I

Il y avait plusieurs mois qu’Edmée avait quitté le couvent de Sainte-Marthe.

Quand son père était venu la prendre à l’Adoration, il l’avait trouvée bien abattue et bien triste. Elle avait beaucoup réfléchi, et un changement profond s’était opéré en elle.

Ce qui lui arrivait lui semblait incompréhensible : quelque chose se tramait qu’elle ne démêlait pas bien, mais qui l’effrayait.

Elle se sentait comme abandonnée, menacée même sans qu’elle eût pu dire à propos de quoi.

Qui lui en voulait donc, et que lui voulait-on ?

Elle s’y perdait.

Le jour où son père était venu la chercher à l’Adoration, elle avait deviné, sous ses questions inquiètes, un chagrin qu’il n’avouait pas, qu’il s’efforçait de dissimuler, mais qui se trahissait par son attitude embarrassée, son front soucieux, son regard qui se voilait par moment sous celui de sa fille.

Edmée ne l’avait jamais vu ainsi.

On eût dit qu’il avait honte ; pour la première fois, il manquait à sa franchise ordinaire.

La pauvre enfant se creusait l’esprit sans arriver à trouver une explication qui la satisfît. Et elle se demanda quel malheur le menaçait.

Elle aimait tant son père ! C’était la seule personne au monde qui lui eût jamais témoigné une réelle affection. Elle se le rappelait à toutes les époques de sa vie, bon, dévoué, aimant, l’entourant de soins, la berçant dans sa tendresse infinie.

Elle s’était habituée à être aimée ainsi ! Pour mieux dire, elle ne croyait pas alors qu’on pût l’aimer davantage ou autrement, et elle s’était abandonnée confiante en cet amour, où elle entrevoyait un avenir reposé et calme.

M. de Beaufort lui eût demandé de mourir qu’elle n’eût point discuté, si elle avait pu croire que sa mort dût aider à son bonheur.

Mais depuis quelque temps un grand trouble s’était emparé d’elle, et il ne lui fut pas difficile de voir que M. de Beaufort n’était plus le même.

Il ne lui parlait plus maintenant qu’avec contrainte ; à peine un pâle sourire effleurait-il sa lèvre. Une fois ou deux, des mouvements d’impatience lui étaient échappés, lui qu’elle avait toujours trouvé complètement placide et doux !

Que s’était-il passé ?

Le jour de son départ de l’Adoration, elle avait tenté de l’interroger ; mille questions se pressaient sur ses lèvres ; elle avait espéré un moment que son père lui parlerait de Gaston, et naïvement elle s’étonnait qu’il se fût tu sur ce point.

Un sombre nuage passa sur le front de M. de Beaufort et il enveloppa sa fille d’un douloureux regard.

— Pauvre et chère enfant, dit-il d’un ton contenu, ne m’interroge pas ; je ne puis rien te dire aujourd’hui, mais ne doute jamais de mon inaltérable affection.

— Vous savez bien que je suis résignée d’avance à faire tout ce que vous me demanderez, dût ma soumission me coûter le bonheur de toute ma vie ! Mais, en échange de cette obéissance aveugle à vos volontés, ne me sera-t-il pas permis au moins de connaître le sort que l’on me destine, afin que je puisse m’y préparer ?

— Oui, tu as raison : je te dirai tout !

— Quand cela ?

— Bientôt.

— Et en attendant, vous allez me conduire dans une autre maison ?

— Où tu ne resteras pas longtemps !

— Mais vous m’y viendrez voir ?

— Oui, oui, souvent, je te le promets ! Est-ce que je pourrais jamais renoncer à un pareil bonheur !

Edmée secoua tristement la tête.

— Voyez, dit-elle d’un accent brisé, si j’ai besoin de croire à votre amour, puisqu’il ne me restera plus que vous dans ce monde dont je vais être séparée.

M. de Beaufort la prit dans ses bras et la baisa à plusieurs reprises sur le front et dans les cheveux.

— Tais-toi ! tais-toi ! balbutia-t-il, pendant que deux larmes tombaient sur les joues de sa fille.

Celle-ci se dégagea brusquement, comme si ces deux larmes l’avaient brûlée.

— Vous pleurez ! s’écria-t-elle effrayée. Oh ! ce n’est pas moi, au moins, qui vous cause ce chagrin ?

— Non ; sur ma vie, je le jure !

— Aucun danger ne vous menace ?

— Aucun. Quelle idée !

— Mon Dieu ! c’est la première fois ; pleurer, vous ? Mais qu’arrive-t-il donc ? Par pitié, au nom du ciel, dites-moi…

M. de Beaufort lui mit la main sur la bouche. Il avait fait un effort surhumain et s’était contenu.

Il put ébaucher un sourire.

— Voyons, dit-il, ne t’effraye pas. Tu es une enfant ; je ne peux pas tout te dire, mais avant peu, je l’espère, je te confierai ce secret, qui, révélé aujourd’hui, pourrait n’être pas sans danger. Comprends-tu ?

— Je ne comprends qu’une chose, c’est que je suis prête à vous obéir.

— À la bonne heure. Eh bien ! partons !

— Où me conduisez-vous ?

— Viens toujours. Ne m’interroge pas, et ne redoute rien tant que je serai près de toi.

Edmée n’avait plus fait d’objection, et elle s’était confiée à son père.

Dès le soir même, elle entrait dans un nouveau couvent, qu’elle ne connaissait pas, dont elle n’avait pas même demandé le nom, et après avoir été reçue par la supérieure, elle se laissait conduire dans la cellule qu’elle allait habiter désormais.

Elle était comme accablée, ne cherchait à s’expliquer rien de ce qui se passait, et se sentait disposée à n’opposer plus aucune résistance. Plusieurs mois se passèrent de la sorte.

M. de Beaufort était venu souvent dans le commencement, et cela l’aidait à vivre. Il ne l’abandonnait pas et c’est tout ce qu’elle demandait.

Mais bientôt les visites de son père devinrent plus rares et plus courtes.

Elle remarqua aussi que chaque fois son front était plus soucieux ; qu’il semblait préoccupé, qu’il ne parlait que par monosyllabes, et répondait à peine à ses questions. Toutes ses appréhensions reparurent ; elle eut froid au cœur : elle s’imagina qu’elle était la cause des soucis de M. de Beaufort, et vaguement elle entrevit un abandon prochain.

Alors, son esprit s’exalta, et elle chercha à se réfugier dans un autre sentiment plus intime, plus mystérieux, le seul qui pût la sauver dans la détresse où elle se trouvait.

Elle avait à peine connu Gaston de Pradelle ; mais il n’était pas besoin de voir souvent le jeune commandant pour reconnaître en lui une nature supérieure, un esprit élevé, un cœur excellent.

D’ailleurs, Gaston l’aimait ; il le lui avait dit, et parfois, dans le silence des nuits, elle se rappelait la douceur émue de sa voix et l’éclat pénétrant de son regard.

Elle oubliait alors tout ce qu’elle avait souffert, l’isolement où elle était réduite, pour ne songer qu’à cet amour, qui lui semblait l’unique refuge où elle pût espérer la sécurité et le bonheur.

Bientôt elle n’eut plus d’autre pensée, et sa passion s’augmenta de tous les cruels soucis dont elle était abreuvée.

Il se développa même en elle, sous l’influence de cette solitude que rien ne venait plus troubler qu’à de longs intervalles, une audace de rêve qui lui communiqua des inspirations inconnues.

Ses nuits se peuplèrent de fantômes qu’elle aimait à revoir et qu’elle évoquait avec ardeur.

Elle se faisait ainsi un monde à part, où elle vivait presque heureuse.

Les autres souvenirs de sa vie s’effaçaient peu à peu, et à la chapelle, sous la douteuse clarté des lampes nocturnes, ou dans sa cellule, enveloppée du noir silence des longues nuits, elle ne songeait plus à autre chose. Les heures passaient sans qu’elle les comptât ; souvent, l’aube blanchissait les rideaux de ses fenêtres, qu’elle n’avait pas encore clos la paupière.

L’image de Gaston ne l’avait pas quittée, et ce n’est qu’aux premières lueurs du jour qu’elle se décidait à abandonner son chevet.

Ce fut là, pour elle, un dérivatif puissant aux tortures qu’elle eût endurées.

Dès ce moment, elle ne fut plus seule.

Gaston était toujours près d’elle ; elle lui parlait avec tout l’abandon d’une âme pure et candide, et formait des projets d’avenir auxquels elle l’associait, et dont la réalisation lui paraissait de jour en jour plus facile.

C’était une consolation : mais cela pouvait aussi devenir un danger ; et dès qu’elle se trouverait de nouveau en butte aux tristes réalités de la vie, il était à craindre qu’elle ne s’y brisât.

Et puis, il y avait encore autre chose qui l’eût bien effrayée, si elle s’en était aperçue.

Dans cet isolement, auquel elle se complaisait maintenant, sous l’empire de ces aspirations, dont elle ne cherchait pas à modérer l’ardeur, son amour avait pris des proportions inattendues… et elle s’abandonnait à cette pente vertigineuse, sans se douter de l’abîme où elle aboutissait.

Comment aurait-elle pu croire que ce sentiment, qui la prenait avec tant d’autorité et par tous les sens, pût être répréhensible. Il n’y en avait pas d’autre auquel elle pût se rattacher, et il la rendait si heureuse ! Qui donc eût pu la reprendre de s’y livrer tout entière !

Lui offrait-on une autre issue à la douloureuse condition qui lui était faite ?

D’ailleurs, pour tout dire, à de certains moments, elle se sentait prise du désir fou de se soustraire, à quelque prix que ce fût, au sort injuste dont elle comprenait bien qu’elle était menacée ; et en quelles mains plus loyales que celles de Gaston pouvait-elle remettre son honneur et son avenir.

Heureusement pour la pauvre recluse, Gaston n’avait point découvert encore le couvent où on l’avait enfermée et aucune catastrophe n’était à redouter ; mais les événements allaient bientôt se précipiter, et il n’était pas inutile d’établir dans quelle situation d’esprit elle se trouvait pour bien expliquer la part singulière qu’elle devait y prendre.

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