II

Un soir, Edmée se trouvait seule.

On était à la fin de mars : six heures venaient de sonner, et après le goûter la pauvre enfant, était remontée dans sa cellule.

Depuis quelques jours, sans qu’elle eût pu dire pourquoi, une tristesse indéfinissable pesait sur son esprit ; elle se sentait fatiguée de cette vie monotone qu’elle menait ; la solitude lui était lourde ; elle avait des malaises, des inquiétudes, qui sourdement s’emparaient de tout son être.

Elle étouffait sous ces murs épais et silencieux ; un besoin impérieux de mouvement et d’air la prenait ; il lui semblait qu’elle était enterrée vivante dans un cercueil étroit et qu’elle ne pouvait plus respirer.

Dès qu’elle se trouva dans sa cellule, elle courut à la fenêtre et l’ouvrit toute grande.

Il lui vint du dehors un souffle tiède auquel elle tendit sa lèvre avide, et son regard plongea dans les allées du verger.

La nuit venait peu à peu.

Des ombres transparentes flottaient indécises dans le vaste enclos, et au delà du mur de clôture elle entendait le piétinement de quelques rares passants.

Il y avait là à une faible distance, une petite maison isolée, au milieu d’un terrain vague, qui plus d’une fois déjà avait attiré son regard.

Elle était inhabitée : tout ou moins n’y avait-elle jamais constaté la présence d’aucun être humain, et les volets du premier étage en étaient toujours fermés.

Oh ! cette petite maison ! que n’eût-elle pas donné pour y pénétrer et y demeurer, ne fût-ce qu’une heure.

Libre ! être libre ! Quel rêve pour une malheureuse recluse !

Et puis, dans son imagination surexcitée, avide d’inconnu, il lui semblait parfois que cette demeure renfermait un mystère ; elle l’avait préoccupée souvent, et sa curiosité était incessamment éveillée sur ce point.

Elle resta ainsi absorbée, songeuse, tourmentée de questions impatientes qu’elle adressait aux hôtes inconnus de la maison abandonnée.

Tout à coup, elle tressaillit, et se retira de la fenêtre qu’elle referma vivement.

Elle venait d’entendre des pas précipités dans le corridor qui conduisait à sa cellule !

Qui cela pouvait-il être ? Elle n’attendit pas longtemps.

On frappa à la porte.

— Entrez ! dit-elle d’une voix tremblante.

La porte s’ouvrit et un homme parut !

C’était M. de Beaufort.

Elle courut se jeter dans ses bras.

— Mon père ! mon bon père ! s’écria-t-elle en fondant en larmes.

— Chère Edmée !… dit M. de Beaufort.

Mais il n’acheva pas : Edmée venait de se relever et avait fait un mouvement d’effroi.

— Mon Dieu ! balbutia-t-elle, je n’avais pas remarqué d’abord… Vous paraissez ému… votre main est glacée…, Qu’est-il arrivé ?

— Rien, rien !

— Ne me cachez pas… je vous en conjure.

— Remets-toi, je vais te dire…

— Il y a un malheur !

— Non.

— Un danger ?

— Peut-être.

— Ah ! expliquez-vous, au nom du ciel ! Que dois-je craindre ?

— Rien… pour toi ?

— Pour moi ! fit Edmée avec étonnement, oh ! ce n’est pas de moi que je m’occupe.

— Sans doute, sans doute, ton cœur est excellent, je le sais. C’est aux autres et non à toi que tu penses d’abord. Eh bien, tu as deviné : tout à l’heure, en descendant de voiture, comme j’allais pénétrer dans le couvent, j’ai cru m’apercevoir que j’étais suivi.

— Suivi ! répéta Edmée, et pourquoi ?

— Tu ne peux comprendre, et il faut que tu le saches cependant ; écoute : J’ai des ennemis qui, après avoir juré ma perte, ne reculeront devant aucune audace pour atteindre leur but ; et veux-tu que je te dise quel est ce but infâme qu’ils poursuivent ?

— Parlez !

— Ils ont comploté de t’enlever à mon amour, de t’arracher de mes bras, enfin…

— Quelle folie ! interrompit Edmée, en commençant un sourire qui s’éteignit aussitôt devant l’expression douloureuse qu’elle remarqua sur les traits de son père. Mais vous savez bien qu’aucune violence humaine ne triompherait de l’amour que je vous ai voué et que je vous conserverai tant que je vivrais.

— Oh ! ils ne l’ignorent pas non plus : aussi n’est-ce point par la violence qu’ils comptent procéder, et c’est bien plutôt une complice qu’ils espèrent rencontrer en toi.

— Une complice ?

— Ils l’ont déjà tenté, et si nous ne t’avions soustraite à leur redoutable influence…

— Que voulez-vous dire, mon père ?

En interrogeant ainsi, la pauvre enfant levait sur M. de Beaufort un regard où tremblait une lueur inquiète, et comme son père ne répondait pas assez vite à son gré :

— Quels sont donc ces ennemis qui ont médité un pareil projet ? ajouta-t-elle en se penchant, le souffle ardent et la poitrine oppressée.

Vaguement, elle avait été touchée par le soupçon de la vérité, et un frisson passait sur ses épaules. Il y eut un silence.

— Vous vous taisez ? insista Edmée.

— Tu ne devines pas ? répondit M. de Beaufort.

Edmée pressa son front de ses deux mains.

— Ah ! ce n’est pas de sœur Rosalie que vous voulez parler ? dit-elle après une courte hésitation.

— C’est d’elle, au contraire, qu’il s’agit, dit M. de Beaufort.

— Pauvre femme !

— Tu la plains ?

— Si vous saviez comme elle est malheureuse.

— Elle te l’a dit.

— Souvent je l’ai vue pleurer. Elle a perdu une enfant et ne s’est jamais consolée. Pourquoi vous en voudrait-elle ? Quelle raison de croire qu’elle ait eu l’idée de faire de moi une complice, quand il est question d’attenter au bonheur de mon père. Elle connaît mon cœur, je ne lui ai jamais rien caché, et puis…

— Quoi ?

— Que peut-elle tenter, au couvent, d’où elle ne sort jamais ?

— Elle s’est fait au dehors un auxiliaire actif, qui, lui aussi, a intérêt à découvrir ta retraite.

— Un auxiliaire ?

— M. de Pradelle.

Edmée ferma les yeux comme sous une sensation aiguë.

— M. de Pradelle, répéta-t-elle d’un accent contenu ; ah ! j’espérais que vous m’épargneriez le chagrin d’entendre calomnier de la sorte l’homme le plus loyal que j’aie connu.

— Tu le défends ?

— Oui, mon père ! comme je vous défendrais vous-même ; car je l’estime autant que je l’aime !…

Et comme à cet aveu son visage se couvrait d’une subite rougeur, elle secoua vivement la tête, pour chasser toute défaillance.

— Au surplus, ajouta-t-elle, je n’ai pas revu M. de Pradelle, et ne le reverrai probablement jamais, non plus que sœur Rosalie ; ils m’ont oubliée sans doute : et vous savez que l’on peut compter sur ma résignation, que je ne ferai rien qui ne soit conforme aux idées d’honneur et de vertu que vous m’avez enseignées, et que de quelque côté que vienne la violence, je saurai la repousser avec la même énergie !

Edmée avait prononcé ces paroles d’un ton résolu et ferme qui frappa M. de Beaufort.

Il tressaillit.

— De quelque côté que vienne la violence, répéta-t-il. Quelle pensée est donc la tienne ?

— Eh ! le sais-je ? et que puis-je répondre ? répliqua Edmée avec vivacité ; vous ne voulez donc pas comprendre ce que je souffre… Être ainsi seule, toujours, livrée aux plus amères réflexions… et vous ne vous imaginez pas quelles nuits je passe, dans cette froide cellule où nous sommes… et quelles résolutions folles viennent parfois m’y solliciter !

— Que dis-tu ?

— Toutes les jeunes filles que je connais ont au moins une mère qui les aime ; tandis que moi…

— Malheureuse !

— Vous voyez, j’en arrive à être injuste ; mais est-ce ma faute ? et serai-je responsable, si on me pousse à quelque acte de révolte ?

— Edmée ?

La pauvre enfant fondit en larmes.

— Non ! non ! je suis folle. Ne m’écoutez pas, dit-elle, tout ce que je dis là est insensé ; mais j’ai tant besoin d’être aimée !

M. de Beaufort ne répondit pas tout de suite.

Il allait et venait à travers la cellule, en proie à une agitation extrême, ne sachant quel parti prendre, ni à quelles paroles avoir recours pour calmer le désespoir de sa fille.

Enfin, il se rapprocha.

— Chère Edmée ! dit-il ; chère enfant adorée ! ne te laisse pas aller à ce désespoir. Je vais partir, mais je reviendrai bientôt, dans quelques jours, et je promets de mettre fin à ton chagrin. Tu me crois, n’est-ce pas ?

— Et qui pourrais-je croire, si ce n’est vous ?

— Bien, bien ; seulement, il faut te raisonner ; nous avons, je le répète, des ennemis cruels qu’aucune considération ne doit arrêter, et qui sont résolus à se faire un jeu de notre repos et de notre honneur.

— Ah ! ceux-là ne pourront rien contre l’amour que je vous ai voué.

— Eh bien, je pars rassuré. Tu es la meilleure des filles… et crois bien que je n’ai d’autre souci que ton bonheur.

Et M. de Beaufort s’éloigna, laissant sa fille plus agitée et plus émue qu’elle ne l’avait jamais été.

Machinalement, elle alla rouvrir la fenêtre pour rafraîchir son front à l’air du soir, et s’y étant accoudée, elle laissa son regard flotter indécis sur le tableau qui se déroulait devant elle.

Mais alors une sensation violente la prit au cœur et un frisson vint la glacer tout entière… tant ce qu’elle vit lui sembla étrange, ou, pour mieux dire impossible.

Devant elle, au premier étage de cette maison abandonnée qui, depuis quelque temps, attirait impérieusement son attention, les volets de l’une des fenêtres avaient été ouverts et une lumière brillait à l’intérieur.

Quelqu’un habitait là, qui venait d’y arriver et qu’elle n’avait pas vu encore.

Qui cela pouvait-il être ?

Quoique, en réalité, cet incident eût peu d’importance pour elle, cependant elle s’y attacha avec une curiosité singulière et qui la surprit elle-même.

En premier lieu, c’était une distraction, un aliment pour son esprit, un intérêt pour son désœuvrement.

Et puis, malgré elle, elle se sentait attirée par ce mystère : son cœur se prit à battre, comme si quelque chose d’elle-même eût été là ; ardemment elle se mit à regarder.

On venait d’ouvrir la fenêtre ; elle avait vu un homme passer qu’elle ne connaissait pas.

Cet homme s’était arrêté un moment, avait plongé son regard dans l’enclos et s’était retiré.

Quelques minutes s’écoulèrent.

Elle continuait de voir l’homme qui rangeait les meubles, déplaçant et replaçant la lumière, et revenant de temps à autre jeter un coup d’œil au dehors.

Ce manège intrigua Edmée.

Sa cellule était plongée dans l’ombre ; on ne pouvait la voir. Elle n’avait à craindre aucune indiscrétion.

Elle resta à la fenêtre, attendant…

Quoi ? Elle eût été bien empêchée de le dire.

Pendant un quart d’heure, aucun incident nouveau ne se produisit ; et elle commençait à s’impatienter, quand l’homme reparut brusquement à la fenêtre, se pencha de tout le haut de son corps et prêta l’oreille.

Edmée en fit autant.

Presque aussitôt le roulement d’une voiture se fit entendre.

Le bruit était lointain, mais à chaque seconde il approchait.

On eût dit que la voiture était lancée à fond de train.

Peu de temps après, elle s’arrêtait derrière le mur de clôture, et autant qu’elle pût en juger, à la porte de la maison abandonnée.

Une sueur glacée perla à ses tempes.

L’homme avait disparu avec la lumière pour aller au-devant du véhicule ; et elle écouta de toute son âme.

Il y eut alors un long moment de silence.

Mais Edmée avait l’ouïe subtile et fine, et, à travers la nuit calme, elle perçut certains murmures de voix qui, quoique bien faibles, parvinrent cependant jusqu’à elle.

On montait l’escalier de la maison en échangeant quelques paroles rapides.

Puis la chambre aux volets ouverts s’éclaira de nouveau et deux hommes y pénétrèrent.

Le premier, c’était celui qu’elle avait déjà vu – mais l’autre ! l’autre !

Elle comprima ses lèvres avec violence et étouffa un cri de joie folle.

C’était Gaston !

Elle fut obligée de se retenir à la fenêtre pour ne pas tomber, et tout son cœur fut près d’éclater.

Gaston ! Il était là, près d’elle ; il avait découvert sa retraite et venait tenter de l’en arracher.

Elle comprit bien mieux alors tout ce que M. de Beaufort lui avait dit quelques moments auparavant.

Un homme l’avait suivi, en effet, et, après avoir constaté en quel lieu il s’arrêtait, il s’était empressé d’envoyer prévenir le jeune commandant, qui accourait.

Dans l’enivrement qui l’avait surprise, Edmée ne pensa à rien autre chose et s’abandonna à la joie qui l’inondait.

Gaston ne l’avait pas oubliée ; il l’aimait encore, toujours ! et il devait tout entreprendre pour la protéger et la défendre.

Comme elle l’aima, pendant les premières minutes d’étonnement, et avec quelle ivresse oublieuse elle fût allée à lui, si elle avait pu franchir le seuil de sa prison ?

Toutefois, au bout d’un instant, une réflexion cruelle lui vint, et une tristesse inattendue lui gâta son bonheur.

D’où venait que le loyal gentilhomme avait recours à ces procédés mystérieux pour approcher de la femme qu’il aimait ? Pourquoi n’allait-il pas simplement, franchement, trouver M. de Beaufort, et ne lui demandait-il pas la main de sa fille ?

Pourquoi, enfin, ces moyens détournés, qui semblaient si incompatibles avec la nature élevée et droite du jeune marin ?

Il y avait là un point noir, dont l’ombre passa sur sa joie.

Quoi qu’il en soit, cette impression dura peu, et reprise aussitôt par l’intérêt puissant qu’éveillait en elle la présence de Gaston, elle revint vers la fenêtre et s’y pencha de nouveau.

Cette fois, Gaston était seul. Son compagnon s’était retiré.

Le jeune commandant se tenait debout à la fenêtre ouverte, et il semblait prendre la topographie du couvent.

Tantôt son regard plongeait dans l’enclos et suivait la clôture ; tantôt il s’arrêtait sur le couvent même, et en fouillait âprement tous les étages.

Edmée n’eut pas de peine à deviner ce qu’il cherchait ainsi ; du moins, elle crut que son observation se portait surtout sur les cellules où il espérait découvrir la retraite de mademoiselle de Beaufort.

Mais elle ne tarda pas à être singulièrement détrompée.

En effet, au bout de quelques minutes, elle s’aperçut avec stupéfaction que le regard de Gaston se fixait obstinément sur un autre point de la communauté, et quelque chose de bien important devait l’attirer de ce côté, car il ne prit bientôt plus aucune attention aux autres parties du couvent et même, à un moment, elle remarqua qu’il échangeait quelques signaux rapides avec une personne qu’elle ne pouvait pas voir.

Qu’est-ce que cela voulait dire ?

Que se passait-il de ce côté ? et quelle intelligence Gaston s’était-il ménagée ?

Elle en fut presque effrayée et retomba dans les mauvais soupçons que lui avait suggérés son père.

Peu après, du reste, elle fut rendue à elle-même et à toutes ses réflexions.

Gaston avait fermé la fenêtre ; la lumière s’était éteinte et elle avait entendu de nouveau le roulement d’une voiture qui s’éloignait.

Il était parti, la nuit s’était faite autour d’elle ; elle regagna tristement sa petite couchette.

Pendant plusieurs heures, elle resta éveillée et songeant.

Instinctivement, elle se reprenait à toutes ses appréhensions, et l’image de Gaston, évoquée à son chevet, ne parvenait ni à la distraire ni à dissiper ses pensées sombres.

Aussi fut-elle une des premières à quitter sa cellule le lendemain matin.

Elle avait besoin de se confier à Dieu et de le prier du plus profond de son cœur.

Elle descendit à la chapelle.

Elle était déserte à peu près et n’y trouva que deux personnes.

La sœur sacristine et une jeune femme, qu’elle avait remarquée depuis plusieurs jours et qui était venue au couvent, lui avait-on dit, pour y passer quelques semaines de retraite.

Ce n’était point là un fait nouveau pour Edmée, et elle savait depuis longtemps que c’est une coutume admise, pour faciliter à certaines âmes pieuses de se retirer momentanément du monde et de se réconforter dans le recueillement et la prière.

La jeune femme avait un moment éveillé l’attention d’Edmée ; mais elle était toujours voilée, et paraissait absorbée dans ses méditations ; elle n’insista pas, et s’était défendue jusque-là de toute curiosité indiscrète. Mais ce matin, elle ne put rester complètement calme, et dès qu’elle l’eut aperçue, elle ne la quitta plus du regard.

La sacristine continuait ses fonctions banales ; elle allait d’un pas furtif, presque silencieux, à travers la chapelle, donnant un coup d’œil à chaque objet, surveillant avec une investigation minutieuse.

Enfin, quand elle eut tout inspecté soigneusement, elle se dirigea à pas lents vers la sacristie, et disparut.

Edmée restait seule avec l’inconnue.

Celle-ci était placée à peu de distance, mais elle ne pouvait la voir qu’obliquement, et d’ailleurs le voile épais qui tombait de son front lui cachait entièrement ses traits.

Seulement, elle remarqua que depuis un moment elle ne lisait plus son livre d’heures, et qu’elle se tournait souvent vers la sacristie.

Elle en fut intriguée, et redoubla d’attention.

Mais que devint-elle quand tout à coup la jeune femme se leva de sa chaise, écarta brusquement son voile, et lui laissa voir son visage, tout en mettant un doigt sur sa bouche.

Edmée eut toutes les peines du monde à se contenir.

C’était sœur Rosalie !

Mais déjà Fanny Stevenson avait quitté sa place et venait à elle.

Edmée l’attendit droite, immobile, glacée comme une statue de marbre.

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