III

Liberté bien relative. Dostoïevsky entrait comme simple soldat dans un régiment de Sibérie. Deux ans après, en 1856, le nouveau règne apportait le pardon ; promu officier d’abord et réintégré dans ses droits civils, Féodor Michaïlovitch était bientôt autorisé à donner sa démission ; il fallut encore de longues démarches pour obtenir la grâce de retourner en Europe, et surtout cette permission d’imprimer, sans laquelle tout le reste n’était rien pour l’écrivain. Enfin, en 1859, après dix années d’exil, il repassa l’Oural et rentra dans une Russie toute changée, tout aérée pour ainsi dire, frémissante d’impatience et d’espérance à la veille de l’émancipation. Il ramenait de Sibérie une compagne, la veuve d’un de ses anciens complices dans la conspiration de Pétrachevsky, qu’il avait rencontrée là-bas, aimée et épousée. Comme tout ce qui touchait à sa vie, ce roman de l’exil fut traversé par le mal et ennobli par l’abnégation. La jeune femme avait ailleurs un attachement plus vif, peu s’en fallut qu’elle ne s’engageât à un autre homme. Pendant toute une année, la correspondance de Dostoïevsky nous le montre travaillant à faire le bonheur de celle qu’il aimait et de son rival, écrivant à ses amis de Pétersbourg pour qu’on lève tous les obstacles à leur union. « Quant à moi, ajoute-t-il à la fin d’une de ces lettres, par Dieu ! j’irai me jeter à l’eau, ou je me mettrai à boire. »

Ce fut cette page de son histoire intime qu’il récrivit dans Humiliés et offensés, le premier de ses romans traduit en France, mais non le meilleur. La situation du confident, favorisant des amours qui le désespèrent, est vraie sans doute, puisque l’auteur l’a subie ; je ne sais si elle est mal présentée ou si le cœur est plus égoïste chez nous, mais cette situation a peine à se faire accepter, elle ne se prolonge pas sans quelque ridicule. L’exposition trop lente, l’action dramatique double choquent toutes nos habitudes de composition ; au moment où nous nous intéressons à l’intrigue, il en surgit une seconde à l’arrière-plan, distincte, et qui semble copiée sur la première. Je croirais volontiers que l’écrivain a cherché dans ce dédoublement un effet d’art très-subtil, par un procédé emprunté à ceux des musiciens ; le drame principal éveille dans le lointain un écho ; c’est le dessin mélodique de l’orchestre, transposant les chœurs qu’on entend sur la scène. Ou bien, si l’on préfère, les deux romans conjugués imitent le jeu de deux miroirs opposés, se renvoyant l’un à l’autre la même image. C’est trop de finesse pour le public.

En outre, quelques-uns des acteurs sortent de la réalité. Dostoïevsky avait beaucoup goûté Eugène Sue ; je soupçonne, d’après certains passages de la Correspondance, qu’il était encore à cette époque sous l’influence du dramaturge ; son prince Valkovsky est un traître de mélodrame, il vient tout droit de l’Ambigu. Dans les très-rares occasions où le romancier emprunta ses types aux hautes classes, il a toujours fait fausse route ; il n’entendait rien au jeu complexe et discret des passions dans les âmes amorties par l’habitude du monde. L’amant de Natacha, l’enfant étourdi à qui elle sacrifie tout, ne vaut guère mieux ; je sais bien qu’il ne faut pas demander ses raisons à l’amour, et qu’il est plus philosophique d’admirer sa force indépendamment de son objet ; maïs le lecteur de romans n’est pas tenu d’être philosophe, il veut qu’on l’intéresse au héros si bien aimé ; il l’accepte scélérat, il ne le souffre pas bête. En France, au moins, nous ne prendrons jamais notre parti de ce spectacle, pourtant naturel et consolant : une créature exquise à genoux devant un imbécile ; étant très-galants, nous admettons à la rigueur l’inverse, le génie qui adore une sotte, mais c’est tout ce que nous pouvons concéder. — Dostoïevsky a devancé de lui-même les jugements les plus sévères ; il écrivait dans un article de journal, en parlant d’Humiliés et offensés : « Je reconnais qu’il y a dans mon roman beaucoup de poupées au lieu d’hommes ; ce ne sont pas des personnages revêtus d’une forme artistique, mais des livres ambulants. »

Ces réserves faites, ajoutons qu’on retrouve la griffe du maître dans les deux figures de femmes. Natacha est la passion incarnée, dévouée et jalouse ; elle parle et agit comme une victime des tragédies grecques, tout entière en proie à la Vénus fatale. Nelly, la délicieuse et navrante petite fille, semble une sœur des plus charmantes enfants de Dickens. Comme elle exprime bien cette idée profonde, toujours une des idées évangéliques vivantes dans le cœur du peuple russe : « J’irai demander l’aumône par les rues ; ce n’est pas une honte de demander l’aumône ; ce n’est pas à un homme que je demande, je demande à tout le monde, et tout le monde, ce n’est personne ; c’est ce que m’a dit une vieille mendiante. Je suis petite, je n’ai rien, j’irai demander à tout le monde. »

Depuis sa rentrée à Pétersbourg jusqu’à 1865, Dostoïevsky se laissa absorber par les travaux du journalisme. Le pauvre métaphysicien avait une passion malheureuse pour l’action sous cette forme séduisante ; il y a usé la meilleure partie de son talent et de sa vie. Durant cette première période, il fonda deux feuilles pour défendre les idées qu’il croyait avoir. Je défie qu’on formule ces idées en langage pratique. Il avait pris position entre les libéraux et les slavophiles, plus près de ces derniers : comme eux, il avait pour cri de ralliement et pour tout programme les deux vers fameux du poëte Tutchef :

On ne comprend pas la Russie avec la raison,

On ne peut que croire à la Russie.

C’est une religion patriotique très-respectable, mais cette religion, toute de mystères, sans dogmes précis, échappe par son essence à l’explication et à la polémique : on y croit, ou on n’y croit pas, et c’est tout. L’erreur des slavophiles est d’avoir noirci depuis vingt-cinq ans des montagnes de papier pour raisonner un sentiment. Un étranger n’a que faire dans ces débats, qui supposent une initiation préalable et la foi révélée ; aussi bien, il est sûr de ce qui l’attend, quoi qu’il fasse et qu’il dise ; s’il entre dans la question, on lui signifie qu’il est incapable de comprendre et que les linges sacrés se lavent dans la famille des lévites ; s’il n’y entre pas, on le taxe d’ignorance et de dédain.

À ce moment surtout, dans les années mémorables de l’émancipation, les idées trop longtemps comprimées avaient le vertige. Le métel soufflait, le vent furieux qui soulève parfois les neiges immobiles, obscurcit l’air de poussières folles, voile les routes et confond les perspectives ; dans ces ténèbres, un train passe, une chaudière enveloppée dans son nuage de vapeur, lancée à toute vitesse vers l’inconnu par les forces prisonnières qui la secouent et la brûlent. Telle était la Russie d’alors. Je trouve dans les Souvenirs de M. Strakhof, le collaborateur de Dostoïevsky à cette époque, un trait qu’il faut citer ; rien de plus instructif sur ce temps et sur ces hommes :

« Voici dans quelles circonstances un de nos rédacteurs, Ivan Dolgomostief, jeune homme des plus dignes et des plus sensés, fut atteint sous mes yeux d’un accès de folie qui le conduisit au tombeau. Il vivait seul dans une chambre meublée. Au commencement de décembre, à la reprise des grandes gelées, il apparut un jour chez moi et me demanda avec larmes de le secourir contre les persécutions et les ennuis auxquels il se disait en butte dans son logement. Je lui offris de rester chez moi. Quelques jours plus tard, comme je rentrais après minuit, je le trouvai ne dormant pas ; de la chambre où il couchait, il engagea avec moi une conversation assez incohérente. Je le priai de cesser et de dormir, je m’assoupis. Au bout d’une heure ou deux, je fus réveillé par un bruit de paroles. J’écoutai dans l’obscurité ; c’était mon hôte qui parlait avec lui-même. Il haussait le ton de plus en plus, il s’assit sur son lit pour continuer. Je compris que c’était le délire de la folie. Que faire ? Il était trop tard pour aller chez le médecin ou à l’hôpital, j’attendis jusqu’à l’aube. Durant cinq ou six heures, je l’entendis délirer ainsi. Comme je connaissais toutes les pensées et les façons de s’exprimer de mon ami, je démêlai, si je puis dire, la folie secrète de cette folie. C’était un chaos d’idées et de paroles qui m’étaient depuis longtemps familières ; on eût dit que toute l’âme du malheureux Dolgomostief, que toutes ses pensées et ses sentiments étaient pulvérisés en menus flocons, et que ces flocons se réunissaient de la manière la plus inattendue. Il nous arrive quelque chose de semblable au réveil, quand les images et les paroles qui emplissent notre esprit se condensent dans des créations bizarres, insensées… Un seul lien rattachait ces divagations, l’idée fixe de trouver une nouvelle direction politique pour notre parti. Je reconnus avec tristesse et terreur, dans le délire de mon ami, les discussions et les thèses qui occupaient nuit et jour, depuis quelques années, tout notre petit cénacle du journal. »

Ainsi éclatèrent quelques-uns de ces cerveaux, trop gonflés d’espérances. Dans les autres, le désenchantement fit le vide ; le nihilisme s’y installa en maître, successeur logique, fatal, des enthousiasmes déçus. C’est l’heure où il apparaît ; à partir de cette heure, il absorbe le roman comme la politique. Dostoïevsky abandonne l’idéal purement artistique, il se dégage de l’influence de Gogol et se consacre à l’étude de l’esprit nouveau.

En 1865, une suite d’années lamentables commence pour notre auteur. Il a eu son second journal tué sous lui, et il reste écrasé sous le poids des dettes que laisse l’entreprise ; il a perdu coup sur coup sa femme et son frère Michel, associé à ses travaux. Pour échapper à ses créanciers, il fuit à l’étranger, traîne en Allemagne et en Italie une misérable vie ; malade, sans cesse arrêté dans son travail par les attaques d’épilepsie, il ne revient que pour solliciter quelques avances de ses éditeurs ; il se désespère dans ses lettres sur les traités qui le garrottent. Tout ce qu’il a vu en Occident l’a laissé assez indifférent ; une seule chose l’a frappé, une exécution capitale dont il fut témoin à Lyon ; ce spectacle lui a remis en mémoire la place de Séménovsky, il le fera raconter à satiété par les personnages de ses futurs romans. Et malgré tout, il écrit à cette date : « Avec tout cela, il me semble que je commence seulement à vivre. C’est drôle, n’est-ce pas ? Une vitalité de chat ! » — En effet, durant cette période tourmentée de 1865 à 1871, il composa trois grands romans, Crime et châtiment, l’Idiot, les Possédés.

Le premier marque l’apogée du talent de Dostoïevsky ; il a été traduit, on peut en juger. Les hommes de science, voués à l’observation de l’âme humaine, liront avec intérêt la plus profonde étude de psychologie criminelle qui ait été écrite depuis Macbeth ; les curieux de la trempe de Pierre Dandin, ceux à qui la torture fait toujours passer une heure ou deux, trouveront dans ce livre un aliment à leur goût ; je pense qu’il effrayera le grand nombre et que beaucoup ne pourront pas l’achever. En général, nous prenons un roman pour y chercher du plaisir et non une maladie ; or, la lecture de Crime et châtiment, c’est une maladie qu’on se donne bénévolement ; il en reste une courbature morale. Cette lecture est même très-difficile pour les femmes et les natures impressionnables. Tout livre est un duel entre l’écrivain, qui veut nous imposer une vérité, une fiction ou une épouvante, et le lecteur, qui se défend avec son indifférence ou sa raison : dans le cas actuel, la puissance d’épouvante de l’écrivain est trop supérieure à la résistance nerveuse d’une organisation moyenne ; cette dernière est tout de suite vaincue, traînée dans d’indicibles angoisses. Si je me permets d’être aussi affirmatif, c’est que j’ai vu en Russie, par de nombreux exemples, quelle est l’action infaillible de ce roman. On m’objectera peut-être la sensibilité du tempérament slave ; mais en France également, les quelques personnes qui ont affronté l’épreuve m’assurent avoir souffert du même malaise. Hoffmann, Edgar Poë, Baudelaire, tous les classiques du genre inquiétant que nous connaissons jusqu’ici ne sont que des mystificateurs en comparaison de Dostoïevsky ; on devine dans leurs fictions le jeu du littérateur ; dans Crime et châtiment, on sent que l’auteur est tout aussi terrifié que nous par le personnage qu’il a tiré de lui-même.

La donnée est très-simple. Un homme conçoit l’idée d’un crime ; il la mûrit, il la réalise, il se défend quelque temps contre les recherches de la justice, il est amené à se livrer lui-même, il expie. Pour une fois, l’artiste russe a observé la coutume d’Occident, l’unité d’action ; le drame, purement psychologique, est tout entier dans le combat entre l’homme et son idée. Les personnages et les faits accessoires n’ont de valeur que par leur influence dans les déterminations du criminel. La première partie, celle où l’on nous montre la naissance et la végétation de l’idée, est conduite avec une vérité et une sûreté d’analyse au-dessus de tout éloge. L’étudiant Raskolnikof, un nihiliste au vrai sens du mot, très-intelligent, sans principes, sans scrupules, accablé par la misère et la mélancolie, rêve d’un état plus heureux. Comme il revient d’engager un bijou chez une vieille usurière, cette pensée vague traverse son cerveau, sans qu’il y attache d’importance : « Un homme intelligent qui posséderait la fortune de cette femme arriverait à tout ; pour cela il suffirait de supprimer cette vieille, inutile et nuisible. »

Ce n’est encore là qu’une de ces larves d’idées qui ont passé une fois dans bien des imaginations, ne fût-ce que pendant les cauchemars de la fièvre et sous la forme si connue : Si l’on tuait le mandarin ?… Elles ne prennent vie que par l’assentiment de la volonté. Il naît et croît à chaque page, cet assentiment avec l’obsession de l’idée devenue fixe ; toutes les tristes scènes de la vie réelle auxquelles Raskolnikof se trouve mêlé lui apparaissent en relation avec son projet ; elles se transforment, par un travail mystérieux, en conseillères du crime. La force qui pousse cet homme est mise en saillie avec une telle plasticité, que nous la voyons comme un acteur vivant du drame, comme la fatalité dans les tragédies antiques ; elle conduit la main du criminel, jusqu’au moment où la hache s’abat sur les deux victimes.

L’horrible action est commise, le malheureux va lutter avec son souvenir, comme il luttait auparavant avec son dessein. Une vue pénétrante domine cette seconde partie : par le fait irréparable d’avoir supprimé une existence humaine, tous les rapports du meurtrier avec le monde sont changés ; ce monde, regardé désormais à travers le crime, a pris une physionomie et une signification nouvelles, qui excluent pour le coupable la possibilité de sentir et de raisonner comme les autres, de trouver sa place stable dans la vie. Ce n’est pas le remords au sens classique du mot : Dostoïevsky s’attache à bien marquer la nuance ; son personnage ne connaîtra le remords, avec sa vertu bienfaisante et réparatrice, que le jour où il aura accepté l’expiation ; non, c’est un sentiment complexe et pervers, le dépit d’avoir mal profité d’un acte aussi bien préparé, la révolte contre les conséquences morales inattendues engendrées par cet acte, la honte de se trouver faible et dominé ; car le fond du caractère de Raskolnikof, c’est l’orgueil. Il n’y a plus qu’un seul intérêt dans son existence : ruser avec les hommes de police. Il recherche leur compagnie, leur amitié ; par un attrait analogue à celui qui nous pousse au bord d’un précipice pour y éprouver la sensation du vertige, le meurtrier se plaît à d’interminables entretiens avec ses amis du bureau de police, il conduit ces entretiens jusqu’au point extrême où un seul mot achèverait de le perdre ; à chaque instant, nous croyons qu’il va dire ce mot ; il se dérobe et continue avec volupté ce jeu terrible. Le juge d’instruction Porphyre a deviné le secret de l’étudiant, il joue avec lui comme un tigre en gaieté, sûr que son gibier lui reviendra par fascination ; et Raskolnikof se sait deviné ; pendant plusieurs chapitres, un dialogue fantastique se prolonge entre les deux adversaires ; dialogue double, celui des lèvres, qui sourient et ignorent volontairement, celui des regards, qui savent et se disent tout.

Enfin, quand l’auteur nous a suffisamment torturés en tendant cette situation aiguë, il fait apparaître l’influence salutaire qui doit briser l’orgueil du coupable et le réconcilier avec lui-même par l’expiation. Raskolnikof aime une pauvre fille des rues. N’allez pas croire, sur cet exposé rapide, que Dostoïevsky ait gâché son sujet avec la thèse stupide qui traîne dans nos romans depuis cinquante ans, le forçat et la prostituée se rachetant mutuellement par l’amour. Malgré la similitude des conditions, nous sommes ici à mille lieues de cette conception banale, on le comprendra vite en lisant les développements du livre. Le trait de clairvoyance, c’est d’avoir deviné que, dans l’état psychologique créé par le crime, le sentiment habituel de l’amour devait être modifié comme tous les autres, changé en un sombre désespoir. Sonia, une humble créature vendue par la faim, est presque inconsciente de sa flétrissure, elle la subit comme une maladie inévitable. Dirai-je la pensée intime de l’auteur, au risque d’éveiller l’incrédulité pour ces exagérations du mysticisme ? Sonia porte son ignominie comme une croix, avec résignation et piété. Elle s’est attachée au seul homme qui ne l’ait pas traitée avec mépris, elle le voit bourrelé par un secret, elle essaye de le lui arracher ; après de longs combats, l’aveu s’échappe, et encore je dis mal ; aucun mot ne le trahit ; dans une scène muette qui est le comble du tragique, Sonia voit passer la chose monstrueuse au fond des yeux de son ami. La pauvre fille, un moment atterrée, se remet vite ; elle sait le remède, un cri jaillit de son cœur : « Il faut souffrir, souffrir ensemble… prier, expier… Allons au bagne ! »

Nous voici ramenés au terrain où Dostoïevsky revient toujours, à la conception fondamentale du christianisme dans le peuple russe : la bonté de la souffrance en elle-même, surtout de la souffrance subie en commun, sa vertu unique pour résoudre toutes les difficultés. Pour caractériser les rapports singuliers de ces deux êtres, ce lien pieux et triste, si étranger à toutes les idées qu’éveille le mot d’amour, pour traduire l’expression que l’écrivain emploie de préférence, il faut restituer le sens étymologique de notre mot compassion, tel que Bossuet l’entendait : souffrir avec et par un autre. Quand Raskolnikof tombe aux pieds de cette fille qui nourrit ses parents de son opprobre, alors qu’elle, la méprisée de tous, s’effraye et veut le relever, il dit une phrase qui renferme la synthèse de tous les livres que nous étudions : « Ce n’est pas devant toi que je m’incline, je me prosterne devant toute la souffrance de l’humanité. »

Remarquons-le ici en passant, notre romancier n’a pas réussi une seule fois à représenter l’amour dégagé de ces subtilités, l’attrait simple et naturel de deux cœurs l’un vers l’autre ; il n’en connaît que les extrêmes : ou bien cet état mystique de compassion près d’un être malheureux, de dévouement sans désir ; ou bien les brutalités affolées de la bête, avec des perversions contre nature. Les amants qu’il nous représente ne sont pas faits de chair et de sang, mais de nerfs et de larmes. De là un des traits presque inexplicables de son art ; ce réaliste, qui prodigue les situations scabreuses et les récits les plus crus, n’évoque jamais une image troublante, mais uniquement des pensées navrantes ; je défie qu’on cite dans toute son œuvre une seule ligne suggestive pour les sens, où l’on voie passer la femme comme tentatrice ; il ne montre le nu que sous le fer du chirurgien, sur un lit de douleur. En revanche, et tout à fait en dehors des scènes d’amour absolument chastes, le lecteur attentif trouvera dans chaque roman deux ou trois pages où perce tout à coup ce que Sainte-Beuve eût appelé « une pointe de sadisme ». — Il fallait tout dire, il fallait marquer tous les contrastes de cette nature excessive, incapable de garder le milieu entre l’ange et la bête.

On soupçonne le dénouement. Le nihiliste, à demi vaincu, rôde quelque temps encore autour du bureau de police, comme un animal sauvage et dompté qui revient par de longs circuits sous le fouet de son maître ; enfin, il avoue, on le condamne. Sonia lui apprend à prier, les deux créatures déchues se relèvent par une expiation commune ; Dostoïevsky les accompagne en Sibérie et saisit avec joie cette occasion de récrire, en guise d’épilogue, un chapitre de la Maison des morts.

Si même vous retiriez de ce livre l’âme du principal personnage, il y resterait encore, dans les âmes des personnages secondaires, de quoi faire penser pendant des années. Étudiez de près ces trois figures, le petit employé Marméladof, le juge d’instruction Porphyre, et surtout l’énigmatique Svidrigaïlof, l’homme qui doit avoir tué sa femme, et qu’un aimant rapproche de Raskolnikof, pour parler de crimes ensemble. Je ne citerai rien, l’ouvrage est traduit, et la version de M. Derély est une des trop rares traductions du russe qui ne soient pas une mystification ; mais s’il est chez nous des romanciers qui soient en peine de grandir les procédés du réalisme sans rien sacrifier de leur âpreté, je signale charitablement à ceux-là le récit de Marméladof, le repas des funérailles, et surtout la scène de l’assassinat ; impossible de l’oublier quand on l’a lue une fois. Il y a pire encore, la scène où le meurtrier, toujours ramené vers le lieu sinistre, veut se donner à lui-même la représentation de son crime ; où il vient tirer la sonnette fêlée de l’appartement, afin de mieux ressusciter, par le son, l’impression de l’atroce minute.

Je devrais d’ailleurs répéter ici ce que je disais plus haut : à mesure que Dostoïevsky accentue sa manière, les morceaux détachés signifient de moins en moins ; ce qui est infiniment curieux, c’est la trame du récit et des dialogues, ourdie de menues mailles électriques, où l’on sent courir sans interruption un frisson mystérieux. Tel mot auquel on ne prenait pas garde, tel petit fait qui tient une ligne, ont leur contre-coup cinquante pages plus loin ; il faut se les rappeler pour s’expliquer les transformations d’une âme dans laquelle ces germes déposés par le hasard ont obscurément végété. Ceci est tellement vrai, que la suite devient inintelligible dès qu’on saute quelques pages. On se révolte contre la prolixité de l’auteur, on veut le gagner de vitesse, et aussitôt on ne comprend plus ; le courant magnétique est interrompu. C’est du moins ce que me disent toutes les personnes qui ont fait cette épreuve. Où sont nos excellents romans qu’on peut indifféremment commencer par l’un ou l’autre bout ? Celui-ci ne délasse pas, il fatigue, comme les chevaux de sang, toujours en action ; ajoutez la nécessité de se reconnaître entre une foule de personnages, figures cauteleuses qui glissent à l’arrière-plan avec des allures d’ombres ; il en résulte pour le lecteur un effort d’attention et de mémoire égal à celui qu’exigerait un traité de philosophie ; c’est un plaisir ou un inconvénient, suivant les catégories de lecteurs. D’ailleurs, une traduction, si bonne soit-elle, n’arrive guère à rendre cette palpitation continue, ces dessous du texte original.

On ne peut s’empêcher de plaindre l’homme qui a écrit un pareil livre, si visiblement tiré de sa propre substance. Pour comprendre comment il y fut amené, il est bon d’avoir présent ce qu’il disait à un ami de son état mental, à la suite des accès : « L’abattement où ils me plongent est caractérisé par ceci : je me sens un grand criminel, il me semble qu’une faute inconnue, une action scélérate pèsent sur ma conscience. » — De temps en temps, la Revue qui donnait les romans de Dostoïevsky paraissait avec quelques pages seulement du récit en cours de publication, suivies d’une brève note d’excuses ; on savait dans le public que Féodor Michaïlovitch avait son attaque de haut mal.

Crime et châtiment assura la popularité de l’écrivain. On ne parla que de cet évènement littéraire durant l’année 1866 ; toute la Russie en fut malade. À l’apparition du livre, un étudiant de Moscou assassina un prêteur sur gages dans des conditions de tout point semblables à celles imaginées par le romancier. On établirait une curieuse statistique en recherchant, dans beaucoup d’attentats analogues commis depuis lors, la part d’influence de cette lecture. Certes, l’intention de Dostoïevsky n’est pas douteuse, il espère détourner de pareilles actions par le tableau du supplice intime qui les suit ; mais il n’a pas prévu que la force excessive de ses peintures agirait en sens opposé, qu’elle tenterait ce démon de l’imitation qui habite les régions déraisonnables du cerveau. Aussi suis-je fort embarrassé pour me prononcer sur la valeur morale de l’œuvre. Nos écrivains diront que je prends bien de la peine ; ils n’admettent pas, je le sais, que cet élément puisse entrer en ligne de compte dans l’appréciation d’une œuvre d’art ; comme si quelque chose existait dans ce monde indépendamment de la valeur morale ! Les auteurs russes sont moins superbes ; ils ont la prétention de nourrir des âmes, et la plus grande injure qu’on puisse leur faire, c’est de leur dire qu’ils ont assemblé des mots sans servir une idée. — On estimera que le roman de Dostoïevsky est utile ou nuisible, selon qu’on tient pour ou contre la moralité des exécutions et des procès publics. La question est de même ordre : pour moi elle est résolue par la négative.

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