n’était pas mécontent d’avoir réalisé, tant on était pressé de jouir.

Il nous restait les paquets que nous avions réservés pour la Pomme-Rouge. Parvenus rue de la Juiverie, Richelot me dit : « ah ça ! c’est toi qui vas bloquir, tu connais le fourgat.

– » Ça ne serait pas le plan, lui répondis-je, je lui dois de l’argent, et nous sommes brouillés. »

Je ne devais rien à la Pomme-Rouge, mais nous nous étions vus, et il savait bien que j’étais Vidocq : il aurait donc été imprudent de me montrer : je laissai les amis arranger les affaires, et à leur retour, comme l’apparition d’Annette dans le voisinage de la boutique, me donnait la certitude que la police était en mesure d’agir, je fis la motion de congédier le fiacre et d’aller souper dans le cabaret du Grand-Casuel, sur le quai Pelletier, au coin de la rue Planche-Mibray.

Depuis la visite chez laPomme-Rouge, nous étions riches de quatre-vingts francs de plus, ainsi la somme à notre disposition était assez considérable pour que nous pussions tailler en plein drap, sans crainte de nous trouver à court ; mais nous n’eûmes pas le loisir de nous mettre en dépense : à peine avons-nous soufflé dans nos verres, que la garde entre, et après elle une kyrielle d’inspecteurs : il fallait voir comme à l’aspect des vétérans et des mouchards tous les visages s’allongèrent, ce ne fut qu’un cri : nous sommes servis… L’officier de paix Thibault nous invite à exhiber nos papiers ; les uns n’en ont pas, d’autres ne sont pas en règle, je suis du nombre de ces derniers. « Allons ! commande l’officier de paix, assurez-vous de tous ces gaillards-là, ce qui est bon à prendre est bon à rendre. » On nous attache deux à deux, et l’on nous emmène chez le commissaire. Lapierre était accouplé avec moi. « As-tu de bonnes jambes ? lui dis-je tout bas. – Oui, me répond-il, » et quand nous sommes à hauteur de la rue de la Tannerie, tirant un couteau que j’avais caché dans ma manche, je coupe la corde. « Courage ! Lapierre, courage ! m’écriai-je. » D’un coup de coude dans la poitrine, je renverse le vétéran qui me tenait sous le bras, peut-être était-ce le même qui depuis est devenu la pâture de l’ours Martin ; que ce fut lui ou non, je m’esquive, et en deux enjambées je suis dans une petite ruelle qui conduit à la Seine. Lapierre me suit, et nous parvenons ensemble à gagner le quai des Ormes.

On avait perdu notre trace, j’étais enchanté de m’être sauvé, sans avoir été obligé de me faire reconnaître. Lapierre ne l’était pas moins que moi, car n’ayant pas encore eu le temps de la réflexion, il était loin de me supposer une arrière-pensée ; cependant, si j’avais favorisé son évasion, c’était dans l’espoir de m’introduire sous ses auspices dans quelqu’autre association de voleurs. En fuyant avec lui, j’éloignais les soupçons que ses compagnons et lui-même auraient pu concevoir à mon sujet, et je les maintenais dans la bonne opinion qu’ils avaient de moi. De la sorte, j’espérais me ménager de nouvelles découvertes : puisque j’étais agent secret, il était de mon devoir de me brûler le moins possible.

Lapierre était libre, mais je le gardais à vue, et j’étais prêt à le livrer du moment qu’il ne me serait plus utile.

Nous allâmes toujours courant jusque sur le port de l’hôpital, où nous étant enfin arrêtés, nous entrâmes dans un cabaret pour reprendre haleine et nous reposer. J’y fis venir une chopine afin de nous remettre les sens : « Hein ! dis-je, à Lapierre, en v’là une fière de suée.

– » Oh ! oui, elle est dure à avaler celle-là.

– » Et encore plus à digérer, n’est-ce pas ?

– » On ne m’ôtera pas de l’idée…

– » Quoi ?

– » Tiens, buvons. »

Il n’eut pas plutôt vidé son verre, qu’il devint de plus en plus pensif, « non, non, reprit-il, on ne me l’ôtera pas de l’idée.

– » Ah çà, voyons, explique-toi.

– » Et quand je m’expliquerais.

– » Tu as raison ; vas, tu ferais bien mieux de retirer les bas que tu as à tes pieds, et la cravate qui est à ton cou. »

Lapierre était à peu près dans la même tenue que le célèbre auteur du pied de mouton, lorsque, pour descendre dans le jardin du Palais-Royal, il n’avait d’autre chaussure que les bas à jours et les souliers de satin blanc de sa maîtresse. Comme il me semblait apercevoir dans les yeux de l’ami ce point noir de la méfiance, qui, si l’on n’y prend garde, grandit avec tant de rapidité, j’étais bien aise de lui donner une de ces marques d’intérêt, dont l’effet est de rassurer un esprit ombrageux : tel était mon but, en lui conseillant de retrancher de sa toilette, quelques objets de peu de valeur, que, pendant la revue du butin, ses associés et lui avaient immédiatement appliqués à leur usage. « Que veux-tu que j’en fasse, me dit Lapierre ?

– » On les jette à l’eau.

– » Pas si bête ! des bas de soie tout neufs, et un madras qui n’est pas encore ourlé.

– » Belles foutaises !

– » Tu planches (tu veux rire), mon homme, jette donc les tiens. »

Je lui fais observer que je n’avais rien sur moi qui pût me compromettre, « tu es comme les lièvres, ajoutai-je, tu perds la mémoire en courant, ne te souviens-tu pas qu’il n’y a pas eu de cravate pour moi, et avec des mollets de cette taille (je relevais mon pantalon), ne veux-tu pas que j’aille mettre des bas de femme ? Bon pour vous autres qui irez au paradis en joie.

– » Nous sommes montés sur des flûtes, que tu veux dire ? (en même temps s’étant déchaussé, il tournait et retournait les bas qu’il enveloppa dans le madras). »

Les voleurs sont tout à la fois avares et prodigues : il sentait la nécessité de faire disparaître ces pièces de conviction, mais le cœur lui saignait de s’en défaire sans aucun profit pour lui. Ce qui est le produit du vol est souvent si chèrement payé, que le sacrifice en est toujours pénible.

Lapierre, voulut à toute force, vendre les bas et le madras ; nous allâmes ensemble rue de la Bûcherie, les offrir à un marchand qui nous en donna quarante-cinq sous. Lapierre paraissait avoir pris son parti sur la catastrophe du Grand-Casuel ; cependant il était contraint dans ses manières, et si je jugeais bien de ce qui se passait à son intérieur, malgré mes efforts pour me réhabiliter dans son opinion, je lui étais terriblement suspect. De semblables dispositions n’étaient guère favorables à mes projets ; persuadé dès lors qu’il ne me restait qu’à en finir avec lui le plus promptement possible, je dis à Lapierre : « Si tu veux, nous irons souper à la place Maubert.

– » Je le veux bien, me répond-il. »

Je l’emmène aux Deux-Frères, où je demande du vin, des côtelettes de porc frais et du fromage. À onze heures, nous étions encore attablés ; tout le monde se retire, et l’on nous apporte notre compte, qui se monte à quatre francs cinquante centimes. Aussitôt je me fouille, « Ma pièce de cinq francs ! ma pièce de cinq francs ! où est-elle ? » Je m’en informe à toutes mes poches, je me tâte de la tête aux pieds ; « Mon dieu ! je l’aurai perdue en courant ; cherche, Lapierre, ne l’aurais-tu pas ?

– » Non, je n’ai que mes quarante-cinq sous et pas un f… avec.

– » Donne toujours, je vais tâcher d’arranger ça avec les parents de la fille. » J’offre au cabaretier deux francs cinquante centimes, en promettant de lui apporter le surplus le lendemain ; mais il n’entend pas de cette oreille-là. « Ah ! vous croyez, dit-il, qu’il n’y a qu’à venir s’empiffrer ici et me payer ensuite en monnaie de singe.

– » Mais, lui fis-je observer, c’est un accident qui peut arriver au plus honnête homme.

– » Contes que tout cela ! Quand on est désargenté on se le brosse, ou l’on prend un litre, et l’on ne va pas se taper un souper à l’œil (à crédit).

– » Ne vous fâchez pas, mon brave ; si cela accommodait les épinards, à la bonne heure.

– » Allons ! pas tant de raisons, payez-moi, ou je vais envoyer chercher la garde.

– » La garde ! tiens, voilà pour elle et pour toi, lui dis-je, en accompagnant ces paroles d’un geste de mépris fort usité parmi les gens du peuple.

– » Ah, gredin ! ce n’est pas assez d’emporter ma marchandise, s’écrie-t-il en me mettant son poing sous le nez. – Ne frappe pas, répliquai-je à l’apostrophe, ne frappe pas, ou… » Il s’avance, et de main de maître, je lui applique un soufflet.

Pour le coup, c’était une rixe ; Lapierre prévoit que cela va devenir du vilain, il juge qu’il est temps de jouer des fuseaux ; mais au moment où il se dispose à gagner plus au pied qu’à la toise, sauf à moi à me débarbouiller comme je pourrais, le garçon le saisit à la gorge en criant au voleur !

Le poste était à deux pas, les soldats accourent, et, pour la seconde fois de la journée, nous voici placés entre deux rangées de ces chandelles de Maubeuge, dont la mèche sent la poudre à canon. Mon camarade essaya de démontrer au caporal qu’il n’y avait pas de sa faute, mais l’ancien ne se laissa pas fléchir, et l’on nous enferma au violon : dès lors, Lapierre devient taciturne et triste comme un père de La Trappe ; il ne desserre plus les dents ; enfin, vers les deux heures du matin, le commissaire fait sa ronde, il demande qu’on lui présente les personnes arrêtées, Lapierre paraît le premier, on lui dit qu’il sortira s’il consent à payer. On m’appelle à mon tour ; j’entre dans le cabinet, je reconnais M. Legoix, il me reconnaît également ; en deux mots je lui explique ce dont il s’agit, je lui indique l’endroit où ont été vendus les bas et la cravate, et tandis qu’il se hâte d’aller saisir ces objets indispensables pour faire condamner Lapierre, je retourne auprès de ce dernier. Il n’était plus silencieux. « Le bandeau est tombé, me dit-il, je vois ce qu’il en est, c’est fait à la main.

– » C’est bien ! tu joues ton rôle, mais moi je te parlerai plus franchement. Oui, c’est fait à la main, et si tu veux que je te le dise, je crois que c’est toi qui nous a fait emballer.

– » Non, mon ami, ce n’est pas moi ; j’ignore qui, mais je te soupçonne plus que qui que ce soit. » À ces mots, je me fâche, il s’emporte ; aux menaces succèdent les voies de fait, nous nous battons et l’on nous sépare. Dès que nous ne sommes plus ensemble, je retrouve ma pièce de cent sous, et comme le cabaretier n’avait pas porté en compte le soufflet qu’il avait reçu, elle me suffit non-seulement pour satisfaire à toutes ses réclamations, mais encore pour offrir à messieurs du corps-de-garde, je ne dirai pas le coup de l’étrier, mais cette petite goutte de la délivrance que le péquin paie volontiers. Ce tribut acquitté, il n’y avait plus de motif de me retenir : je filai sans faire mes adieux à Lapierre, qui était bien recommandé, et le lendemain je sus que le succès le plus complet avait couronné mon œuvre : les deux époux Bras et la Pomme-Rouge avaient été surpris au milieu des preuves matérielles de l’infâme trafic auquel ils se livraient ; on avait saisi sur les voleurs les effets qu’ils avaient immédiatement appliqués à leur usage, et ils avaient été contraints d’avouer… Lapierre seul avait tenté la voie de la dénégation ; mais confronté au marchand de la rue de la Bûcherie, il finit par reconnaître l’homme, les bas et le madras accusateurs. Toute la bande, voleurs et recéleurs, fut écrouée à la Force, dans l’expectative du jugement : là ils ne tardèrent pas à apprendre que le camarade qui avait joué le personnage de Vidocq enfoncé, était Vidocq l’enfonceur. Grande fut la surprise ; comme ils durent s’en vouloir de s’être enferrés d’eux-mêmes avec un comédien de espèce ! L’arrêt confirmé, tous furent dirigés sur le bagne. La veille de leur départ, j’étais présent lorsqu’on leur passa le fatal collier. En me voyant, ils ne purent s’empêcher de sourire.

« Contemple ton ouvrage, me dit Lapierre ; te voilà content, gredin !

– » Je n’ai du moins aucun reproche à me faire, ce n’est pas moi qui vous ai recommandé de voler. Ne m’avez-vous pas appelé ? Pourquoi être si confiants ? Quand on fait un métier comme le vôtre, il faut un peu mieux se tenir sur ses gardes.

– » C’est égal, dit Commery, t’as beau en coquer (dénoncer) tu rabattras au pré (tu retourneras aux galères).

– » En attendant, bon voyage ! Retenez ma place, et si jamais vous revenez à Pantin (Paris), ne vous laissez plus prendre au traquenard. »

Après cette riposte, ils se mirent à converser entre eux :

« Il se f… encore de nous, disait Rousselot ; c’est bon, je lui garde un chien de ma chienne.

– » Pour ton honneur, ne parle pas, lui répliqua le garçon de chantier, c’est toi qui l’as amené. Puisque tu le connaissais, tu devais savoir qu’il était à la manque (capable de trahir).

– » Eh oui ! c’est Rousselot qui nous vaut ça, soupira la Pomme-Rouge, sous le marteau, dont le coup déjà lancé faillit lui rompre la tête.

– Ne bouge donc pas, recommanda avec brutalité le serrurier de l’établissement. Toujours est-il, reprit le recéleur, que c’est lui qui a vendu la calebasse, et que sans lui…

– » Te tiendras-tu, mâtin ? gare à la caboche ! »

Ces mots furent les derniers que j’entendis ; mais en m’éloignant, je vis à certains gestes, que le colloque s’animait de plus en plus. Que se disaient-ils ? je n’en sais rien.

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