I

Il naquit en 1821, à Moscou, dans l’hôpital des pauvres ; par une destination implacable, ses yeux s’ouvrirent sur le spectacle dont ils ne devaient jamais se détourner, sur les formes les plus envenimées du malheur. Son père, un médecin militaire retraité, était attaché à cet établissement. Sa famille appartenait à ces rangs infimes de la noblesse où se recrute le peuple des petits fonctionnaires : comme toutes ses pareilles, elle possédait un modeste bien et quelques serfs, dans le gouvernement de Toula. On menait parfois l’enfant à cette campagne ; ces premières visions de la vie des champs reparaîtront de loin en loin dans son œuvre, mais rares et courtes. Au rebours des autres écrivains russes, amoureux de la nature et toujours ramenés à celle où ils ont grandi, Dostoïevsky ne lui prêtera qu’une attention distraite ; psychologue, l’âme humaine retiendra toute sa vue, ses paysages préférés seront les faubourgs des grandes villes, les rues de misère. Dans ces souvenirs de l’enfance où le talent puise sa coloration particulière, vous ne sentirez guère l’influence des bois paisibles et des cieux libres : quand l’imagination du romancier se retrempera à sa source, elle reverra le jardin de l’hospice, les apparitions maladives sous la robe brune et le bonnet blanc d’uniforme, les jeux timides entre les « humiliés » et les « offensés ».

Les enfants du médecin étaient nombreux, la vie malaisée. Après les premières études dans une pension de Moscou, le père obtint que les deux aînés, Michel et Féodor, fussent admis à l’École des ingénieurs militaires, à Pétersbourg. Une vive amitié, resserrée par une vocation commune pour la littérature, unit toujours les deux frères ; ils se furent d’un mutuel appui dans les grandes crises qui les frappèrent ensemble ; les lettres adressées à Alexis tiennent la meilleure place dans le volume de Correspondance, qui nous renseignera sur la vie intime de Féodor Michaïlovitch. Tous deux se trouvaient fort dépaysés dans cette école du génie qui remplaçait pour eux l’université. L’éducation classique a manqué à Dostoïevsky ; elle lui eût donné la politesse et l’équilibre qu’on gagne au commerce précoce des lettres. Il y suppléait tant bien que mal en lisant Pouchkine et Gogol, les romans français, Balzac, Eugène Sue, George Sand, qui paraît avoir eu un grand ascendant sur son imagination. Mais Gogol était sont maître favori ; les Âmes mortes lui révélaient ce monde des humbles vers lequel il se sentait attiré. Sorti de l’école en 1843, avec le grade de sous-lieutenant, Dostoïevsky ne garda pas longtemps ses torsades d’ingénieur ; un an plus tard, il donnait sa démission pour se vouer exclusivement aux occupations littéraires.

À partir de ce jour commence, pour durer pendant quarante ans, le duel féroce de l’écrivain et de la misère. Le père était mort, le maigre patrimoine dispersé entre les enfants, vite évanoui. Le jeune Féodor Michaïlovitch entreprend des traductions, sollicite les journaux et les libraires. Pendant quarante ans, sa correspondance, qui fait penser à celle de Balzac, ne sera qu’un long cri d’angoisse, une récapitulation des dettes qu’il traîne derrière lui, une lamentation sur ce métier de « cheval de fiacre » loué d’avance aux éditeurs. Il n’aura de pain assuré que celui du bagne, pendant les années qu’il y passera. Très-dur aux privations matérielles, Dostoïevsky était sans force contre les blessures morales que fait l’indigence ; l’orgueil douloureux qui formait le fond de son caractère souffrait horriblement de tout ce qui trahissait sa pauvreté. On sent la plaie vive dans ses lettres, on la sent chez les héros de ses romans, en qui son âme est si visiblement incarnée ; tous sont torturés par une vergogne ombrageuse. Avec cela malade déjà, victime de ses nerfs ébranlés, visionnaire même ; il se croit menacé de tous les maux ; il laisse parfois sur son bureau, en s’endormant, des tablettes qui portent cette recommandation : « Peut-être que cette nuit je tomberai dans un sommeil léthargique ; ainsi qu’on prenne garde de m’ensevelir avant un certain nombre de jours… »

Ce qui n’était point une vision, c’était le mal terrible, le mal sacré, dont il ressentit alors les premières attaques. On a prétendu qu’il l’avait contracté plus tard, en Sibérie ; un ami de sa jeunesse m’affirme que, dès cette époque, Féodor Michaïlovitch se roulait dans les rues, l’écume à la bouche. Oui, il était bien tel dès lors que nous l’avons connu sur son déclin, un frêle et vivace faisceau de nerfs exaspérés, une âme féminine dans l’enveloppe d’un paysan russe ; concentré, sauvage, halluciné, avec des flots de vague tendresse qui lui noyaient le cœur quand il regardait les basses régions de la vie.

Seul le travail le consolait et le ravissait. Dans ses lettres, il narre ses projets de romans avec des explosions d’enchantement naïf ; et plus tard, c’est avec le souvenir de ces premières ivresses qu’il fera parler un des personnages tirés de lui-même, le romancier qui figure dans Humiliés et offensés : « Si j’ai jamais été heureux, ce ne fut point pendant les premières minutes enivrées de mes succès, mais alors que je n’avais encore lu ni montré mon manuscrit à personne ; pendant ces longues nuits passées au milieu de rêves et d’espérances enthousiastes, dans un amour passionné pour mon travail ; lorsque je vivais avec ma chimère, avec les personnages créés par moi, comme avec des parents, des êtres existant réellement : je les aimais ; je me réjouissais ou je m’affligeais avec eux, et il m’est arrivé de verser des larmes sincères sur les mésaventures de mon pauvre héros. »

Cela se voit bien dans son premier roman, celui qui contient en germe tous les autres, les Pauvres Gens. Dostoïevsky l’écrivit à vingt-trois ans ; il a raconté sur la fin de sa vie, dans le Carnet d’un écrivain, la belle histoire de ce début. Le pauvre petit ingénieur ne connaissait pas une âme dans le monde littéraire et ne savait que faire de son manuscrit. Un de ses camarades, M. Grigorovitch, qui tient une place honorée dans les lettres et m’a confirmé cette anecdote, porta le manuscrit chez Nékrassof, le poëte des déshérités. À trois heures du matin, Dostoïevsky entendit frapper à sa porte : c’était Grigorovitch qui revenait, amenant Nékrassof. Le poëte se précipita dans les bras de l’inconnu avec une émotion communicative ; il avait lu toute la nuit le roman, il en avait l’âme bouleversée. Nékrassof vivait, lui aussi, de cette vie méfiante et dérobée qui fut le partage de presque tous les écrivains russes à cette époque. Ces cœurs fermés, jetés l’un à l’autre par une impulsion irrésistible, se débondèrent au premier choc avec toute la générosité de leur âge ; l’aube surprit les trois enthousiastes attardés dans une causerie exaltée, dans une communion d’espérances, de rêves d’art et de poésie.

En quittant son protégé, Nékrassof alla droit chez Biélinsky, l’oracle de la pensée russe, le critique dont le nom seul épouvantait les débutants. « Un nouveau Gogol nous est né ! s’écria le poëte en entrant chez son ami. — Il pousse aujourd’hui des Gogol comme des champignons », répondit le critique de son air le plus refrogné ; et il prit le manuscrit comme il eût fait d’une croûte de pain empoisonnée. On sait que, par tous pays, les grands critiques prennent ainsi les manuscrits. Mais, sur Biélinsky aussi, l’effet de la lecture fut magique ; quand l’auteur, tremblant d’angoisse, se présenta chez son juge, celui-ci l’apostropha comme hors de lui : « Comprenez-vous bien, jeune homme, toute la vérité de ce que vous avez écrit ? Non, avec vos vingt ans, vous ne pouvez pas le comprendre. C’est la révélation de l’art, le don d’en haut : respectez ce don, vous serez un grand écrivain ! » — Quelques mois après, les Pauvres Gens paraissaient dans une revue périodique, et la Russie ratifiait le verdict de son critique.

L’étonnement de Biélinsky était bien justifié. On se refuse à croire qu’une âme de vingt ans ait enfanté une tragédie si simple et si navrante. À cet âge, on devine le bonheur, science de la jeunesse, apprise sans maître, et qu’on désapprend dès qu’on cherche à l’appliquer ; on invente des douleurs héroïques et voyantes, de celles qui portent leur consolation dans leur grandeur et leur fracas ; mais la souffrance du déclin, toute plate, toute sourde, la souffrance honteuse et cachée comme une plaie, où l’avait-il apprise avant le temps, ce misérable génie ? — C’est une histoire bien ordinaire, une correspondance entre deux personnages. Un petit commis de chancellerie, usé d’années et de soucis, descend la pente de sa triste vie, en luttant contre la détresse matérielle, les supplices d’amour-propre ; pour un rien, il ne serait que ridicule, cet expéditionnaire ignorant et naïf, souffre-douleur de ses camarades, commun de parler, médiocre de pensée, qui met toute sa gloire à bien copier ; mais sous cette enveloppe vieillie et falote, un cœur d’enfant s’est conservé, si candide, si dévoué, j’ai failli dire si saintement bête dans le don sublime de soi-même ! C’est le type de prédilection de tous les observateurs russes, celui qui résume ce qu’il y a de meilleur dans le génie de leur peuple ; c’est la Loukéria des Reliques vivantes pour Tourguénef, le Karataïef de Guerre et paix pour Tolstoï. Mais ceux-là ne sont que des paysans ; le Diévouchkine des Pauvres Gens est de quelques degrés plus élevé sur l’échelle intellectuelle et sociale.

Dans cette, vie, noire et glacée comme une longue nuit de décembre russe, il y a un rayon de clarté, une joie ; vis-à-vis de la soupente où l’expéditionnaire copie ses dossiers, dans un autre pauvre logis, une jeune fille habite ; c’est une parente lointaine, battue du sort, elle aussi, et qui n’a au monde que la faible protection de son ami ; isolées, étouffées de tout côté par la pression brutale des hommes et des choses, ces deux misères se sont appuyées l’une sur l’autre pour s’entr’aimer et s’entraider à ne pas mourir. Dans cette affection mutuelle, l’homme apporte une abnégation discrète, une délicatesse d’autant plus charmante qu’elle jure avec la gaucherie habituelle de ses idées et de ses actes ; fleur timide, née sur une pauvre terre, dans les ronces, et qui ne se trahit que par son parfum. Il s’impose des privations héroïques pour soutenir et même pour égayer l’existence de son amie ; elles sont bien cachées, on ne les devine que par quelques maladresses dans son style. Lui-même les trouve si naturelles ! C’est tour à tour le sentiment d’un père, d’un frère, d’un bon vieux chien ; ainsi l’appellerait de bonne foi le pauvre homme, s’il cherchait à s’analyser ; et pourtant, je sais bien le vrai nom de ce sentiment ; mais n’allez pas le lui dire, il mourrait de honte en entendant le mot.

Le caractère de la femme est tracé avec un art surprenant ; elle est bien supérieure à son ami par l’esprit et l’éducation, elle le guide dans les choses de l’intelligence où il est si neuf ; tendre et faible, avec un cœur moins sûr, moins résigné. Elle n’a pas tout à fait renoncé à vivre, celle-là : sans cesse elle se récrie contre les sacrifices que Diévouchkine s’impose, elle le supplie de ne pas s’inquiéter d’elle ; puis un cri de dénuement lui échappe, ou même un désir enfantin, l’envie d’un chiffon. Les deux voisins ne peuvent se voir qu’à de longs intervalles, pour ne pas donner à jaser ; une correspondance presque quotidienne s’est établie entre eux. Ces lettres nous apprennent leur passé, leur morose histoire, les petits incidents de leur vie de chaque jour, leurs déceptions ; les terreurs de la jeune fille, poursuivie par le vice aux aguets, les désespoirs de l’employé, courant après son pain, cherchant piteusement à défendre les lambeaux de sa dignité d’homme, arrachés par des mains cruelles. Enfin la crise survient. Diévouchkine perd sa seule joie. Vous croyez sans doute qu’elle va lui être ravie par un jeune amour, prenant dans le cœur de sa protégée la place de l’affection fraternelle ; oh ! non, c’est bien plus humain, bien plus triste.

Un homme, qui a jadis recherché cette personne et à qui revient une bonne part des difficultés présentes, lui offre sa main, il est d’âge mûr, très-riche, un peu suspect ; pourtant sa proposition est honorable ; lasse de lutter contre la fatalité, persuadée peut-être qu’elle allège d’autant les difficultés où se débat son ami, la malheureuse accepte. Ici l’étude de caractère est d’une vérité achevée ; la fiancée passant de l’indigence au luxe est grisée un instant par cette nouvelle atmosphère : des toilettes, des bijoux, enfin ! Dans sa cruauté ingénue, elle remplit les dernières lettres de détails sur ces graves sujets ; par habitude, elle charge ce bon Diévouchkine, qui lui faisait jadis toutes ses emplettes, d’aller chez la modiste, chez le joaillier. Est-ce à dire que ce soit une âme vile, indigne du sentiment exquis qu’elle avait inspirée ? Le lecteur n’a pas une minute cette impression, tant le narrateur sait garder la note juste. Non, c’est un peu de jeunesse et d’humanité qui remonte à la surface de cette âme écrasée : comment lui en vouloir ? Et puis, cette cruauté s’explique par le malentendu des deux sentiments ; pour elle, ce n’est qu’une amitié qui restera fidèle, reconnaissante, bien qu’un peu moins étroite : comment comprendrait-elle que pour lui, c’est le désespoir ? Car une des conditions du mariage est de partir aussitôt pour une province éloignée. Jusqu’à la dernière heure, Diévouchkine répond aux lettres avec des détails minutieux sur les commissions dont il s’acquitte, avec de grands efforts pour se reconnaître dans les dentelles et les rubans ; à peine si un frisson réprimé trahit çà et là l’épouvante qui l’envahit, à l’idée de l’abandon prochain ; mais dans la dernière lettre, le cœur déchiré se fend, le malheureux homme voit devant lui son affreux reste de vie, seule, vide ; il ne sait plus ce qu’il écrit ; et néanmoins sa plainte est discrète, il ne semble pas deviner encore tout le secret de sa douleur. Le drame finit sur ce gémissement, prolongé dans la solitude, derrière le train qui sépare les « pauvres gens ».

Il y a déjà quelques longueurs dans ce premier livre ; mais le défaut est bien moins sensible qu’il ne le sera par la suite. Certains tableaux sont saisis en pleine réalité, avec une vigueur tragique. — La jeune femme raconte la mort d’un étudiant, son voisin dans la maison, et le désespoir du père, un vieillard simple et illettré, qui vivait dans une admiration craintive pour l’intelligence de son fils, si savant.

« Anna Féodorovna, notre propriétaire, s’occupa des obsèques. Elle acheta une bière toute simple et loua un charretier avec son tombereau. Pour se couvrir de ses dépenses, Anna Féodorovna prit tous les livres et toutes les hardes du défunt. Le vieux se querella avec elle, il fit grand tapage et lui arracha autant de livres qu’il put ; il fut comme hébété, sans mémoire ; il tournait sans relâche autour du cercueil, d’un air affairé, cherchant a se rendre utile ; tantôt il arrangeait les couronnes placées sur le corps, tantôt il allumait ou changeait les cierges. On voyait que ses idées ne pouvaient se fixer sur rien avec suite.

« Ni ma mère ni Arma Féodorovna n’allèrent à l’église pour l’absoute. Ma mère était malade, Anna Féodorovna s’était disputée avec le vieux et ne voulait plus se mêler de rien. J’allai seule avec lui. Pendant la cérémonie, je fus prise d’une peur vague, comme un pressentiment d’avenir ; je pouvais à peine me tenir sur mes jambes. Enfin on cloua le cercueil, on le chargea sur la charrette et on l’emmena, le charretier fit prendre le trot à son cheval. Le vieux courait derrière et sanglotait bruyamment. Ses sanglots étaient haletants, coupés de hoquets par l’essoufflement de la course. Le pauvre homme perdit son chapeau et ne s’arrêta pas pour le ramasser. La plaie ruisselait sur sa tête ; un vent froid s’éleva, la pluie se changea en givre qui piquait le visage. Le vieux semblait ne pas s’apercevoir de cet affreux temps ; il courait toujours en sanglotant d’un côté de la charrette à l’autre. Les pans de sa redingote usée battaient au vent, comme de grandes ailes ; de toutes ses poches des livres tombaient ; il avait dans les mains un gros volume et l’étreignait contre lui de toute sa force. Les passants se découvraient et se signaient. Quelques-uns se retournaient et regardaient avec étonnement ce vieillard. À chaque instant, il perdait des livres qui roulaient dans la boue. On l’arrêtait pour les lui montrer ; il les ramassait et courait de plus belle pour rattraper la bière. Au coin de la rue, une vieille mendiante se mit à accompagner le convoi avec lui. La charrette disparut au tournant, et je les perdis de vue. »

Je voudrais citer d’autres morceaux : j’hésite et ne trouve pas. C’est le plus bel éloge qu’on puisse faire d’un roman. La structure est si solide, les matériaux si simples et si bien sacrifiés à l’impression d’ensemble, qu’un fragment détaché perd toute valeur ; il ne signifie pas plus que la pierre arrachée d’un temple grec, où toute la beauté réside dans les lignes générales. C’est le don inné chez les grands romanciers russes ; les pages de leurs livres s’accumulent sans bruit, gouttes d’eau lentes et creusantes ; tout d’un coup, et sans avoir aperçu la crue, on se trouve perdu sur on lac profond, submergé par cette mélancolie qui monte.

Un autre trait leur est commun, où Tourguénef excella et où Dostoïevsky l’a peut-être dépassé : l’art d’éveiller avec une ligne, un mot, des résonnantes infinies, des séries de sentiments et d’idées. Dans les Pauvres Gens, cet art est déjà tout entier. Les mots que vous lisez sur ce papier, il semble qu’ils ne soient pas écrits en longueur, mais en profondeur ; ils traînent derrière eux de sourdes répercussions, qui vont se perdre on ne sait où ; c’est le clavier de l’orgue, ces touches étroites d’où le son paraît sortir, et qui se relient par d’invisibles conduites au vaste cœur de l’instrument, au réservoir d’harmonie où grondent les tempêtes. Quand on tourne la dernière page, on connaît les deux personnages comme si l’on eût vécu des années auprès d’eux ; l’auteur ne nous a pas dit la millième partie de ce que nous savons sur eux, et cependant nous le savons de science certaine, tant ses indications sont révélatrices. J’en demande pardon à nos écoles de précision et d’exactitude, mais décidément l’écrivain est surtout puissant par ce qu’il ne dit pas : nous lui sommes reconnaissants de tout ce qu’il nous laisse deviner.

Œuvre désolée, qui pourrait porter comme épigraphe ce que Diévouchkine écrit d’un de ses compagnons de misère, frappé par un nouveau coup : « Ses larmes coulaient : peut-être n’était-ce pas de ce chagrin, mais comme cela, par habitude, ses yeux étant toujours humides. Œuvre de tendresse, sortie du cœur tout d’un jet, Dostoïevsky y a déposé toute sa nature, sa sensibilité maladive, son besoin de pitié et de dévouement, son amère conception de la vie, son orgueil farouche et toujours endolori. Comme les lettres simulées de Diévouchkine, ses lettres de cette époque parlent des souffrances inconcevables que lui faisait éprouver « sa redingote honteuse ». — Pour partager la surprise de Nékrassof et de Biélinsky, pour comprendre l’originalité de cette création, il faut la replacer à son moment littéraire. Les Récits d’un chasseur ne devaient paraître que cinq ans plus tard. Il est vrai, Gogol avait fourni le thème, dans le Manteau ; mais Dostoïevsky substituait à la fantaisie de son maître une émotion suggestive.

Il continua dans la même voie, par des essais qui marquèrent moins ; son talent inquiet chercha dans d’autres directions, et même dans la drôlerie, avec la farce qui porte ce singulier titre : la Femme d’un autre et le mari sous le lit. La plaisanterie y est grosse et lourde ; ce qui manquait le plus à notre romancier, c’était la bonne humeur ; il avait la finesse philosophique et la finesse du cœur, il n’entendait rien à cette finesse qui est le sourire de l’esprit. — La destinée allait se charger de le remettre dans son chemin avec la rudesse qu’elle apporte parfois à ses indications. Nous touchons à la terrible épreuve qui constitue à cet homme une physionomie tragique entre tous les écrivains.

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