On a vu plus haut quel esprit animait les cercles d’étudiants qui se formèrent après 1840, comment ces jeunes gens se réunissaient pour lire et discuter Fourier, Louis Blanc, Proudhon. Vers 1847, ces cercles s’ouvrirent à des publicistes, à des officiers ; ils se relièrent entre eux sous la direction d’un ancien étudiant, l’auteur du Dictionnaire des termes étrangers, l’agitateur Pétrachevsky. L’histoire de la conspiration de Pétrachevsky est encore mal connue, comme toute l’histoire de ce temps. Il est certain néanmoins que deux courants se dessinèrent parmi les affiliés : les uns se rattachaient à leurs prédécesseurs, les décembristes de 1825 ; ceux-là se bornaient à rêver l’émancipation des serfs et une constitution libérale. Les autres devançaient leurs successeurs, les nihilistes actuels, et réclamaient la ruine radicale de notre vieille maison sociale.
L’âme de Dostoïevsky, telle qu’on a déjà pu l’entrevoir, était une proie désignée pour ces entraînements d’idées ; elle leur appartenait par sa générosité, comme par ses chagrins et ses révoltes. Il a raconté longtemps après, dans le Carnet d’un écrivain, comment il fut endoctriné par Biélinsky, comment son protecteur littéraire l’attira au socialisme et voulut le convertir à l’athéisme ; ces pages, écrites en 1873, sont amères et outrées, elles ont eu le tort de venir trop tard, quand la mort avait clos les lèvres qui eussent pu protester.
L’auteur de Pauvres Gens fut bientôt assidu aux réunions inspirées par Pétrachevsky. Il est hors de doute qu’il y prit place parmi les modérés, ou, pour dire plus juste, parmi les rêveurs indépendants : du mysticisme, de la pitié, c’est tout ce qu’il pouvait dégager d’une doctrine politique ; son incapacité pour l’action rendait ce métaphysicien peu dangereux. Le jugement prononcé contre lui par la suite ne relevait que des charges bien vénielles : la participation aux réunions, « à des entretiens sur la sévérité de la censure », la lecture ou seulement l’audition de quelques pamphlets délictueux, le concours éventuel promis à une typographie en projet. Ces crimes d’opinion paraîtront bien légers, surtout si on les balance avec le châtiment rigoureux qu’ils provoquèrent. La police était alors si imparfaite qu’elle ignora pendant deux ans ce qui se tramait dans les cercles des mécontents ; enfin il se trouva un faux frère pour la renseigner. Pétrachevsky et ses amis achevèrent de se trahir dans un banquet donné en l’honneur de Fourier ; on y prêcha, dans le style de l’époque, la destruction de la famille, de la propriété, des rois et des dieux ; ce qui n’empêcha pas les conspirateurs de se donner rendez-vous à un autre banquet où l’on célébrait « le fondateur du christianisme ». Dostoïevsky n’assista pas à ces agapes sociales.
Ceci se passait, — on ne doit pas l’oublier en lisant ce qui va suivre, — au lendemain des journées de juin qui avaient terrifié l’Europe, un an après d’autres banquets qui avaient renversé un trône. L’empereur Nicolas était sensible et humain ; il se faisait violence pour être impitoyable, avec la conviction religieuse que Dieu l’avait élu à la seule fin de sauver un monde qui croulait. Ce souverain méditait l’affranchissements des serfs ; par un malentendu fatal, il allait frapper des hommes dont quelques-uns n’avaient commis d’autre crime que de vouloir le même bienfait. L’histoire n’est équitable que si elle plonge dans toutes les consciences pour vérifier leurs mobiles et éprouver les ressorts qui les ont fait agir. Mais l’heure de lutte dont je parle n’était pas propice aux explications et aux jugements rassis.
Le 23 avril 1849, à cinq heures du matin, trente-quatre suspects furent arrêtés. Les deux frères Dostoïevsky étaient du nombre. On conduisit les prévenus à la citadelle, on les mit au secret dans les casemates du ravelin Alexis, lieu lugubre, hanté d’ombres douloureuses. Ils y restèrent huit mois, sans autres distractions que les interrogatoires des commissaires enquêteurs ; à la fin seulement, on toléra dans leurs cellules quelques livres de piété. Féodor Michaïlovitch écrivait plus tard à son frère, assez promptement relâché faute de préventions suffisantes : « Pendant cinq mois j’ai vécu de ma propre substance, c’est-à-dire de mon seul cerveau et de rien autre… Penser perpétuellement et seulement penser, sans aucune impression extérieure pour renouveler et soutenir la pensée, c’est pesant… J’étais comme sous une machine à faire le vide, d’où on retirait tout l’air respirable. » — Cette comparaison énergique gardait alors sa justesse bien au delà des glacis de la citadelle russe. Hippolyte Debout, l’un des prisonniers, a noté dans ses souvenirs la seule consolation qui leur fût donnée. Un jeune soldat de la garnison, de faction dans le corridor, s’était attendri sur l’isolement des détenus ; de temps en temps, il entrouvrait le judas pratiqué dans les portes des casemates et chuchotait : « Vous vous ennuyez bien ? souffrez avec patience, le Christ aussi a souffert. » Ce fut peut-être en entendant la parole du soldat que Dostoïevsky conçut quelques-uns de ces caractères où il a si bien peint la pieuse résignation du peuple russe.
Le 22 décembre, on vint extraire les prévenus, sans les instruire du jugement rendu contre eux en leur absence par la cour militaire. Ils n’étaient plus que vingt et un ; les autres avaient été relaxés. On les conduisit sur la place de Semenovsky, où un échafaud était dressé. Tandis qu’on les groupait sur la plate-forme et qu’ils fraternisaient en se reconnaissant, Dostoïevsky communiqua à l’un d’eux, Montbelli, qui l’a raconté depuis, le plan d’une nouvelle à laquelle il travaillait dans sa prison. Par un froid de 21 degrés Réaumur, les criminels d’État durent quitter leurs habits et écouter en chemise la lecture du jugement, qui dura une demi-heure. Comme le greffier commençait, Féodor Michaïlovitch dit à son voisin, Dourof : « Est-il possible que nous soyons exécutés ? » Cette idée se présentait alors pour la première fois à son esprit. Dourof répondit d’un geste, en lui montrant une charrette chargée d’objets dissimulés sous une bâche qui semblaient être des cercueils. La lecture finit sur ces mots : « … sont condamnés à la peine de mort et seront fusillés. » Le greffier descendit de l’échafaud, un prêtre y monta, la croix entre les mains, et exhorta les condamnés à se confesser. Un seul, un homme de la classe marchande, se rendit à cette invitation ; tous les autres baisèrent la croix. On attacha au poteau Pétrachevsky et deux des principaux conjurés. L’officier fit charger les armes à la compagnie rangée en face et prononça les premiers commandements.
Comme les soldats abaissaient leurs fusils, un guidon blanc fut hissé devant eux ; alors seulement, les vingt et un apprirent que l’Empereur avait réformé le jugement militaire et commué leur peine. Les télègues qui attendaient au pied de l’échafaud devaient les conduire en Sibérie. On détacha les chefs ; l’un d’eux, Grigorief, avait été frappé de folie et ne retrouva jamais ses facultés.
Tout au contraire, Dostoïevsky a souvent affirmé depuis, et de la meilleure foi du monde, qu’il serait immanquablement devenu fou dans la vie normale, si cette épreuve et celles qui suivirent lui eussent été épargnée. Durant sa dernière année de liberté, l’obsession de maladies chimériques, le trouble de ses nerfs et les « frayeurs mystiques » le menaient droit au dérangement mental, à l’en croire ; il ne fut sauvé, assure-t-il, que par ce brusque changement d’existence, par la nécessité de se roidir contre les coups qui l’accablèrent alors. Je le veux bien ; les secrets de l’âme sont insaisissables, et il est certain que rien ne guérit des maux imaginaires comme un malheur véritable ; pourtant, j’incline à penser qu’il y avait quelque illusion d’orgueil de cette affirmation. À lire attentivement toutes les œuvres ultérieures du romancier, on retrouve toujours un point où l’ébranlement cérébral de cette affreuse minute est persistant. Dans chacun de ses livres, il ramènera une scène pareille, le récit ou le rêve d’une exécution capitale, et il s’acharnera à l’étude psychologique du condamné qui va mourir ; remarquez l’intensité particulière de ces pages, on y sent l’hallucination d’un cauchemar qui habite dans quelque retraite douloureuse du cerveau.
L’arrêt impérial, moins rigoureux pour l’écrivain que pour les autres, réduisait sa peine à quatre ans de travaux forcés ; ensuite, l’inscription au service comme simple soldat, avec perte de la noblesse, des droits civils. Les déportés montèrent séance tenante dans les traîneaux, le convoi s’achemina vers la Sibérie. À Tobolsk, après une dernière nuit passée en commun, ils se dirent adieu ; on les ferra, on leur rasa la tête, on les dirigea sur des destinations différentes. Ce fut là, dans la prison d’étapes, qu’ils reçurent la visite des femmes des décembristes. On sait quel admirable exemple avaient donné ces vaillantes ; appartenant aux plus hautes classes sociales, à la vie heureuse, elles avaient tout quitté, suivi en Sibérie leurs maris exilés ; depuis vingt-cinq ans, elles erraient à la porte des bagnes. En apprenant que la patrie envoyait une nouvelle génération de proscrits, ces femmes vinrent à la prison ; institutrices de souffrance et de courage, elles enseignèrent au malheur nouveau la leçon maternelle de l’ancien malheur ; elles apprirent à ces jeunes gens, — les plus âgés n’avaient pas trente ans, — ce qui les attendait et comment il fallait supporter la disgrâce ; elles firent mieux, elles offrirent à chacun deux tout ce qu’elles pouvaient donner, tout ce qu’ils pouvaient posséder : un Évangile. Dostoïevsky accepta, et pendant les quatre années le livre ne quitta pas son chevet ; il le lut chaque nuit, sous la lanterne du dortoir, il apprit à d’autres à y lire ; après le dur travail du jour, tandis que ses compagnons de fers demandaient au sommeil la réparation de leurs forces physiques, il implorait de son livre un bienfait plus nécessaire encore pour l’homme de pensée : la réfection des forces morales, le soutien du cœur à hauteur de l’épreuve.
Qu’on se le figure, cet homme de pensée, avec ses nerfs délicats, son orgueil dévorant, son imagination naturellement effrayée et rapide à grossir chaque contrariété, — qu’on se le figure, déchu dans cette compagnie de scélérats vulgaires, voué à des supplices monotones, traîné chaque matin aux travaux de force, et, à la moindre négligence, au moindre mouvement d’humeur de ses gardiens, menacé de passer entre les verges des soldats. Il était. inscrit dans la « seconde catégorie », celle des pires malfaiteurs et des criminels politiques. Ces condamnés étaient détenus dans une citadelle, sous la surveillance militaire : on les employait à tourner la meule dans les fours à albâtre, à dépecer les vieilles barques, l’hiver, sur la glace du fleuve, à d’autres travaux rudes et inutiles. Il a très-bien décrit, plus tard, le surcroît de fatigue qui accable l’homme quand on le contraint à travailler, avec le sentiment que sa besogne est une simple gymnastique. Il a dit aussi, et je le crois, que la punition la plus sévère, c’est de n’être jamais seul un instant, pendant des années. Mais la torture suprême pour cet écrivain en pleine sève, envahi par les idées et les formes, c’était l’impossibilité d’écrire, d’alléger sa peine en la jetant dans une œuvre littéraire ; son talent rentré l’étouffait.
Il survécut pourtant, épuré et fortifié. Nous n’avons pas besoin d’imaginer l’histoire de ce martyre ; voici qu’elle est tout entière, transparente sous des noms étrangers, dans le livre qu’il écrivit au sortir du bagne, les Souvenirs de la maison des morts. Avec ce livre, nous rentrons dans l’étude de son œuvre, tout en continuant celle de sa vie. — Oh ! que la fortune littéraire est chose de hasard et d’injustice ! Le nom et l’ouvrage de Silvio Pellico ont fait le tour du monde civilisé ; ils sont classiques en France ; et dans cette même France, sur cette grande route de toutes les renommées et de toutes les idées, on ignorait hier encore jusqu’au titre d’un livre cruel et superbe, supérieur au récit du prisonnier lombard par la maîtrise d’art autant que par l’épouvante des choses racontées. Est-ce que les larmes russes seraient moins humaines que les larmes italiennes ?
Jamais livre ne fut plus difficile à faire. Il s’agissait de parler de cette terre secrète, la Sibérie, dont le nom n’était pas prononcé volontiers à cette époque. La langue juridique elle-même usait souvent d’un euphémisme pour ne pas risquer le mot ; les tribunaux condamnaient à la déportation « dans des lieux très-éloignés ». Et c’était un ancien détenu politique qui entreprenait de marcher sur ces braises, de tenir cette gageure contre la censure ! Il la gagna. La première condition de succès était de paraître ignorer qu’il y eût des condamnés politiques ; il fallait pourtant nous faire comprendre quels raffinements de souffrance attendent un homme des classes supérieures, précipité dans ce milieu infâme. L’écrivain nous présente le manuscrit d’un certain Alexandre Goriantchikof, mort en Sibérie après sa libération ; quelques pages biographiques nous avertissent que ce prête-nom était un homme honnête et instruit, appartenant à l’ordre de la noblesse ; ce qui lui a valu sa condamnation à dix ans de travaux forcés, oh ! mon Dieu, c’est moins que rien, un accident, une de ces peccadilles qui n’entachent ni le cœur ni l’honneur : Goriantchikof a tué sa femme dans un accès de jalousie justifiée. Vous ne l’en estimez pas moins, n’est-ce pas ? nos jurés l’acquitteraient, et d’ailleurs vous devinez que cette histoire est inventée à plaisir pour dissimuler un crime d’opinion ; le but de l’auteur est atteint, c’est à la suite d’un innocent que nous entrons en enfer.
Une caserne entre des remparts ; trois à quatre cents forçats venus de tous les points de l’horizon, un microcosme qui est la fidèle image de la Russie, avec sa mosaïque de nationalités : des Tatars, des Kirghiz, des Polonais, des Lesghiens, un Juif. Durant dix années d’un formidable ennui, la seule occupation de Goriantchikof, — lisez : de Dostoïevsky, sera d’observer ces pauvres âmes ; il en résulte d’incomparables études psychologiques. Peu à peu, sous la livrée uniforme de ces misérables, sous la physionomie farouche et taciturne qui leur est commune, nous voyons se dessiner des caractères, des créatures humaines analysées dans le plus profond de leurs instincts. L’observateur enveloppe d’une large sympathie tous les « malheureux » qui l’entourent ; c’est le terme pour lequel le peuple russe désigne invariablement les victimes de la justice ; l’écrivain se sert volontiers de ce terme ; on sent que lui aussi évite de penser à la faute pour s’attendrir sur la tristesse de l’expiation, pour rechercher, — car c’est là son souci constant, — l’étincelle divine qui subsiste toujours chez le plus dégradé. Quelques-uns des forçats lui racontent leur histoire ; c’est la matière de petits chapitres dramatiques, chefs-d’œuvre de naturel et de sentiment ; les plus achevés sont les récits de deux meurtriers par amour : le soldat Baklouchine et le mari d’Akoulina. Pour d’autres, le philosophe ne s’inquiète pas de fouiller dans leur passé ; il se complaît à peindre leur nature morale en elle-même, avec ce procédé large et flottant, ce pourtour vague de pénombre qu’affectionnent les auteurs russes. Ils voient les choses et les figures dans le jour gris de la première aube ; les contours, mal arrêtés, finissent dans un possible confus et nuageux ; ce sont des portraits de M. Henner en regard de nos portraits d’Ingres. Et la langue, surtout cette langue populaire qu’emploie volontiers Dostoïevsky, s’y prête merveilleusement, avec son indétermination et sa fluidité.
La plupart de ces natures peuvent se ramener à un type commun : l’excès d’impulsion, l’otchaïanié, cet état de cœur et d’esprit pour lequel je m’efforce vainement de trouver un équivalent dans notre langue. Dostoïevsky l’analyse en maint endroit : « C’est la sensation d’un homme qui, du haut d’une tour élevée, se penche sur l’abîme béant et éprouve un frisson de volupté à l’idée qu’il pourrait se jeter la tête la première. Plus vite, et finissons-en pense-t-il. Parfois ce sont des gens très-paisibles, très-ordinaires, qui pensent ainsi… L’homme trouve une jouissance dans l’horreur qu’il inspire aux autres… Il tend toute son âme dans un désespoir effréné, et ce désespéré appelle le châtiment comme une solution, comme quelque chose qui « décidera » pour lui… » — Dans un roman auquel nous viendrons tout à l’heure, l’Idiot, notre auteur cite un exemple topique de ces attaques de caprice, un fait réel, à ce qu’il assure.
« Deux paysans, hommes d’âge, amis qui se connaissaient depuis longtemps, arrivèrent dans une auberge ; ils n’étaient ivres ni l’un ni l’autre. Ils prirent le thé et demandèrent une seule chambre, où ils passèrent la nuit ensemble. L’un d’eux avait remarqué, depuis deux jours, une montre en argent, retenue par une chaînette en perles de verre, que son compagnon portait et qu’il ne lui connaissait pas auparavant. Cet homme n’était pas un voleur, il était honnête, et fort à son aise pour un paysan. Mais cette montre lui plut si fort, il en eut une envie si furieuse, qu’il ne put se maîtriser ; il prit un couteau, et dès que son ami eut le dos tourné, il s’approcha de lui à pas de loup, visa la place, leva les yeux au ciel, se signa, et murmura dévotement cette prière : « Seigneur, pardonne-moi par les mérites du Christ ! » Il égorgea son ami d’un seul coup, comme un mouton, puis il lui prit la montre. »
Souvent, il entre une forte dose d’ascétisme dans ces accès de folie. Voyez l’épisode du vieux-croyant, un condamné de conduite exemplaire, qui jette une pierre au commandant de place, uniquement pour être passé par les verges, « pour subir la souffrance ». Dostoïevsky reviendra sur ce trait, dans Crime et châtiment, tant il en a été impressionné ; il expliquera pour la centième fois, à cette occasion, le sens mystique que l’homme du peuple en Russie attache à la souffrance, recherchée pour elle-même, pour sa vertu propitiatoire. « Et si cette souffrance vient des autorités, c’est encore mieux. » Ici se retrouve cette idée de l’Antéchrist, inséparable du pouvoir temporel pour une partie de ce peuple, pour les innombrables sectaires du raskol. Tout le portrait du vieux-croyant mériterait d’être cité ; il éclaire bien le procédé de l’écrivain, il fait comprendre mieux que de longues digressions le pays que nous étudions.
« C’était un petit vieux tout blanc, tout chétif, d’une soixante d’années. Il m’avait vivement frappé dès notre première rencontre. Il ne ressemblait en rien aux autres détenus ; il y avait dans son regard quelque chose de si calme, de si reposé ! Je me souviens d’avoir contemplé avec un plaisir particulier ses yeux clairs, lumineux, cernés de petites rides. Je m’entretenais souvent avec lui ; rarement dans ma vie j’ai rencontré une aussi bonne créature, une âme aussi droite. Il expiait en Sibérie un crime irrémissible. À la suite de quelques conversions, d’un mouvement de retour à l’orthodoxie qui s’était produit parmi les vieux-croyants de Starodoub, le gouvernement, désireux d’encourager ces bonnes dispositions, avait fait bâtir une église orthodoxe. Le vieillard, d’accord avec d’autres fanatiques, avait résolu de « résister pour la foi », comme il disait. Ces gens avaient mis le feu à l’église. Les instigateurs du crime furent condamnés aux travaux forcés, lui tout le premier. C’était un marchand très-aisé, à la tête d’un commerce florissant ; il laissait à la maison une femme et des enfants ; mais il partit pour l’exil avec fermeté ; dans son aveuglement, il considérait sa peine comme « un témoignage pour la foi ». Après quelque temps de vie commune avec lui, on se posait involontairement cette question : Comment cet homme paisible, doux comme un enfant, avait-il pu se révolter ? Souvent je discutais avec lui sur les choses de « la foi ». Il ne cédait rien de ses convictions ; mais son argumentation ne trahissait jamais la moindre haine, le moindre ressentiment. J’ai eu beau l’étudier, je n’ai jamais discerné en lui le plus léger indice d’orgueil ou de fanfaronnade.
« Le vieillard était l’objet d’un respect universel dans le bagne, et il n’en tirait aucune vanité, Les détenus l’appelaient « notre petit oncle », et ne le molestaient jamais. Je compris là quel ascendant il avait dû exercer sur ses coreligionnaires. Malgré la fermeté apparente avec laquelle il supportait son sort, on devinait au fond de son âme un chagrin secret, inguérissable, qu’il s’efforçait de dérober à tous les yeux. Nous couchions tous deux dans le même dortoir. Une nuit, comme j’étais éveillé à quatre heures du matin, j’entendis un sanglot étouffé, timide ; le vieillard était assis sur le poêle et lisait une prière dans son eucologe manuscrit. Il pleurait, et je l’entendais murmurer de temps en temps : « Seigneur, ne m’abandonne pas ! Seigneur, fortifie-moi ! Mes petits enfants, mes chers petits, nous ne nous reverrons donc jamais ! » — Je ne puis dire quelle tristesse je ressentis. »
En regard de ce portrait, je veux traduire un morceau d’un réalisme terrible, la mort de Michaïlof.
« Je connaissais peu ce Michaïlof. C’était un tout jeune homme de vingt-cinq ans au plus, grand, mince et remarquablement bien fait de sa personne. Il était détenu dans la section réservée (celle des grands criminels) ; extrêmement silencieux, toujours plongé dans une tristesse tranquille et morne. Il avait littéralement « séché » en prison. C’est ce que disaient de lui par la suite les forçats, parmi lesquels il laissa un bon souvenir. Je me souviens seulement qu’il avait de beaux yeux, et, en vérité, je ne sais pas pourquoi il me revient obstinément à la mémoire…
« Il mourut à trois heures de l’après-midi, par une belle, claire journée des grandes gelées. Le soleil, je me le rappelle, transperçait de ses rayons obliques les carreaux verdâtres et opaques de givre, dans les croisées de notre chambre d’hôpital. Le torrent lumineux tombait précisément sur cet infortuné. Il mourut sans connaissance et péniblement ; l’agonie fut longue, plusieurs heures de suite. Depuis le matin ses yeux ne distinguaient plus ceux qui s’approchaient de lui. On essayait de lui procurer quelque soulagement ; on voyait qu’il souffrait beaucoup ; il respirait difficilement, profondément, avec un râle ; sa poitrine se soulevait très-haut, comme si elle manquait d’air. Il rejeta sa couverture, son vêtement, et enfin déchira sa chemise, qui paraissait lui être un poids insupportable. On lui vint en aide, on le débarrassa de cette chemise. C’était effrayant à voir, ce long corps maigre, avec des jambes et des bras desséchés jusqu’à l’os, un ventre tombant, une poitrine soulevée et des côtes dessinées en relief, comme celles d’un squelette. Sur tout ce corps, il ne restait plus qu’une petite croix de bois et les fers ; il semblait que ses pieds amaigris eussent pu maintenant s’échapper des anneaux. Une demi-heure avant sa mort, tous les bruits tombèrent dans notre chambrée, on ne se parlait plus qu’en chuchotant. Ceux qui marchaient assourdissaient leurs pas. Les forçats causaient peu, et de choses indifférentes ; de loin en loin ils regardaient à la dérobée le mourant, qui râlait de plus en plus. À la fin, sa main errante et incertaine chercha sur sa poitrine la petite croix de bois et fit effort pour l’arracher, comme si cela aussi lui pesait trop, l’étouffait. On lui retira la croix ; dix minutes après, il expira.
« On frappa à la porte pour appeler le fonctionnaire, on lui donna avis. Un gardien entra, regarda le mort d’un air hébété et alla chercher l’officier de santé. Celui-ci vint aussitôt. C’était un jeune et brave garçon, un peu trop occupé de son extérieur, qui était d’ailleurs agréable ; il s’approcha du défunt d’un pas rapide, sonore dans la chambre silencieuse ; avec un air d’indifférence qui semblait composé pour la circonstance, il prit le pouls, le tâta, fit un geste signifiant que tout était fini, et sortit. On alla aussitôt avertir le poste ; il s’agissait d’un criminel important, de la section réservée ; il fallait des formalités particulières pour constater le décès. Comme on attendait le garde, un des forçats émit à voix basse l’avis qu’il ne serait pas mal de fermer les yeux au défunt. Un autre l’écouta attentivement, s’approcha sans bruit du mort et lui abaissa les paupières. Voyant la croix qui gisait sur l’oreiller, cet homme la prit, la regarda et la passa au cou de Michaïlof ; puis il se signa. Cependant le visage s’ossifiait ; un rayon de lumière jouait à la surface ; la bouche était à demi entr’ouverte ; deux rangées de dents jeunes et blanches brillaient sous les lèvres minces, collées aux gencives.
« Enfin le sous-officier de garde parut, en armes, et le casque en tête, suivi de deux surveillants. Il avança, ralentissant toujours le pas, regardant avec hésitation les forçats silencieux, qui faisaient cercle autour de lui et le considéraient d’un air sombre. Arrivé près du corps, il s’arrêta comme scellé au plancher. On eût dit qu’il avait peur. Ce cadavre desséché, tout nu, chargé seulement de ses fers, lui imposait. Le sous-officier dégrafa sa jugulaire, retira son casque, ce que nul ne songeait à exiger de lui, et il fit un large signe de croix. C’était une figure de vétéran, sévère, grise, disciplinée. Je me souviens qu’à ce moment la tête blanche du vieux Tchékounof se trouvait à côté de celle du sous-officier. Tchékounof dévisageait cet homme avec une attention étrange, le regardant dans le blanc des yeux et épiant tous ses gestes. Leurs regards se rencontrèrent, et tout à coup la lèvre inférieure de Tchékounof se mit à trembler. Elle se contracta, laissa voir les dents, et le forçat, montrant le mort au sous-officier d’un geste rapide et involontaire, murmura en s’éloignant :
« — Il avait pourtant une mère, lui aussi…
« Je me souviens, ces mots me percèrent comme un trait. Pourquoi les avait-il dits ? comment lui étaient-ils venus à l’esprit !… On souleva le cadavre, les surveillants chargèrent le lit de camp où il reposait ; la paille froissée craquait, les fers traînaient avec un cliquetis sur le plancher dans le silence général. On les releva, on emporta le corps. Aussitôt les conversations reprirent, bruyantes. Nous entendîmes le sous-officier, dans le corridor, qui dépêchait quelqu’un chez le forgeron. Il fallait déferrer le mort… »
On voit la méthode, avec ses qualités et ses défauts, l’insistance, la décomposition minutieuse de chaque action.
Entre ces tableaux tragiques passent des figures plus douces, de bonnes âmes dévouées au soulagement des déportés, comme cette veuve qui venait chaque jour à la porte de la citadelle pour leur faire de petits présents, leur donner quelques nouvelles ou seulement sourire aux malheureux. « Elle pouvait bien peu, elle était très- pauvre ; mais nous autres prisonniers, nous sentions qu’il y avait tout près, par delà les murs de la prison, un être qui nous était tout dévoué, et c’était déjà beaucoup. »
Je choisis encore une page, l’une des plus serrées, des plus intérieurement émues ; l’histoire de l’aigle libéré par les forçats « afin qu’il crève libre ». Un jour, en revenant de la corvée, ils avaient capturé un de ces grands oiseaux de Sibérie, blessé à l’aile. On le gardait depuis quelques mois dans la cour des casernements, on le nourrissait, on tentait vainement de l’apprivoiser. Réfugié dans un recoin de la palissade, l’aigle se défendait contre toute approche, dardant ses yeux méchants sur ceux qui lui faisaient partager leur prison. On avait fini par l’oublier.
« On eût dit qu’il attendait haineusement la mort, ne se fiant à personne et ne se réconciliant avec personne. Enfin, un jour, les détenus se souvinrent de lui comme par hasard. Après au oubli de deux mois, pendant lesquels nul ne s’était inquiété de l’oiseau, il sembla que tous se fussent donné le mot pour le prendre subitement en pitié. On décida qu’il fallait libérer l’aigle. « S’il doit crever, que ce soit en liberté », opinèrent quelques-uns.
« — Connu, ajoutèrent d’autres ; un oiseau libre, sauvage,… on ne l’accoutumera pas à la prison.
« — Ça veut dire qu’il n’est pas comme nous, hasarda quelqu’un.
« — Voyez le farceur ! lui, c’est un oiseau, et nous, nous sommes des hommes.
« — L’aigle, camarades, c’est le tsar des forêts… commença Skouratof, le beau parleur ; mais cette fois, personne ne l’écouta. Après le dîner, quand les tambours battirent l’appel de la corvée, on s’empara de l’aigle, on lui maintint le bec, parce qu’il se défendait bravement ; on l’emporta hors de la palissade. Nous arrivâmes au glacis ; les douze hommes qui composaient l’escouade attendaient avec curiosité pour voir où irait l’oiseau. Chose étrange ! tous semblaient heureux d’on ne savait quoi, comme s’ils allaient recevoir eux-mêmes une part de liberté.
« — Eh ! la canaille ! on veut lui faire du bien, et il mord comme un enragé ! s’écria celui qui tenait la méchante bête, en lui jetant des regards presque attendris.
« — Lâche-le, Mikitka !
« — Oui, c’est un diable qui n’est pas fait pour vivre dans une boîte. Donne-lui la liberté, la bonne petite liberté.
« On lança l’aigle du haut du glacis dans la steppe. C’était à la fin de l’automne, par une après-midi froide et obscure. Le vent sifflait sur la steppe nue et gémissait dans les grandes herbes, jaunies, desséchées. L’aigle s’enfuit en droite ligne, battant de l’aile malade, et comme pressé d’arriver là où nos regards ne le suivraient plus. Les forçats guettaient curieusement sa tête qui pointait entre les herbes.
« — Voyez le coquin ! fit pensivement l’un d’eux.
« — Il ne s’est pas retourné, dit un autre. Pas une seule fois il n’a regardé en arrière, frères. Il ne pense qu’à fuir pour lui.
« — Tiens, dit un troisième, croyais-tu qu’il allait revenir te remercier ?
« — Connu, la liberté ! il a reçu la liberté.
« — Comme qui dirait l’indépendance.
« — On ne le voit déjà plus, frères.
« — Que fait-on là à flâner ? Marche ! crièrent les soldats de l’escorte.
« Et tous se mirent silencieusement au travail. »
Quand on ouvre ce livre, la note est tout d’abord si navrée qu’on se demande comment l’écrivain ménagera sa gradation, comment il appliquera sa manière constante, l’accumulation des touches sombres, la lente progression de tristesse et de terreur. Il y a réussi : ceux-là s’en rendront compte qui auront le courage d’aller jusqu’au chapitre des peines corporelles, jusqu’à la description de l’hôpital où les forçats viennent se remettre après les exécutions. Je ne pense pas qu’il soit possible de peindre des souffrances plus atroces dans un cadre plus répugnant. Voilà qui est fait pour décourager nos naturalistes : je les défie d’aller jamais aussi loin dans la sanie.
Et pourtant Dostoïevsky n’est pas de leur école. La différence est malaisée à expliquer, mais elle se sent. L’homme qui visiterait un hospice par pure curiosité de voir des plaies rares serait sévèrement jugé ; celui qui s’y rend pour panser ces plaies mérite l’intérêt et le respect. Tout est dans l’intention de l’écrivain ; si subtils que soient les stratagèmes de son art, il ne trompe pas le lecteur sur cette intention. Quand son réalisme n’est qu’une recherche bizarre, il peut éveiller nos curiosités malsaines, mais dans notre for intérieur nous le condamnons, et nous-mêmes par-dessus le marché, ce qui ne contribue pas à nous faire aimer l’auteur. S’il est visible, au contraire, que cette esthétique particulière sert une idée morale, qu’elle enfonce plus profondément une leçon dans notre esprit, nous pouvons discuter l’esthétique, mais notre sympathie est acquise à l’auteur ; ses peintures dégoûtantes s’ennoblissent, comme l’ulcère sous les doigts de la Sœur de charité.
Tel est le cas de Dostoïevsky. Il a écrit pour guérir. Il a soulevé d’une main prudente, mais impitoyable, la toile qui cachait aux regards des Russes eux-mêmes cet enfer sibérien, le cercle de glace de Dante, perdu dans des brumes lointaines. Les Souvenirs de la maison des morts ont été pour la déportation ce que les Récits d’un chasseur avaient été pour le servage, le coup de tocsin qui a précipité la réforme. Aujourd’hui, je me hâte de le dire, ces scènes repoussantes ne sont plus que de l’histoire ancienne ; on a aboli les peines corporelles, le régime des prisons est aussi humain en Sibérie que chez nous. En faveur du résultat, pardonnons à ce tortionnaire la volupté secrète qu’il éprouve à nous énerver, quand il nous montre ce cauchemar du moyen âge : les mille, les deux mille baguettes tombant sur les échines ensanglantées, les facéties des officiers exécuteurs, les nausées d’une nuit à l’hôpital, les fous par épouvante, les états nerveux qui sont la suite du martyre. Il faut se vaincre et achever de lire ; cela en dit plus long que bien des digressions philosophiques sur les mœurs possibles, le caractère fatal d’un pays où de telles choses se passaient hier et pouvaient se raconter ainsi, comme un récit banal, sans une interjection de révolte ou d’étonnement sous la plume du narrateur. Je sais bien que cette impartialité est un procédé, en partie littéraire, en partie commandé par les susceptibilités de la censure ; mais le fait même que ce procédé est accepté du lecteur, qu’on peut lui parler de ces horreurs comme de phénomènes tout naturels de la vie sociale, de la vie courante, ce fait-là nous avertit que nous sommes sortis de notre monde, qu’il faut nous attendre à toutes les extrémités du mal et du bien, barbarie, courage, abnégation. Rien ne doit étonner de ces hommes qui vont au bagne avec un Évangile ! On a pu voir, dans les citations que j’ai faites, combien ces âmes extrêmes sont pénétrées par l’esprit d’un Testament qui a traversé Byzance, façonnées par lui à l’ascétisme et au martyre : leurs erreurs comme leurs vertus sont toutes puisées à cette source.
En vérité, le désespoir me prend quand j’essaye de faire comprendre ce monde au nôtre, c’est-à-dire de relier par des idées communes des cerveaux hantés d’images si différentes, pétris par des mains si diverses. Ces gens-là viennent tout droit des Actes des apôtres, depuis le paysan du raskol qui cherche la « souffrance », jusqu’à l’écrivain qui raconte la sienne avec une douceur résignée. Et cette douceur n’est pas purement une attitude : Dostoïevsky a dit mille fois, depuis, que l’épreuve lui avait été bonne, qu’il y avait appris à aimer ses frères du peuple, à discerner leur grandeur jusque chez les pires criminels : « La destinée, en me traitant comme une marâtre, fut en réalité une mère pour moi. »
Le dernier chapitre pourrait être intitulé : la Résurrection. On y suit, développés avec une rare habileté, les sentiments qui envahissent le prisonnier à l’approche et au moment de sa libération ; il semble qu’on assiste à un lever d’aurore, aux progrès du jour dans les ténèbres, jusqu’à la minute où le soleil apparaît. Durant les dernières semaines, Goriantchikof peut se procurer quelques livres, un numéro d’une revue : depuis dix années, il n’avait lu que son Évangile, il n’avait rien entendu du monde des vivants. En se reprenant, après cette interruption, au fil de la vie contemporaine, il éprouve des sensations insolites, il entre dans un nouvel univers, il ne s’explique pas des mots et des choses très-simples ; il se demande avec terreur quels pas de géants a pu faire sans lui sa génération ; ce sont les sentiments probables d’un ressuscité. Enfin l’heure solennelle a sonné ; il fait des adieux touchants à ses compagnons ; ce qu’il éprouve en les quittant, c’est presque du regret : on laisse un peu de son cœur partout, même dans un bagne. Il va à la forge, ses fers tombent, il est libre.